Reflexions sur un démontage d'exposition "Pour de vrai ?" à Tours

Tran Ba Vang

Nicole Tran Ba Vang "Collection Printemps/Eté 2000" (vue d'exposition)

Les autres images du démontage

"Si on nous







avait dit que







c'était si cher !







Nous on







croyait que







c'était juste







des photos !"



Le décrochage d'une exposition est un moment mélancolique et beau. Un ensemble d'œuvres péniblement rassemblé après des mois de recherches et de tractations s'éparpille en un clin d'œil. Des séries recomposées, des rapprochements calculés pour construire un parcours et faire émerger un sens se défont au milieu des papiers de soie, des papiers bulle, des cartons et, pour les œuvres les plus chères et les propriétaires les plus riches, des caisses sur mesure. Chacune s'apprête à rentrer chez soi : dans la salle à manger d'un collectionneur privé, dans la salle de réunion d'une banque ou, le plus souvent, dans les réserves souterraines d'une galerie ou d'une institution.

Les œuvres sont détrônées du mur où elles régnaient comme des icônes offertes à la dévotion du public. Elles deviennent des objets, réduits à leur matérialité pure par le regard professionnel de l'emballeur qui évalue leur taille, leur poids, le degré de fragilité de leur matériau : verre, plexi, diasec, papier, alu, cadre etc. Le silence des salles d'exposition est rompu par les plaisanteries des membres de l'équipe, souvent des artistes au demeurant. Emballeurs accrocheurs par intermittence et plasticiens quand ils peuvent, ils assument la double nature, matérielle et iconique, de l'art comme ils assument leur double existence. Rester à proximité des œuvres, que ce soit pour les regarder ou pour les manipuler, qu'importe, ne pas les quitter des yeux.

L'exposition de photographies et de vidéos "Pour de vrai ?" présentée au château de Tours dans le cadre du festival Images au Centre 03 a distillé jusqu'au bout son lot de surprises et de paradoxes. La commissaire, Aline Pujo, conservateur de la collection NSM Vie/ABN AMRO, avait réussi le tour de force de réunir en l'espace de trois mois plus d'une centaine d'œuvres de qualité dont quelques unes inédites et beaucoup de grands noms. Le titre en forme de défi mettait l'accent sur le rapport au spectateur. Tablant à la fois sur sa crédulité et sur son sens critique, les œuvres choisies visaient à le séduire tout en le mettant en garde contre les dangers de l'illusion. Réactualisé par les progrès du numérique, ce thème - aussi ancien que la photographie elle-même - a trouvé un véritable écho chez les artistes comme dans le public.

Dês que l'équipe arrive, tout va très vite. Certaines pièces résistent plus que d'autres à l'épreuve du décrochage. Elles se laissent manipuler avec grâce et prennent dans ce contexte chaotique une poésie et un sens nouveaux.

Les trois clichés de la Geneviève de bronze de Kiki Smith, rassemblés au pied du mur, mêlent leurs épidermes de métal comme s'ils tentaient de recomposer le corps fragmenté de leur modèle avant de rejoindre les appartements de leurs propriétaires respectifs que leur ambiguïté continuera à troubler dans l'intimité de leur salon. En fin d'après-midi, une lumière oblique projette la silhouette d'une fenêtre XVIIe à petits carreaux (doublées de protection anti UV comme il se doit) sur des rangées d'ouvertures modernistes photographiées par Thomas Ruff. Deux salles plus loin, une autre fenêtre visite la pupille monumentale d'un portrait superposé du même artiste.
Dans la section intitulée "Enigme du réel", de grandes caisses plates attendent comme des cercueils les "Lumières" de Jean-Marc Bustamante. En descendant de la cimaise, l'image transparente d'une salle de classe fantomatique passe doucement devant la fenêtre où pend un anorak rouge. Dans la salle des "Fictions d'autoportraits", les trois Cindy Sherman volés quelques semaines plus tôt laissent un vide au mur. Malgré leur petit format, leur grâce expérimentale faisait contrepoids aux quatre figures hiératiques et inconfortables d'Inez de Van Lamsweerde et de ses proches de la série "Me". Depuis, l'ego envahissant de l'artiste hollandaise règne en maître sur la pièce malgré le papier de soie dont on les recouvre en attendant l'emballage.
D'un hiératisme moins impérial mais plus mélancolique, les mannequins géants de Valérie Belin se grillagent des bandes de scotch bleu électrique destinées à empêcher le verre de se briser en éclats. De haut en bas, de gauche à droite, dans un bel ensemble rythmique, les hommes couvrent ces grands visages tristes de raies marines et de carreaux vichy sans parvenir à les rendre moins intimidants. La descente de la grande Chambre – "Zimmer"- de Thomas Demand donne lieu à une chorégraphie d'un autre type, celle des portements de croix. Le "Lieu fictif" construit par l'artiste à l'aide de cartons peints se voile de papier bulle transparent comme s'il retrouvait sa nature d'origine. Quand aux fesses culottées de peau de Nicole Tran Ba Vang, les hommes les ont laissées pour la fin.

Il était une artiste dont la place restait incertaine et qu'on avait isolée dans la cage d'escalier. Le vol des Sherman et le démontage de l'exposition ont donné tout son sens à sa présence. Depuis les années 70, Louise Lawler, une des figures du post-modernisme américain comme Cindy Sherman, photographie des œuvres d'art dans leur contexte : au musée, chez des propriétaires privés, en salle de vente ou en transit. Elle les saisit au cours de leur existence d'objet et lève un voile impudique sur les coulisses du monde de l'art. Son regard critique révèle les stratégies déployées par les institutions pour manipuler le public et garantir la valeur iconique et marchande de l'art.
Les trois photographies identiques de Lawler présentées à l'exposition de Tours montraient un mobile de Calder couché sur la table de restauration d'un musée américain. Chacune encadrée d'une couleur différente se présentait comme une œuvre distincte : "Black frame forest" ; "Blue frame forest" ; "Grey frame forest". Les cadres noir, bleu et gris suscitent le doute : ces œuvres sont-elles semblables ou différentes ? La question renvoie avec ironie, à celle de la valeur de tirages photographiques dont on sait qu'ils sont indéfiniment reproductibles.

La vision fugitive de ces images manipulées par des mains gantées de blanc aurait pu faire l'objet d'une image de Lawler elle-même. L'étiquette prête à coller sur l'emballage met à égalité visuelle le nom de l'artiste et celui de son propriétaire. Il ne manque plus que la valeur d'assurance pour compléter la fiche signalétique. On s'apercevrait alors qu'elle est identique à celle des Sherman dérobés. Récupérée par le marché, Lawler semble prise à son propre piège et pourtant la question qu'elle pose reste entière. Le regain de fréquentation causé par le vol des Sherman témoigne de la profonde équivoque dénoncée par l'artiste américaine. Comme l'exprime un des gardiens du château d'un air désolé : "Si on nous avait dit que c'était si cher ! Nous on croyait que c'était juste des photos !".

Texte et photographies : Pauline de Laboulaye
Paris, décembre 2003

Louise Lawler

Louise Lawler, "Black Frame Forest", 1999, collection groupe Lhoist (détail)

Les autres images du démontage

Remerciements aux galeries:
- Galerie Xippas, 108 rue Vieille du Temple, 75004 Paris, Tél: 01 40 27 05 55 (V. Belin et P. Ramette)
- Galerie Anne de Villepoix, 43 rue de Montmorency, 75003 Paris, Tél: 0142 78 32 24 (W. Niedermaÿr)
- Victoria Miro Gallery, 16 Wharf road, London R1 7RW - G-B, Tél: 44 (0)20 7336-8109 (T. Demand)

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