"Pièces" argentiques au Théâtre de la nuit : Photographies de Philippe Mazaud

Philippe Mazaud

lumière artificielle

déréaliser

ambiguïté

théâtraliser

mise en scène

artifice

méconnaissable

Depuis leur proche découverte, photographie et électricité ont trouvé maintes fois l'occasion de croiser leur nature de démiurge : faire du réel un espace de fiction, modéliser le monde afin de mieux le mettre en scène.

Que ce soient chez Atget, Brassaï ou plus près de nous Basilico ou Thomas Struth, photographie et lumière artificielle ont contribué à familiariser le spectateur avec ce qui de l'espace urbain ou périphérique s'invente ou disparaît sous les hospices de la nuit éclairée ou du jour artificiel. Le photographe américain, Philippe Mazaud, exposé pour la première fois en France à la Galerie Anne Barrault à Paris, s'apparente à cette école de "la lumière artificielle" tout en privilégiant l'irréalité qui surgit de ces espaces déréalisés par celle-même sans qui rien ne serait donné à voir.

Philippe Mazaud

Renversement ironique de cette écriture automatique de la lumière ? ou démonstration manifeste de l'ambivalence ontologique de son propre processus technologique ? Car rien dans ses photographies noir et blanc, n'est ici artificiel, étranger à la photographie en tant que procédé optique et chimique. Long temps de pose, stabilité et piqué du moyen format, occultation même passagère de l'obturateur pour éviter l'impression non désirée de l'humain, mais une attention exacerbée au vide de l'espace, habité et construit par des noirs, des gris et des filaments de blancs d'une incandescence et d'une irradiation irréalistes. Et pourtant, juste une image photographique, rien que de la matière photographique et un regard, du temps et des choix. Alors l'éblouissement ou plutôt l'attitude médusée qui saisit le spectateur interroge le regard et favorise l'immersion. La fiction peut se mettre en place et le doute prendre la parole.

Quelles forces d'exigence mais aussi d'humilité traversent alors ces territoires argentiques pour faire du carrefour enneigé un lieu de rencontre fantastique où le soleil d'hiver se substitue à une lune improbable aux rayons diffractés à moins que ce ne soit juste un lampadaire de lotissement, planté là pour rassurer les habitants lilliputiens des maisons voisines plus proches du carton-pâte que de l'habitation de banlieue… quoique… et c'est là que la dématérialisation des choses reconnues du réel fait acte de décor théâtral comme ce mystérieux bâtiment industriel bâché d'une toile à la transparence d'un voile de tulle : rideau fictif et pourtant intriguant entre extérieur et intérieur, lieu de passage désiré mais sûrement improbable entre un montré et un caché.



Pour continuer "son" cinéma, le spectateur n'a plus qu'à emprunter cette rue à perspective centrale dont les arbres givrés nous font douter qui de la neige ou de la poussière dessinent le graphisme hyperréaliste des branchages devenus cheveux grisonnants. Ainsi, nous retrouvons-nous sur scène, face à deux buldozers auréolés d'un cercle de lumière dont on ne sait d'où il tombe si ce n'est peut-être d'une de ces "poursuites" que les éclairagistes de théâtre orientent précisément pour désigner l'acteur "mis en lumière", au sens propre et au sens figuré, celui qui donne vie et sens au texte par la parole déclamée et la gestuelle adaptée. On ne peut alors que se souvenir de cette splendide photographie d'un autre artiste américain, Harry Callahan, captant à l'ombre des gratte-ciels new-yorkais cette silhouette féminine devenue le temps d'un rayon de soleil, l'actrice principale de la 5° Avenue…

Alors, si à son tour c'est au théâtre qu'a désiré nous amener Phillippe Mazaud – photographe, lui, de la nuit éclairée - c'est au pays de l'ambiguïté qu'il nous convie magnifiquement, sans bruit ni éclat, juste avec patience et métier, mots que l'on n'ose plus prononcer aujourd'hui mais qui font encore leur preuve lorsqu'il s'agit de photographie, c'est à dire de substitution du vu à l'impressionné, du reconnu au méconnaissable, de la vie à la mise en scène, du banal à sa théâtralisation. Belle et subtile illustration de l'art comme artifice.

Michelle Debat
Paris, mars 2004

Philippe Mazaud

Philippe Mazaud, photographies du 18 mars au 30 avril 2004
Galerie Anne Barrault, 22 rue Saint-Claude, 75003 Paris,
tél.-fax : 00 33 (0)1 44 78 91 67  
www.galerieannebarrault.com

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