Philip-Lorca diCorcia, du magazine au musée : la part du spectateur

Philip-Lorca diCorcia
Mais quelle dose







de réalité







faut-il introduire







pour équilibrer







la magie







déréalisante







de la photographie ?



L'exposition des photographies de Philip-Lorca diCorcia au Centre national de la photographie accueille le visiteur avec un travail récent : "Heads". Une série de "têtes" s'avancent de face, monumentales, découpées dans la nuit des villes par la lumière des flashs, aussi belles que des affiches de cinéma. Des gueules qui "crèvent l'écran", des héros prometteurs d'histoires exaltantes, violentes ou juste bien ficelées.

Le contexte artistique du CNP refroidit cette attente. Le spectateur reprend ses esprits et se demande ce qu'il est en train de regarder. Il se rappelle les "Film Stills" de Cindy Sherman aussi affriolants que les scénettes affichées à l'entrée des cinémas pour attirer le client ou certaines mises en scène cinématographiques de Jeff Wall. La première se prenait pour modèle et le second recrutait des figurants. Ils restaient dans le jeu et l'interprétation. Les personnages de Philip-Lorca diCorcia ne sont pas des acteurs. Ce sont des passants "trouvés" dans la rue, une insinuation du réel dans la fiction. Un glissement dans l'œuvre d'un artiste connu pour ses mises en scène photographiques et ses photos de mode, toutes absentes de l'exposition.

A ce stade, on peut se demander quels ont été les critères de sélection des œuvres choisies par les quatre institutions européennes qui co-produisent l'exposition La première phrase du dossier de presse livre la clé : "Parce qu'elles associent au style documentaire une construction complexe de l'image, les photographies de Philip-Lorca diCorcia ne se laissent pas consommer dans l'instant". Il semble donc que dans un contexte d'omniprésence des images, la valeur artistique d'une photographie se mesure à la difficulté qu'éprouve le spectateur à la "consommer" rapidement. Comment arrêter le spectateur ? En le confrontant à une ambiguïté qui déclenche chez lui un besoin d'explorer l'image. Ici, c'est l'association contre-nature du "style documentaire" et de la "construction complexe de l'image", du réel et de l'artifice, qui produit l'effet désiré. Les "Têtes" nous troublent parce qu'elles sont plus réelles qu'elles n'en ont l'air. A l'inverse, partant du "style documentaire" qu'il donne à ses photographies, l'artiste explique dans un entretien avec Denis Angus dans le numéro d'Art Press du mois de janvier 2004 (N° 297, p. 42 à 47) : "plus on détaille mes photos, plus on se rend compte que la situation n'est pas réelle". Quand ce n'est pas la fiction qui imite le réel, c'est le réel qui imite la fiction !

Les œuvres choisies pour l'exposition répondent bien au critère annoncé. Dans "Hollywood", sa plus ancienne série, Philip-Lorca diCorcia fait poser des prostitués pour le prix d'une passe. Tout est construit comme dans ses images précédentes, mais, cette fois, il fait appel à des personnages de la vie réelle, non pas à ces figurants dont regorgent les rues d'Hollywood. Pour prouver leur réalité, l'artiste se donne la peine d'afficher la date et le lieu de la prise, le nom et le tarif du modèle. Une logique d'échantillonnage qui rappelle le besoin de l'art conceptuel d'ancrer sa pensée dans la réalité.

Dans les images de rue, "Streetworks", "Two Hours" puis "Heads", Philip-Lorca diCorcia va plus loin. Il plante son trépied sur le trottoir et décide d'introduire encore plus d'aléatoire dans un travail jusqu'alors entièrement composé. Comme il le dit lui-même dans l'entretien d'Art Press, il veut voir "ce qui se produit lorsqu'il photographie des situations et des sujets qu'il ne peut pas contrôler". Il expérimente "les possibilités dramatiques du hasard".

Pour "dramatiser", c'est-à-dire théâtraliser la rue, l'artiste dispose des flashs connectés au déclencheur de l'appareil qu'il actionne au moment qu'il estime propice, à l'insu des personnes concernées. Il en résulte un effet d'arrêt sur image très cinématographique ou encore un effet pictural. La lumière extrait des individus de la masse indifférenciée des passants et les fige dans un statut d'élu à la manière de l'auréole byzantine ou du clair obscur caravagesque. Par la magie du flash, ils deviennent des saints offerts à toutes les dévotions ou les héros d'une fiction ouverte à toutes les projections.

Mais, contrairement aux héros et aux saints, les "élus" de la prise de vue restent inconscients de leur éphémère transfiguration. Absorbés dans leurs pensées, ils sont les acteurs involontaires d'une pièce qui se joue ailleurs, étrangers à l'énigme que véhicule leur image volée. Leur mise en lumière ne s'inscrit dans aucune construction narrative, sociale ou religieuse. Elle prouve encore une fois la capacité de la photographie à transformer notre vision de la réalité sans lui donner pour autant un sens. C'est au contexte de le suggérer et au spectateur d'écrire le scénario du film.

Ce rôle dévolu au spectateur est encore plus évident dans la série "A Storybook Life" éditée en livre pour l'exposition. L'alignement au mur de 76 tirages de format écran et de taille réduite, sans légende autre qu'une liste de lieux et de dates affichés dans le couloir et sans ordre apparent, reconstitue un semblant d'album de souvenirs à partir de clichés aussi bien privés que professionnels pris entre 1975 et 1994. Comme dans les scènes de rue, Philip-Lorca diCorcia laisse le spectateur suspendu à des amorces de narration qui ouvrent autant de pistes à l'imaginaire. Le "livre d'images d'une vie" l‘invite à reconstituer un fil conducteur au gré de ses propres souvenirs, de ses codes et de ses anticipations. Le brouillage entre réalité et fiction envahit la sphère privée et atteint la représentation que nous nous en faisons. Il entretient une confusion pleine de possibilités poétiques et réparatrices mais qui fait une place inquiétante au pouvoir de l'image sur la vie.

Sa démarche donne l'impression qu'après avoir éprouvé ce pouvoir dans le monde de la mode, Philip-Lorca diCorcia cherche à l'exorciser par une mise à distance du médium, une analyse approfondie de ses ressorts et un rapport différent au spectateur. Dans son entretien avec Denis Angus, il fait de la photographie de mode une sorte de repoussoir : "j'essaie de critiquer la bête avec qui je travaille. Ce monstre avec qui je partage mon lit est aussi mon sujet". La violence du rejet suggère l'existence d'une véritable dialectique de travail entre les deux sphères de l'activité de l'artiste.

Il réagit en affichant sa volonté, dans son travail personnel, d'éviter de manipuler le spectateur pour lui laisser "une grande place", "un grand espace, pour réagir non seulement à l'image mais à toutes les question impliquées par la situation". Il affirme vouloir lui permettre de se poser la question "de la situation photographique : comment le médium entre en relation avec le monde, comment une photographie reste un moment déterminé par des facteurs extérieurs dont nous sommes rarement conscients". En intégrant une certaine dose (il continue malgré tout à choisir ses situations et ses modèles) d'instantané documentaire dans un travail qui n'en visait jusqu'alors que le style, Philip-Lorca diCorcia parvient à ralentir le regard du spectateur et à l'impliquer dans la réflexion qui se joue autour de l'image. Mais quelle dose de réalité faut-il introduire pour équilibrer la magie déréalisante de la photographie ? Est-ce bien une question de dosage ?

Pauline de Laboulaye
Paris, février 2004

Centre national de la photographie, Hôtel Salomon de Rothschild, 11, rue Berryer 75008 Paris
tél.: 00 33 (0)1 53 76 12 31,
www.cnp-photographie.com
Du 14 janvier au 15 mars 2004, tous les jours sauf le mardi de 12h à 19h, le lundi jusqu’à 21h
lire aussi Philip-Lorca diCorcia par Assïa Kettani

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