"Grands" Surréalistes
16 œuvres admirables à la Galerie Malingue, Paris 8ème
Galerie Malingue
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Dorothea Tanning, née en 1910, "La chambre d'amis", 1950-52
Collection particulière, Courtesy Malingue SA @ADAGP Paris 2008

 
 
Certains titres d'expositions peuvent paraître prétentieux, mais pas celui de ce séduisant accrochage. Car la galerie Malingue présente 16 toiles admirables, généreusement prêtées par des collectionneurs privés, dues aux noms plus ou plus moins connus de "l'internationale surréaliste". Belges, français, espagnols ou allemands, tous se sont frottés aux théories formulées par André Breton, grand parrain qui n'hésitera pas à rejeter du mouvement certains artistes qu'il avait pourtant célébrés auparavant. Qu'importe, tous ces peintres furent bel et bien de "grands" participants à l'aventure surréaliste, entre 1924 et 1966, de la parution du manifeste à la mort de Breton. Il faudrait même parler "des" surréalismes, tant les préceptes initiaux furent appliqués de façons aussi fidèles que subjectives. Pas de doctrine, seulement les mille et une facettes d'une pensée à géométrie variable.

Mais finalement, serait-ce le père fondateur ou ses turbulents émules qui "firent" le surréalisme ? À voir les différentes interprétations picturales dans ces salles feutrées, il est évident que l'image fait plus que traduire des mots : elle invite au voyage. Donnant à voir des mondes inconscients, la peinture fait de l'énigme son charme premier comme sa signification unique. L'ennui et la tranquillité, paysage amorphe de Tanguy, mène de la déliquescence de la matière molle aux cieux diaphanes d'un univers autre. Ce grand azur, traversé par un gris limpide, semble ne plus être de la peinture. Variante tragique de ce monde inerte, Fantaisie cosmique de Dominguez est agitée de tourbillons brumeux, où gazeux et solide sont pris dans un même mouvement centrifuge. Aucun nom, pas de moment ni de lieu ne peuvent convenablement désigner ces irruptions de l'irréel dans notre monde.

Parfois, la forme devient palpable et même identifiable, prenant l'apparence de chimères ignobles - projection sur la toile de l'inquiétude face à la gangrène des fascismes d'alors ? Les formes s'entremêlent, fusionnant en un hideux mutant qui découpe sa silhouette flasque devant un horizon morne. L'amas brun, polymorphe de La Horde, animé par le grattage d'Ernst, semble autant une seule créature aux membres grouillant de rage qu'un combat d'êtres cruels et inclassables : la technique bien connue de l'artiste se mue en une sorte d'écriture automatique qui, abolissant tout contour, mène jusqu'aux limites du difforme.

Une autre forme d'agression de la toile engendre une nouvelle espèce furieuse de monstres chez Paalen. Le fumage donne au Ciel de pieuvre cette structure flasque des mollusques envahissants, type "Guerre des mondes", grâce à l'empreinte éthérée de la bougie sur la toile - processus subtil où un phénomène physique traduit superbement une vision mentale. Dans le registre des déformations de l'humain, la palme revient peut-être à Bellmer et Masson. Du maître germanique se remarque une Tour menthe poivrée à la louange des petites filles goulues, avec sa masse inquiétante de bras tortueux s'agrippant à une colonne comme pour monter vers le cieux - et surtout, au loin, dans les nuées grises, les ruines d'un corps disloqué de fillette : on reconnaîtra là un motif cher à Bellmer, puisqu'il s'agit d'une citation presque assagie de sa terrifiante Poupée

Devant un décor cramoisi de style pompéien, toile de fond pour l'héroïne fétiche de la bande à Breton, la Gradiva de Masson se décompose dans une éruption de couleurs brûlantes et de mouvements fluides, tel un écho à la fureur du Vésuve visible à l'arrière-plan. Le temps accable ce jeune corps antique d'une décomposition inéluctable, le condamnant à devenir un vestige immobile de plus - ou bien un puissant fantasme de la femme, définitivement inaccessible ? Tendances lourdes et récurrentes, se métamorphosant dans une pièce sombre, interrogative : La Chambre d'Amis de Dorothea Tanning, épouse américaine de Max Ernst. La porte y est grande ouverte, mais rien n'invite à entrer dans cet espace peuplé d'incertitude-ni la demoiselle nue au regard éteint, ni le cow-boy nain sans tête, pas même la jeune endormie, et encore moins la sombre figure verdâtre aux allures de croque-mort ! C'est la pièce où se retire la raison, le temps que le sommeil engendre ses monstres…

À l'instar des ses thèmes, les horizons esthétiques du surréalisme ne sont pas moins hétérogènes, pour ne pas dire propres à chaque artiste. Le cas des espagnols Miró et Dali - ici représentés respectivement par le Paysage (Paysage au coq) de la collection Beyeler de Bâle (d'ailleurs exposé au Centre Pompidou lors de la dernière rétrospective parisienne de Miró en 2004) et Phosphène de Laporte - sont suffisamment connus pour ne pas revenir dessus, tant leur style canalise le potentiel expressif de l'esprit surréaliste pour lui faire suivre une voie autonome au sein de leur œuvre personnelle. Tout aussi intéressants sont les exemples d'artistes ayant emprunté à des courants artistiques préexistants pour établir les fondements d'une nouvelle forme de peinture, qui allait bientôt influencer la jeune garde américaine d'après-guerre. À cet égard, le style de tendance "chamanique" de Brauner dans sa Cérémonie délaisse quelque peu le charme absurde et énigmatique propre au surréalisme, pour un art résolument primitiviste et monumental, passant de l'inconscient personnel au mythe universel. Les affinités avec le premier Jackson Pollock sont trop manifestes pour être passées sous silence.

De façon analogue Matta, avec Le Forçat de la lumière, anticipe sur l'explosion picturale et coloriste de l'expressionnisme abstrait : ce qui reste de forme se dissout dans l'espace irradiant de clarté, transformant la toile en large surface parcourue en tous sens de tressaillements électriques ou de coulées peintes.

Et les Belges ? Terminons ce sommaire tour d'horizon par les deux éminents héraults du surréalisme dans le plat pays. Bien sûr, la star Magritte nous délecte d'un savoureux rébus, L'Aube à Cayenne, où les objets sont parfaitement définis sans pour autant donner une cohérence à leur improbable regroupement. Pareille désinvolture est à l'œuvre chez Delvaux, encore hélas trop peu connu comparé au prestige de l'auteur de La Pipe… et pourtant, quelle fascination exerce La Visite ! Ayant choqué bon nombre de pudibonds, cette toile n'a rien de si scabreux. La nudité de ses deux protagonistes, un petit garçon venant à la rencontre d'une femme plantureuse, ajoute encore au mystère si familier à l'univers de Delvaux. Par l'absence de communication entre deux êtres inconnus, le silence long et pesant ou le dépouillement de l'environnement, l'ambiance a quelque chose à voir avec les méditations métaphysiques de Giorgio de Chirico, si ce n'est que Delvaux nous joue un drame muet. Les angelots trompettistes du plafond donnent même un côté religieux à cette scène, qui passerait presque pour une variante profane de l'Annonciation.

Faut-il d'ailleurs toujours chercher "La" signification derrière les œuvres ? Voilà la question que semble poser ce genre de toile, apportant bien plus de plaisir à l'œil que de réponse au cerveau. C'est peut-être, finalement, le plus grand legs du surréalisme : au lieu de toujours trouver tel ou tel sens à l'art, contentons-nous au moins d'en apprécier l'immédiate et infinie beauté.
 
Benjamin Couilleaux
Paris, mai 2008
 
 
"Grands" Surréalistes, du 13 mars au 31 mai 2008
Galerie Malingue, 26, avenue Matignon, 75008 Paris, www.malingue.net

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