Une malle des Indes pleine d'un temps révolu
 
 
L'Inde réelle et fantasmée des Maharajas peut-elle nous renseigner sur l'Inde contemporaine ? Un Indien non résident, de retour à Bombay, s'expose physiquement pour faire résonner le spleen du passé et provoquer l'interrogation sur les prochaines étapes d'une société en pleine mutation.
la

représentation

vivante

d'une

Vanitas

Sir Raja III
 
Sir Raja III
 
 
La performance/installation Sir Raja III fut mise en espace pour la première fois en octobre 2002 dans le rez-de-chaussée d'une maison victorienne dans la ville de Colombus (Ohio). Un an plus tard, Nikhil Chopra répète l'exercice dans un entrepôt abandonné ; une centaine de mètres de velours rouge vous conduit à Sir Raja, troisième du nom, attablé mais sans appétit, assis mais mollement, devant un plateau regorgeant des profusions de la production humaine, fruits à maturité, nourritures en abondance et fleurs ouvertes libérant un parfum capiteux…

Il s'agit à chaque fois de rendre poreuse la frontière entre l'installation, la performance, la peinture, presque morte ou en devenir - modèle in vivo - et la photographie de nature morte. Les commissaires Joëlle Jensen et Andrea Gorddon décrivent la scène, à juste titre, comme la représentation vivante d'une Vanitas. Le travail de l'artiste fait montre de nombreuses références à l'histoire de l'art, les natures mortes de la peinture hollandaise au XVIème siècle, des thèmes romantiques qui traversèrent l'Europe au XIXème siècle, ainsi que la peinture d'Histoire, celle donnant à voir l'œuvre des grands hommes. A Bombay, Nikhil Chopra ré-endosse les habits de la lignée, soieries brodées, pourpoint en velours et brocard, plus de médailles et de distinctions honorifiques que sa poitrine ne peut en porter, et il est affublé d'un étrange chapeau, rappelant la coiffe militaire que portent les fantassins écossais. Il gît au milieu de coussins, attendant, dramatiquement d'expirer son dernier souffle… La scène est la seule éclairée d'un long espace au dernier étage d'un immeuble gothique de Bombay. Car si l'action renvoie vers l'histoire de la peinture occidentale, elle ouvre aussi différentes pistes au regard du contexte culturel indien et du rapport qu'entretient le sous-continent avec le reste du monde.
Le lien avec la peinture romantique, fortement souligné dans la série de portraits photographiques "Que vais-je faire de toutes mes terres ?", est intéressant dans le sens qu'il met en exergue une individualité qui est naissante aujourd'hui en Inde, contemporaine donc et ce dans un cadre formel qui nous renvoie à la modernité.

Les clichés sont pris par Munir Kabani et mettent en scène Nikhil Chopra, à cheval - statue équestre - devant des paysages superbes du contrefort de l'Himalaya, au cœur du Cashmire. Cet individualisme dénoncé comme gangrène de la cohésion sociale par la philosophie européenne et, à sa suite, les gouvernants du XIXème siècle est aujourd'hui un des plus grands défis qui attend l'Inde nouvelle, celle des réussites économiques et de la libéralisation entraînant aussi un élargissement du fossé entre la classe moyenne urbaine et une ruralité toujours aussi pauvre. Sous cet angle, le portrait de Raja III, les yeux perdus dans l'introspection et uniquement éclairé par un feu de camp montre cette mélancolie, alors épuisement face au défi du monde et au devenir commun.
Pour le regard étranger, la série des installations Raja III renvoie à des images d'Epinal, à une Inde qui s'écrivait au pluriel, celle où le pouvoir reposait sur un réseau de royaumes. Elle enclenche un sursaut fantasmatique pour l'Occident, l'Inde des comptoirs, du Raj Britannique s'appuyant sur les potentats locaux des Maharadjahs et des Nizam. C'est au moment de rupture, de l'apprentissage difficile de l'individualisme que la tradition semble marquer un repère parfois plus dangereux que la destination future. Ils sont nombreux ceux qui dénoncent les risques d'une nouvelle définition de l'individu qui ne serait qu'égocentrisme et dilution du lien social.
Cette dénonciation est cependant rapidement oublieuse d'une cohésion sociale, tout d'abord fantasmée au niveau national, et largement bâtie sur les castes dont le déterminisme et le fonctionnement en système permettent de consolider une démocratie qui s'étend sur un territoire gigantesque, mais aussi au mépris des aspirations propres à chacun. L'individualisme est travaillé par un pendant positif, l'épanouissement de soi. La localisation des performances, des Etats-Unis à l'Inde renvoie aussi au trajet des INR, les Indiens non Résidents, comme les classifie le gouvernement central de l'Union Indienne. Cette diaspora puissante très présente dans les pays anglo-saxons entretient un rapport biaisé à la tradition et au maintien des règles.

L'ère des Rajas n'est pas tout à fait finie, doit-elle engendrer la mélancolie ? Sans doute car les descendants et les palais aux surfaces incommensurables sont encore là, partie de l'histoire du pays-continent. Et l'on a aussi envie de répondre non, toute projection vers le futur social s'inspire du passé, mais il serait dommageable qu'il n'en soit qu'une infertile répétition. Le regard perdu de Raja III est-il mélancolie d'un passé révolu, fin d'une ère confortable pour certains ou anxiété devant les mutations en cours et futures de l'Inde actuelle ? C'est dans cette oscillation que s'entraperçoit le saut de civilisation, de la modernité à l'ère contemporaine. Le roi est mort, vive l'individu-roi ?
Hugues Jacquet
Bombay, décembre 2005

The death of Sir Raja III (live performance). Installation - performance par Nikhil Chopra, stylisme par Tabasheer Zutshi
What I will do with all this land ? (photographies par Munir Kabani)
du 23 au 25 novembre 2005, 19h00 à 22h00. The Fourth Floor, Kitab Mahal, 192, D.N. Road, Fort , Mumbai

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