On s'attache puis on s'arrache

Le titre de l'exposition transpire le contemporain, boutade pour certains, référence à un manga du mois dernier pour d'autres, il montre où les jeunes artistes puisent une partie de leur inspiration, ce vaste maelström où la cartographie des limites serait sans intérêt, où le post-post modernisme s'enrobe d'un relativisme glouton.

Rémi Uchéda possède des mises à distance et des garde-fous. Les premières sont ces barres de métal qui, dans les musées, vous arrêtent avant de pénétrer la zone d'intimité de l'œuvre. Les seconds nous évitent d'involontaires et maladroites défenestrations. Ces structures imposées presque invisibles car trop présentes sont aussi celles que l'on donne à son corps et vice-versa. Elles sont définitions, en négatif, d'une trame lourde du travail plastique et dansé de l'artiste.
La première fois qu'il recouvre de scotch double-face un objet, ce sera un bureau pour faciliter les démarches d'adhésion au bureau d'adhérence. Non par amour de la tautologie mais pour savoir : comment revenir à la position initiale ? Comment la structure s'adapte quand on la colle ? Comment notre charpente osseuse se découple avec plus ou moins de souplesse de l'engluement ? L'intérêt de l'exercice réside aussi dans le champ lexical qu'il déploie : adhérence, maintien, structure, tenue, posture, appui… chargez ces mots dans votre mémoire vive et mettez en place les éléments nécessaires pour un jeu de culbuto cérébral entre vos deux lobes frontaux. Tout ce dont nous parle Rémi Uchéda peut se transposer, dans un basculement matériel/irréel, de la danse vers le formatage social.
Quelle posture adopter pour pouvoir adhérer à cette structure ? un certain maintien et l'aide de quelques appuis. Je parle de la voiture, support de la performance dansée ou d'une subite envie de communautarisme. Je ne sais plus.

Ainsi, il vous est déjà arrivé de tenir à quelqu'un, d'être accro puis quand la posture se fendille, vous vous êtes tenus à distance et, avec célérité, vous vous êtes arrachés. Il y a du style dans cet aller-retour. Il y a du mouvement aussi. Car on ne tombe pas amoureux avec le verbe aimer, on ne déteste pas avec le mot haine.
Tout juste servent-ils à décrire, exercice plus ou moins douloureux. Le soir du vernissage, ils seront quatre à préférer le danser. Gain efficace de subtilité. Une communication corporelle, une sensibilité, par nécessité, à fleur de peau. La peau, "ce tissu conscient", est avec notre axe un élément premier de la danse. Transversal par les techniques et les inspirations, ce qui se déployait sous nos yeux empruntait à différents champs et était en cela symptomatique de notre époque. Cette danse tirait des fils, au propre et au figuré : celui de la danse contact et l'improvisation réfléchie qu'elle contient, celui de l'énergie sèche de la caïpuera ou encore les projections dans le réel des connaissances acquises au cours d'une vie.

Mais comment se tient-on quand une centaine de personnes vous regardent ? On s'attrape, on se jette vers la structure. On évite de perdre trop d'énergie dans le mauvais sens. On fait avec. Contre le moins possible. Il y a des fausses routes, des erreurs sont commises. Alors on patine en chaussettes de laine sur la vitre arrière, le bras désespérément tendu vers ceux qui sont stables, le fondement collé sur la toiture de l'habitacle. Mais ces derniers ne tiennent pas en place. Ils s'attachent, ils (se) tiennent à vous, ils veulent qu'on les arrache. Enfin, cette ossature métallique est pénétrée, celle qui absorbe les chocs dans les crash test, celle qui structure la répartition de l'énergie, qui se déforme pour que vous gardiez la vôtre. Puis on quitte le tout en courant, car on ne sait jamais vraiment ce que l'on veut.

Quelles traces ? Du duveteux, de la fibre libérée de sa maille originelle, du laineux maintenant un peu crasseux. Du feutre. Le seul tissu non tissé, avec les qualités que lui donne Joseph Beuys. Des fibres que l'on foule pour qu'elles s'agglomèrent. C'est une société dont la trame n'est pas nette, juste amalgame. Nous pouvons peut-être en saisir le début mais rien ne sert de spéculer sur la fin. Cette matière compacte et enveloppante, conserve l'énergie et étouffe les bruits. Il fallait entendre la densité du silence lors de la performance. L'atmosphère se feutre, les voitures passent, bruyance en berne, le camion aussi, toute violence rentrée. Il y a lien avec l'installation de R. Uchéda à la galerie Ipso Facto à Nantes, où, décrochés de leur utilisation première, de virils haut-parleurs sont laissés au sol et susurrent, presque hésitants,…chuut, chuchuut. Et maintenant d'un doigt habile nous soulevons the store pour voir ceux qui se montrent dans cette boutique.

Quitte à sauver le monde autant le faire avec style. Le titre de l'exposition transpire le contemporain, boutade pour certains, référence à un manga du mois dernier pour d'autres, il montre où les jeunes artistes puisent une partie de leur inspiration, ce vaste maelström où la cartographie des limites serait sans intérêt, où le post-post modernisme s'enrobe d'un relativisme glouton. Un regard ironique et silencieux (mais chromé, question de style) porté sur les menaces qui troublent l'ordre mondiale : la culture idéologique du risque et l'ennui, celui de bien faire - peut-être - mais quoi ? Les cinq commissaires d'expositions nous font une proposition. Ce qui est élégant n'en doutons pas. Mais la part d'ombre de la proposition réside dans le choix de la réponse. Les artistes prennent alors le relais en faisant publicité de leur œuvre. Le lieu où se déroule l'exposition est une ancienne boutique, qui sous l'empire d'une secrète chrysalide, est devenue une galerie éphémère : The store.

La performance dansée de Uchéda n'était pas un event des années 1970. De même, un des artistes se suspend dans des endroits à la relative dangerosité mais il n'a pas pour but d'être un actionniste viennois. L'époque non plus. Ils sont nos contemporains. Julien Prévieux se suspend aussi pour s'arracher un temps à l'attraction terrestre, la fatale. Mais dans cette posture il ressemble à certains super héros, les poings serrés et le corps allongé. Deux erreurs pourtant, ses poings enserrent un support et cette verticalité réservée au décollage. En vitesse de croisière, en effet, le super héros est à l'horizontal. Mais on sait que les héros sont fatigués. La littérature contemporaine, notamment l'auto-fiction française, nous montre cette fatigue tout en nous soulageant discrètement de l'humilité. Be your own star, Julien Prévieux en montre le bras armé avec une scène estivale qui va vous faire aimer l'hiver.
Tout le monde n'a pas sa place au soleil. Installé sous un astre indubitablement noir - la gangrène de l'effet de serre à l'œuvre - vous baignez dans l'ère des loisirs à l'abri d'un parasol en cotte de maille. Avez vous déjà essayé d'être le plus blanc ou le plus gras de la plage ? ou les deux ? Mais une maigre bande côtière ne saurait nous cantonner à cette "litoralité". C'est en effet cet individualisme contemporain, non choisi, livré dès la naissance (Marcel Gauchet) qui travaille en ricanant l'installation de Julien Prévieux. Une seule partie de freesbee et les bras vous en tombent. Alors, allongé sur la serviette noire, vous suivez du doigt ce qui est aussi le tracé de votre encéphalogramme. Plat. Car allongé c'est déjà trop tard, un autre est assis dans la chaise longue structurée en fers de lance. D'un beau gothique, la signature est répétée sur la toile – Killed or Be Killed -. Il peut vous tendre la main mais c'est pour mieux lever subitement un cynique majeur.

Virginie Yassef présente différentes vidéos. Ce sont des enfants qui s'accrochent, dans un ralenti flouté, à des branches aux vertus élastiques. On craint qu'ils ne finissent par voltiger hors du cadre. Plus loin, toujours en en Chine, un ballet mécanique de tracto-pelles s'agitent dans un décors dit de "non lieu", entre carrière et grand chantier, travaillant avec rythme à combattre l'entropie que regardait couler Smithson.
Keren Amiran se demande si on peut sauver le monde en déchirant des magazines de lifestyle. Elle éclate les représentations léchées de la si chic, baignoire sur pieds Empire, elle déchiquète avec élégance du papier peint Victorien. Elle recompose le tout pour mieux exposer le feuilletage artificiel de la photo et la fausseté du décorum. Guillaume Dufresne nous voile dans une délicate broderie et dans une tautologie discrète. C'est un discours volatile dont s'empare Rémy Bosquère, en illustrant la théorie des pentes négatives initiée par Karl Popper. Dès le début nous voyons se profiler le risque, les solutions anti-ramiers impliquant, en effet, œil de l'architecte, de détruire tous les balcons. Enfin, s'il y en a une, Wolf von Kries attire notre attention sur des messages dont il a pris auparavant soin de détruire la lisibilité.

Sauver le monde implique des risques, s'exposer aussi. The Store ouvre pour un mois une boutique où rien n'est conditionné par l'acte marchand. Il propose un tremplin, stylé mais sans confort, à nos réflexions. Il nous reste à prendre en relais l'impulsion de départ.

Hugues Jacquet
Paris, janvier 2004

Performance dansée :
Rémi Uchéda travaille actuellement sur une proposition dansée qui sera présentée dans le cadre des "Hors séries", le 5 février 2004 aux Ursulines, le Centre Chorégraphique National de Montpellier dirigé par Mathilde Monnier
C.C.N. de Montpellier (Languedoc-Roussillon), Les Ursulines, Bd Louis Blanc, 34 000 Montpellier
 
remiu@free.fr   www.mathildemonnier.com

Exposition "Quitte à sauver le monde autant le faire avec style" :
The Store, 27 rue Jacques Louvel-Tessier, 75010 Paris
 thestoreparis@hotmail.com   http://perso.wanadoo.fr/thestore/
D'autres expositions sont prévues pour 2004.

D'autres informations dans le GuideAgenda
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