Rodin, Les figures d'Eros, exporevue, magazine, art vivant et actualité
Rodin, Les figures d'Eros
 
 
Les quelque cent-soixante-dix dessins de cette exposition sont placés sous l'égide de l'un des plus beaux bronzes de Rodin : Iris, messagère des dieux. Cette aérienne déesse a été qualifiée par Judith Cladel, la jeune amie du sculpteur, de farouche figure sans tête, une figure volante, torse gonflé de vie musculaire, bras et jambes ouverts comme des ailes de vautour.1 Elle n'a probablement pas voulu voir l'essentiel : Rodin ose ici la description d'un sexe féminin avec, comme dans L'Origine du monde de Gustave Courbet qu'il connaissait peut-être, une audace et une franchise renforcées par le cadrage serré dû au caractère fragmentaire du corps. Toutefois en choisissant de redresser ce nu voluptueux et provoquant mais sans rien d'obscène, il lui donne aussi, à la différence de Courbet, un dynamisme puissant qui en fait une image triomphante de la féminité.2
image

triomphante

de la

féminité

Rodin
 
Iris, messagère des dieux, 1895
Bronze, sans doute fonte Alexis Rudier.
S. 1068 Musée Rodin, Paris
 
 
Iris se présente en tête d'un cortège mythologique de fées, ménades, danaïdes, bacchantes, cariatides et sphinges qui ont en commun d'être gracieuses et nues. Un jour, a-t-on rapporté, Rodin demanda à Anatole France :
Vous qui êtes savant, vous pourriez peut-être m'apprendre ce qu'était une Psyché ?
Et l'écrivain de répondre sans hésiter :
Psyché, c'était une petite femme qui montrait volontiers son …
Ma foi, s'écria Rodin, c'est bien comme ça que je la vois ! Et vous me rendez très heureux.3
Une autre fois, le grand sculpteur affirme d'une manière plus poétique : Le corps humain est un temple qui marche et, comme un temple, il a un point central autour duquel se placent et se répandent les volumes. C'est une architecture mouvante.4 Et lui même se considère comme le grand prêtre de ce temple où il célèbre le culte de la femme. Sa ferveur culmine naturellement au foyer central de ce sanctuaire, en cette source d'énergie qui irradie dans tout le corps.
 
 
Rodin
 
Femme nue assise aux jambes écartées, une main au sexe, ca. 1890
Crayon graphite, aquarelle sur papier crème filigrané
H. 20, 2 x L. 13
D. 4388 Musée Rodin, Paris
 
 
Il multiplie les dessins aux titres évocateurs : Femme debout au vêtement retroussé ; Femme nue allongée, maintenant les jambes pliées et dressées ; Femme nue allongée se caressant avec une main passée sous la cuisse ; Femme nue allongée, de face, les jambes ouvertes. (Ces titres sont, évidemment, ceux de l'inventaire).
 
 
Rodin
 
Femme nue assise, un pied posé de haut sur un genou, ca. 1890
Crayon graphite et aquarelle sur papier crème déchiré sur la gauche
D. 4290 Musée Rodin, Paris
 
 
Rodin ne demandait pas à ses modèles de prendre une pose, il les laissait s'ébattre librement sous son regard et il saisissait au vol une attitude que sa mémoire infaillible retenait et que sa main fixait instantanément. Tous ceux qui ont eu la chance de le voir au travail ont été fascinés par ses mains modelantes, pétrissantes, caressantes qui jetaient l'œuvre sur la feuille pendant que l'artiste avait les yeux posés sur le modèle. Ce court-circuit entre le corps regardé et le dessin naissant résultait de son extraordinaire mémoire visuelle, entraînée depuis son adolescence. À l'École impériale spéciale de dessin et de mathématiques, un maître peu commun — l'un des rares qu'il ait eu — formait à ce qu'il appelait la mémoire pittoresque. Un élève pouvait ainsi dire : Je vois mieux mon modèle en fermant les yeux.5

Les femmes qui posaient pour Rodin ne cherchaient peut-être pas spécialement à prendre des poses lascives. Le prodigieux dessinateur était aussi sensible à la grâce d'un port de bras, à la flexion d'un cou, à l'ondulation d'une hanche, à l'épanouissement d'une chevelure qu'à la vue du point central de l'architecture humaine. (Après tout, ses dessins qualifiés d'érotiques ne sont que quelques centaines dans un ensemble de plus de sept mille). Une fervente admiratrice, Valentine de Saint-Point, l'une de ces dames du monde qui venait se rouler sur sa table à modèle, a fort justement écrit : Toute impureté de pensée est laissée sur le seuil de l'atelier. Là, dans l'alchimie littéraire de la sexualité, la chair humaine est transformée en éternité architecturale.6
 
 
Rodin
 
Femme nue sur le dos, maintenant les cuisses écartées, ca. 1900
Crayon graphite, estompe et gouache sur papier crème
H. 25 x L. 32, 6
D. 6189 Musée Rodin, Paris
 
 
Rodin restera le grand-prêtre du culte de la femme, dont il n'a cessé de célébrer la beauté. Ainsi, dans son hymne À la Vénus de Milo :
Quelle secrète émotion m'envahit devant la grâce méditée de ce modèle ! Passages ineffables de la lumière à l'ombre ! Inexprimable splendeur des demi-teintes ! Nids d'amour ! Que de merveilles qui n'ont pas encore de nom dans ce corps sacré !
Venus genitrix ! Venus victorum !
7

Pour Rodin l'adoration de la femme et la religion de la nature ne font qu'un et il leur a donné une admirable expression avec la sculpture intitulée Le Christ et la Madeleine, fort heureusement présentée à l'exposition. Une vision d'érotisme religieux, amalgamant Eros à Thanatos, créée pendant une période de grande détresse, (rupture avec Camille Claudel, refus de son Balzac par les commanditaires, critiques outrageantes adressées à son Victor Hugo). Il a modelé le Christ à sa ressemblance et pris pour sa dernière consolatrice l'une des muses du monument à Victor Hugo. À sa manière irremplaçable, Rilke a décrit cette œuvre unique. Le Christ crucifié, aux bras ouverts, tel un poteau indicateur sur le chemin de croix de toutes les douleurs, se meurt sous le poids de son destin qui l'écrase comme cette pierre dressée au-dessus de lui, (une croix massive et pétrifiée). Et celle-là qui vint jadis pour joindre ses pieds infatigables, elle s'approche de lui, maintenant que le sacrifice est accompli, pour envelopper de son corps son corps abandonné et exsangue, dans un geste de tendresse tardif et insensé.8
Michel Ellenberger
Paris, janvier 2007
 
Rodin
 
Le Christ et la Madeleine, vers 1894
Maquette plâtre et bois
S. 1097 Musée Rodin, Paris

Rodin. Les figures d'Eros. Dessins et aquarelles érotiques 1890-1917, jusqu'au 18 mars 2007.
Musée Rodin, 79, rue de Varenne, 75007 Paris, www.musee-rodin.fr

1—  Judith Cladel, Auguste Rodin Pris sur la Vie, 1903, p. 88.
2—  Antoinette Lenormand-Romain, D'ombre et de marbre, Hugo face à Rodin, 2003, p. 161.
3—  Frederic V. Grunfeld, Rodin, 1988, p. 559.
4—  Judith Cladel, op. cit., p. 54.
5—  Horace Lecoq de Boisbaudran, L'Éducation de la mémoire pittoresque et la formation de l'artiste, réédition 1953, p. 28.
6—  Frederic V. Grunfeld, op. cit., p. 560.
7—  Auguste Rodin, À la Vénus de Milo, réédition, 1945, p. 16.
8—  Rilke, Écrits posthumes, traduction Michel Ellenberger dans L'Homme qui marche, à paraître.

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