Goya, l'art et l'Histoire :
deux expositions à Madrid
 
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Francisco de Goya, Vol de sorcières, 1978
Madrid, Museo del Prado

 
 
Alors que les Français se remémorent mai 68 dans une certaine allégresse, l'Espagne célèbre le bicentenaire de « son » mois de mai de soulèvements populaires, d'une toute autre portée : celui de 1808, où les insurgés espagnols combattirent les forces armées de Napoléon. Cristallisées par la mémoire populaire autour d'actes héroïques de patriotisme, ces journées restent toujours un des moments les plus forts de l'histoire nationale moderne. D'où le grand nombre de manifestations organisées cette année un peu partout dans la péninsule ibérique, et notamment à Madrid où se déroulèrent les fameuses journées des 2 et 3 mai 1808 immortalisées par Goya. L'artiste tient une place de choix dans ces festivités, dans la mesure où il assista à un certain nombre d'événements_ Yo lo vi, ainsi s'intitule une des gravures des Desastres de la guerra_, tels que les insurrections populaires de la capitale ou bien la déshérence des habitants de Saragosse après le premier siège de leur ville en juin 1808. Deux manifestations madrilènes sont à retenir : celle, majeure, du Prado sur les « années de guerre », et une autre que la Calcografía nacionale consacre à la série complète des Desastres de la guerra.

Goya en tiempos de guerra

Plusieurs expositions goyesques récentes ont traité l'artiste à travers son œuvre graphique, laissant un peu de côté la peinture, dont les conditions de prêts sont autrement plus difficiles avec un artiste aussi insigne. Goya n'a guère bénéficié que de rares rétrospectives, forcément partielles. La recherche ne s'est pourtant pas atténuée ces dernières années, particulièrement enrichie par des découvertes ou de nouvelles interprétations permettant une meilleure appréciation d'un artiste pour le moins complexe.
Fruit de ces nouvelles avancées pour l'histoire de l'art, Goya en tiempos de guerra mêle peinture, gravure et dessin dans une approche à la fois souple et exigeante. Voilà la première raison pour laquelle l'exposition du Prado est une grande réussite, en joignant l'utile à l'agréable à bien des égards. Le parti pris du musée madrilène n'est toutefois pas de présenter autant que possible toute la carrière de Goya, entreprise aussi vaine que naïve, mais de se concentrer sur les années 1793-1820. Circonstances obligent, le parcours artistique est scandé par les bouleversements géopolitiques que connaît l'Espagne comme la France, de la mort de Louis XIII au règne de Ferdinand VII, alternant les conflits et les régimes. Ce choix, sans être trop rigide, s'avère des plus heureux : il montre combien Goya fut, durant ces années, tout à la fois peintre de cour et critique des dérives autoritaires des Bourbons ou du pouvoir napoléonien, auteur de majas blâmées par l'Inquisition et créateur de compositions religieuses pour l'Église, peintre de scènes dérangeantes comme de portraits élégants. Car_ et c'est là un des plus grands mérites de Goya en tiempos de guerra_, ce parcours judicieux permet une vision plus juste d'œuvres fort connues, tout comme de mieux apprécier la riche personnalité de leur créateur, loin d'être réductible au statut de maudit ou d'antifrançais.
La réunion de près de 200 œuvres dans un parcours chronologique équilibré, divisé en sections mélangeant les supports et les genres, permet des confrontations parfois inédites, souvent plus riches d'enseignements que des commentaires. Faut-il rappeler que le Prado est le musée possédant le plus d'œuvres de Goya au monde ? Riche de plusieurs tableaux cruciaux, ce seul noyau suffit, à la limite, à se faire une idée générale de l'évolution de l'artiste. Le musée a d'ailleurs entrepris une remarquable campagne de restauration en vue d'une telle manifestation, qui a permis notamment de redonner une meilleure lisibilité aux incontournables Dos y Tres de Mayo ou à L'Arrestation du Christ de la sacristie de la cathédrale de Tolède. Les œuvres acquises dans les dernières décennies sont aussi à l'honneur puisque sont exposés Vol de sorcières donné en 1999, ainsi que les estampes d'une édition de Tauromaquia entrée au Prado en 2002. Autant dire que le déplacement d'autant d'œuvres fait sens. Et malgré certains partis pris discutables ou quelques œuvres dont l'absence se fait sentir_ tel le Colosse, à la paternité depuis peu discutée mais qu'importe : ne serait-il pas un Goya qu'il resterait un chef-d'œuvre !_, la démonstration est dans l'ensemble très convaincante, et parfois même magistrale.

Le ton est donné dès la première salle, autour des dernières années du XVIIIe siècle. La mystérieuse crise dont est victime Goya en 1792-1793 peut être réellement considérée comme un tournant dans sa carrière, infléchissant alors vers un style et des sujets plus sombres. L'évolution n'est pourtant pas radicale, et reste même sujette à caution avec la réunion de quatre petits panneaux pour lesquels la critique reste divisée : l'atmosphère grinçante, le coloris terne et surtout les dimensions de ces tableaux incitent à les voir comme un ensemble ; mais certaines différences de styles rendent toutefois ce rapprochement un peu trop affirmé, d'autant plus qu'une partie des spécialistes tend à dater la Scène de prison du Bowes Museum du début des années 1810. Cette volonté de commencer à tout prix l'exposition avec des œuvres « glauques », dont la chronologie controversée paraît ici quelque peu ignorée, semblerait maladroite si ces œuvres n'étaient mêlées à d'autres bien différentes. Abondamment représenté, l'art du portrait est révélateur de tendances multiples et concomitantes chez Goya, encore adepte d'une manière claire dans La Duchesse d'Albe en blanc, mais imprimant sa mélancolie personnelle dans le contemporain Duc d'Albe comme dans Gaspard Melchior de Jovellanos. Ce propos se fait encore plus radical dans l'accrochage en vis-à-vis des scènes de cannibalisme de Besançon avec La Maja desnuda commandée par le favori Godoy, tableaux quasi contemporains mais que tout oppose, si ce n'est une certaine vision impressive de la chair, repoussante dans un cas et séduisante dans l'autre.
La faible part accordée aux Caprichos, la première série gravée (1799) et l'une des rares éditées du vivant de l'artiste, peut se révéler frustrante, mais on doit se rappeler combien l'ensemble a bénéficié d'études récentes et complètes. L'œuvre graphique est pourtant loin d'être en reste, et la première sélection se montre des plus originales. Deux exceptionnels paysages nerveusement esquissés à la sanguine, voisinent avec un petit portrait de Josefa Bayeu de la collection Juan Abelló : par sa mise en page à mi-corps et de profil, cette effigie de l'épouse de Goya est fortement redevable à l'estampe rembranesque de la mère de l'artiste, et s'ajoute aux témoignages de l'ascendant du maître hollandais sur Goya.

Considérées de façon plus unitaires, les années 1800-1808 se concentrent autour de portraits de Charles IV et sa cour, d'une liberté pour le moins remarquable : le génie de Goya y apparaît d'autant plus éclatant que le genre était alors extrêmement codifié, usant de formules remontant parfois à Velázquez ou Titien. Mieux encore, l'artiste concourt aux nouvelles tendances de l'art du portrait européen dans ces premières années du XIXe siècle. Prêté par le Louvre, Ferdinand Guillemardet, alors ambassadeur de France en Espagne, se démarque par sa pose à la fois noble et détendue, selon des modalités proches de David et de son entourage. L'influence française est tout aussi manifeste dans La Marquise de santa Cruz, sorte de variante mythologique sur la Maja vestida, rappelant l'art de Girodet. On serait même enclin à rapprocher Goya de l'école anglaise avec des œuvres telles que les portraits en plein air du comte et de la comtesse de Fernán Nuñez de 1803, où les époux sont représentés en pied avec beaucoup de naturel, devant un fond de paysage qui n'est pas sans rappeler Reynolds ou Gainsborough.
Mais c'est dans une autre paire de portraits de couple que Goya montre le meilleur de son acuité psychologique : ceux du favori du roi et sa femme, pour la première fois réunis depuis leur réalisation en 1800-1801. Dépeint devant ses troupes, l'intriguant Godoy apparaît dans toute sa morgue, lourdement affalé sur un tas de pierre : l'image est plutôt iconoclaste pour un portrait militaire, et l'on est loin des effigies des officiers de l'Empire peintes par Gros ! La dignité du rang cède le pas à l'emphase d'une personnalité trouble, qui sera en partie responsable de la débâcle espagnole face aux ambitions napoléoniennes. Le contraste est pour le moins saisissant avec ce chef-d'œuvre de concision qu'est le portrait de son épouse, La Condesa de Chinchón _ par ailleurs une des plus belles acquisitions du Prado ces dernières années. Là encore, Goya délaisse l'expression d'un statut social pour se focaliser uniquement sur le sentiment intérieur de son modèle, en l'occurrence la mélancolie d'une femme alors enceinte. À côté des ces portraits ambigus, mêlant l'apparat du genre au jugement de l'individu, La Famille de Charles IV prend tout son sens. Image déliquescente d'une monarchie sur le déclin, le plus ambitieux portrait de groupe jamais peint par Goya associe un vérisme psychologique impitoyable à une facture somptueuse dans la matière des étoffes ou la masse menaçante des ombres. Le peintre s'intègre néanmoins dans ce tableau, debout devant son chevalet au second plan, dans un hommage évident aux Ménines de Velázquez.

L'occupation française représente non seulement une rupture brutale dans l'Histoire espagnole, mais aussi la période la plus complexe à appréhender dans l'œuvre de Goya. Les années 1808-1814 sont artistiquement très hétérogènes, embrassant une production aussi riche et variée que les Majas au Balcon, des compositions religieuses (dont le très classicisant Saint Jean-Baptiste dans le désert récemment entré dans les collections madrilènes), des miniatures représentant des proches de l'artiste, les suites gravées des Desastres de la guerra et de Tauromachia ; ou encore des portraits pour le moins flatteurs des nouveaux maîtres de Madrid, tel le Général Nicolas-Philippe Guye de 1810, montrant que Goya ne s'isola pas de l'occupant français_ il fut même décoré par Joseph Bonaparte, qui lui maintint sa charge de peintre de cour.
On ne saurait donc reprocher au commissaire une telle diversité, de prime abord déconcertante, dans le choix des œuvres, reflétant le plus possible l'art de Goya en ces années où rien n'est simple. La dispersion des Desastres de la guerra à travers les salles de cette section se révèle pour le moins pertinente, tant cette série ne doit pas être vue comme un tout unitaire mais plutôt comme une sorte de « work in progress » où Goya projette ses craintes, ses visions et ses espoirs entre régime napoléonien et restauration de la monarchie. Loin d'être isolées, ces gravures trouvent des correspondances dans des tableaux tels qu'Attaque d'un camp militaire, où la silhouette jaune d'une femme s'enfuyant devant les soldats menaçant et le crépuscule enflammé par l'assaut des armes semblent un avant-coureur du Tres de mayo. L'absence des Vieilles (Le Temps) de Lille est par contre regrettable, alors qu'ont été réunis deux des éléments de ce triptyque cruel que l'œuvre lilloise forme avec Majas au balcon (Jeunes au balcon, I) et Maja et célestine au balcon (Jeunes au balcon, II), beautés vénéneuses superbement brossées dans leurs atours, mais appelées à la corruption physique, comme le magnifique portrait de Charles IV et sa famille cachait la fragilité politique sous une pompe somptuaire.
Cette prédilection pour la matière dans ce qu'elle a à la fois de pictural et de palpable, de magnifique et de périssable, de réel et d'admirable, n'est pas moins patente dans une production de Goya pour le moins méconnue : la nature morte, généralement datée dans les années 1806-1812, dont le fils de Goya possédait 12 tableaux aujourd'hui dispersés dans diverses collections ou perdus. Héritier de la grande tradition du bodegón, l'artiste a su néanmoins se détacher du rendu hyperréaliste du Siècle d'or pour des représentations presque pathétiques de l'animal mort, exhibé, offrant nombre de jeux de lumières et de textures malgré la morbidité. Cette réelle empathie, psychologique et sensorielle, pour le trophée de chasse annonce les Truites de fin de vie de Courbet. La référence esthétique de Goya est moins espagnole que hollandaise et, là encore, la méditation sur Rembrandt est admirable dans la Nature morte à la tête de mouton du Louvre, écho au Bœuf écorché, où chaque coup de pinceau transfigure l'aspect mou et sanguinolent de la pièce de boucherie. L'analogie avec la chair meurtrie et exposée des cadavres dans deux estampes des Desastres de la guerra (Esto es peor, n°37 ; et Grande hazaña ! con muertos !, n°39) offre, une nouvelle fois, une leçon visuelle : Goya opte à chaque fois pour un point de vue très direct, troublant par son réalisme mais qui en même temps échappe à des contingences trop précises_ la nature morte est située dans un cadre neutre, tandis que les victimes nues ne sont aucunement identifiées quant à leur statut social ou leur nationalité.

Grâce à ces approches exigeantes sans être laborieuses, les Dos y Tres de Mayo apparaissent comme un point d'orgue, exécutés au moment même où l'Espagne échappe à la tutelle française et croit en l'instauration d'une monarchie éclairée. Si de récentes recherches ont montré que ces toiles furent peintes peu après l'entrée de Ferdinand VII à Madrid (entre juin et octobre 1814), soit dans un contexte favorable à l'exaltation patriotique, Goya créa ces deux célébrissimes tableaux dans un état d'esprit dépassant largement les passions nationalistes_ et expliquant leur retentissement encore d'actualité. Non seulement les œuvres doivent être comprises comme un seul ensemble, tel un immense diptyque, mais aussi comme une synthèse picturale des thèmes développées par les Desastres de la guerra. Accrochés en face des deux toiles, un échantillon révélateur des estampes de la série prouve combien Goya dénonce de façon générale les abus meurtriers inhérents à la guerre et leurs suites funestes, sans jamais prendre totalement parti pour tel ou tel camps_ on comprend mieux pourquoi l'artiste ne fut pas disgracié en 1814 pour sa « collaboration » avec l'occupant. L'héroïsme populaire est mis à mal aussi bien dans Dos de mayo que dans Lo Mismo (n°3) où les troupes napoléoniennes sont les seules victimes, alors que le peuple espagnol devient une figure laïque du martyre dans Tres de Mayo ou Tampoco (n°36). La restauration entreprise sur les toiles de grand format, abimées_ ironie de l'Histoire !_ dans les camions les emmenant en lieu sûr pour échapper aux forces franquistes lors de la guerre civile, a permis de restituer la fougue du pinceau de Goya, impressionnant dans les ombres mêlées de sang ou le regard des victimes empreint d'effroi.

Le retour à la monarchie, avec l'avènement de Ferdinand VII, perturbe peu la complexité de l'œuvre. Bien qu'ayant été favorisé par le gouvernement français, Goya n'est nullement pénalisé et reste même peintre officiel, toujours aussi éloquent dans les portraits officiels de grand format : celui équestre du Général Palafox à cheval d'un souffle presque romantique, ou ceux en pied du Duc de San Carlos et Ferdinand VII en manteau royal dont les empâtements deviennent impressionnistes dans les brocarts. Mais l'inquiétude n'est jamais loin chez un Goya déçu par le caractère réactionnaire du régime, et sa production graphique ou picturale se ressent des nouveaux maux endurés par l'Espagne. C'est bien après la débâcle napoléonienne que se clôt la série des Desastres de la guerra, dont les dernières gravures traitent tour à tour de la précarité où vit le peuple envahi, de l'autoritarisme de Ferdinand VII et enfin de l'espérance de changements sociopolitiques guidés par la figure de la Vérité.
Le Goya « engagé » multiplie dans ses dernières années au pays les interrogations sur l'existence de traditions et d'institutions nationales séculaires. Dans la série Tauromaquia se déroulent souvent des combats d'une violence brutale, telle une fresque de la cruauté humaine. Les parallèles avec le discours et le style des Desastres de la guerra_ terminés peu avant la réalisation de Tauromaquia_ sont d'ailleurs récurrents. Ainsi Malheurs arrivés dans les gradins des arènes de Madrid, et mort du maire de Torrejón, dont le dessin préparatoire montre une foule terrifiée par un taureau dominant la composition, avant que Goya n'opte dans la première édition de l'eau-forte pour une mise en page plus radicale et dramatique, divisée entre les tribunes vides et la même foule écrasée, impuissante, sous la masse du bovidé soulevant de ses cornes le corps sans vie du malheureux. Avec le retour de l'Inquisition, un temps supprimée par les Français, Goya revient à ses charges anticléricales visant les excès de piété (Procession de disciplinants) ou les procès iniques (Autodafé de l'inquisition). Puis la lecture des œuvres se fait plus trouble dans la seconde moitié des années 1810, difficultés peut-être à mettre en rapport avec la maladie dont souffre Goya en 1819, dans les feuilles des albums de dessins (dont, par ailleurs, Homme retenant un cheval évoque irrésistiblement Géricault) et surtout dans la série inachevé des Disparates, parmi les dernières eaux-fortes avant que Goya ne pratique la lithographie avec plus ou moins de réussite technique.

La prédominance de l'art gravé dans les années 1815-1820 semble un facteur expliquant la facture assombrie des dernières commandes espagnoles, chapitre final où domine la peinture religieuse. La restriction de la palette dans ce genre, autour des gris, des blancs et des noirs aboutit même à la grisaille dans son ultime peinture royale, La Charité de Sainte Isabelle du Portugal, dont les visages en forme de masques comme sortis des Disparates ne contrarient pas le caractère proprement classique de la composition. Près de vingt ans après les fresques de San Antonio de la Florida, le peintre renoue avec la grande manière baroque, aussi bien dans Le Christ au mont des oliviers que dans les monumentaux Saintes Justa et Rufina de la cathédrale de Séville ou La Dernière communion de saint Joseph de Calasanz. Il est significatif que dans chacun de ces tableaux, des rayons de lumière surgissent au milieu des ténèbres pour matérialiser l'irruption du divin sur terre, apportant un secours céleste aux femmes et aux hommes de foi : l'effet est d'autant plus intense que la couleur noire est travaillée avec ce brio admiré par Manet, donnant une densité inouïe au matériel comme à l'immatériel. Tout à la fois hostile à l'obscurantisme et sensible aux élans mystiques, Goya se révèle presque apaisé, avant que ses teintes sombres ne prennent des accents résolument pessimistes dans la maison du sourd.

En ressortant de Goya en tiempos de guerra, on a le sentiment non seulement d'avoir beaucoup appris sans lassitude, mais aussi de regarder différemment des œuvres qu'on croyait déjà connaître. Le Prado, évitant les écueils, ne déçoit nullement et parvient même à satisfaire autant le grand public que les spécialistes : c'est le moins que l'on puisse demander à une telle institution. En bref, voilà une « réunion de chefs-d'œuvre » on ne peut plus légitime, et qui devrait même faire date.

Cronista de todas las guerras Goya los desastres y la fotografía de guerra

Comparée à la vaste manifestation du Prado, l'exposition de la Real Academia a des ambitions modestes. Elle n'en revêt pas moins une importance particulière, puisque ladite institution abrite la Calcografía nacional qui publia la première édition des Desastres de la guerra en 1863, soit bien longtemps après la mort de Goya. Tout aussi posthume soit-elle, cette série d'eaux-fortes compte parmi les premières œuvres d'art à dénoncer la guerre dans son horreur et non à l'exalter. Les précédents à cette vision négative sont plutôt rares, comme il est judicieusement rappelé : la série la plus proche de Goya, par son ampleur et son ton, date du XVIIe siècle. Il s'agit bien sûr des Malheurs et misères de la guerre de Jacques Callot, autour de la guerre de 30 ans, dont eut certainement connaissance le maître espagnol.
Néanmoins, le fil conducteur de l'exposition repose moins sur les antécédents aux estampes goyesques qu'à leur postérité dans l'histoire photographique des conflits contemporains.

Et Goya d'être peu ou prou le précurseur des reportages de guerre, qui débutent avec la Crimée en 1854-1856 jusqu'à l'actuel conflit irakien, en passant par la guerre civile espagnole inévitablement évoquée dans une série de clichés d'un intérêt moins esthétique qu'historique_ n'est pas Capa qui veut…L'analogie avec la première guerre mondiale se montre plus pertinente dans la galerie de photographies de « gueules cassées » atrocement défigurées, dont la vue difficilement soutenable rappelle le réalisme cru des cadavres démembrés de Esto es peor (n°37) ou Grande hazaña ! con muertos ! (n°39).
L'exposition se garde toutefois de donner l'image d'un Goya purement documentaire, en répartissant l'ensemble des gravures par thèmes. La distribution de la série complète des 82 estampes entre la faim, les exécutions ou l'exode, correspond finalement à l'esprit dans lequel Goya conçut la série comme une chronique intemporelle des douleurs engendrées par les conflits. Même si l'artiste fut témoin d'un certain nombre de faits décrits, difficile de rattacher telle ou telle estampe à un événement documenté. Goya ne se contente évidemment pas de décrire telles quelles les visions dont il fut le témoin_ ce qui le différencie radicalement de la photographie _, d'autant que nombre d'estampes font allusion à des scènes seulement connues de façon indirecte par Goya. Ce processus de « recréation » du réel se manifeste à travers certains codes formels, issus de Rembrandt ou du classicisme, quand Goya dépeint l'enterrement d'Al Cementerio (n°56) sous forme de Mise au tombeau ou bien le viol de Ni por esas (n°11) en s'inspirant des représentations de l'Enlèvement des Sabines et du Massacre des Innocents. Cette distanciation par rapport à la réalité apparaît encore plus clairement dans Que valor ! (n°7) et sa figure féminine incarnant l'Espagne qui combat seule et fièrement_ femme du peuple anticipant La Marseillaise de Rude ainsi que La Liberté guidant le peuple de Delacroix. C'est là une des rares figures héroïques ou positives dans une série où, Français et Espagnols, curés et anticléricaux, pauvres et riches ne sont que des victimes de la folie guerrière.
Les Desastres se distinguent encore plus des « instantanés » du photoreportage dans les estampes allégoriques clôturant la série. Non seulement le registre change, mais aussi le contexte puisque ces images visent le manque de libéralité de Ferdinand VII : dans ces Caprichos emphaticos, Goya revient aux satyres hallucinées des Caprichos avec des critiques plus ou moins voilées contre la nouvelle société espagnole, où doit finalement triompher la vérité (Esto es lo verdadero, n°82), espoir empreint de la philosophie positiviste des Lumières.

La confrontation de Goya avec les représentations des ruines et des combats de Saragosse, gravées par Fernando Brambila et Juan Gálvez, ne fait que renforcer la stature du grand artiste. Invités par le général Palafox avec Goya pour voir l'état de la ville après son premier siège (du 14 juin au 14 août 1808), les deux graveurs en donnent une image pour le moins édulcorée en comparaison avec les Desastres : les ruines, sujet très secondaire dans l'œuvre goyesque, servent au mieux de prétexte à un sentiment romantique enflammé devant les monuments ébranlés, tandis que les scènes de combats alignent les poncifs (héros saisi en pleine action glorieuse, vues panoramiques de batailles, etc), confinant l'ensemble à l'imagerie d'Épinal.

C'est dire combien la Calcografía nacional peut s'enorgueillir de posséder les planches de cuivre originales des Desastres. Une sélection d'entre elles, admirablement conservées, est présentée dans le bien nommé Gabinete Francisco de Goya. Gravées par une main virtuose mais inquiète, ces matrices révèlent dans leurs hachures nerveuses le tourment de leur auteur face à la concrétisation de ses pires cauchemars par la barbarie de l'Histoire.

 
Benjamin Couilleaux
Madrid, juillet 2008
 
 
Goya en tiempos de guerra, du 15 avril au 13 juillet 2008. Museo Nacional del Prado, Calle Ruiz de Alarcón, 23, Madrid, 28014. www.museodelprado.es
Cronista de todas las guerras Goya los desastres y la fotografía de guerra, du 20 mai au 28 septembre 2008. Real Academia de Bellas Artes de San Fernando, Calcografía nacional, Alcalá, 13, Madrid, 28014. www.rabasf.insde.es

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