Jean-Christophe Nourisson - Journal de bord d'un plasticien en Chine
novembre - décembre
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Beijing, 11 novembre


Arrivé ce matin à Beijing chez mes amis Yin Qi et Mao Mao Chen sans lesquels je n'aurais peut-être jamais mis les pieds en Chine, nous filons vers leur nouvel appartement. Je suis déjà en ébullition à l'idée de découvrir l'un de ces nouveaux quartiers en construction. Ils viennent d'aménager voilà deux mois derrière le quatrième périphérique, dans le nouveau quartier de Shaoyangchu. Il y a 5 ans ce n'était que des champs, aujourd'hui se dresse une nouvelle forêt. La plupart des bâtiments sont signés par des équipes néerlandaises ou allemandes, on pourrait se croire à Rotterdam.
Ils habitent au dernier étage. Les grandes baies vitrées découvrent la Skyline en chantier. Au pied de l'appartement, la fondation d'une nouvelle tour.
Nous partons pour le centre ville, ils veulent me montrer le dernier magasin de design. Sur la route je redécouvre la ville que j'avais parcourue quelques mois plus tôt. Beijing se développe à une vitesse incroyable. L'échelle nous est inconnue en Europe. Le monumental est assumé sans complexe, et parfois l'architecture est monumentalement vulgaire. Une vulgarité assumée dans sa bêtise a au moins le mérite de faire rigoler. Il faudra que je creuse mais entre l'austérité mao-stalinienne de la place Tiananmen et les constructions contemporaines il semblerait qu'une légère décrispation soit en cours.
Beijing, la lumière jaune très intense. Le smog presque axphixiant donne un relief sensitif à cette ville. Reconnaître les villes à leurs odeurs. Le smog c'est comme le vin, il y a des lieux et des années, celui de Beijing envahit le fond de la gorge et l'arrière palais. Il provoque un léger picotement, acre.
Le magasin de design occupe trois étages d'un bâtiment flambant neuf, ça s'appelle Design Gallery. Une luxueuse marque italienne présente ces dernières créations de mobilier et luminaires. Minimal, technologique et ultra cher. La soif du nouveau n'aura pas de limite. No comment.
Plus tard, ancien resto du parti…


Beijing, 12 novembre


De la terrasse de l'appartement, un petit jardin paysagé occupe la cour intérieure. Vu d'ici, du 11ème étage de la cité Yangguangchadong, c'est une composition abstraite assez complexe. Régulièrement, deux silhouettes en uniforme en font le tour au pas. C'est assez surprenant car visiblement il n'y a rien à garder, même le jardin d'enfants avec ses jeux en plastique est vide. Les couples qui vivent ici n'ont pas d'enfant.
Les boulots les plus improbables sont assurés par les plus pauvres, comme ces dames coiffées d'une toque qui les fait ressembler à des infirmières et qui, dans les rues ramassent mégots et petits papiers. Le calme olympien de ce jardin contraste avec la frénésie du chantier de l'autre côté de l'immeuble. Je n'en crois pas mes yeux, les ouvriers ont achevé dans la nuit un baraquement de chantier de deux étages en brique. Hier soir, ils posaient les premières pierres et ce matin il finissent de poser le toit et de lisser les enduits extérieurs.
Je file pour la China Art Gallery. Là, expo d'un collectionneur d'art contemporain chinois. Une expo vidéo et photo. Je croise des œuvres qui ont déjà circulé en Europe et ailleurs. Mais il y a de belles surprises avec des vidéos inclassables, entre Nicolas Moulin et Tarkowsky. De fortes influences de l'underground New-Yorkais des années 70, journaux intimes, ballades psycho-géographiques.
Côté photos par contre, c'est une complaisance dans le "faire artistique" qui domine. Le bidouillage Photoshop a fait presque autant de ravages que dans les écoles d'archi européennes. L' expo méritait largement le détour.
Dans les salles suivantes, c'est une autre histoire, contemporaine elle aussi. Peintures et encres réalistes vantant les mérites de la civilisation. Ponts enjambant gorges et montagnes, ouvriers acclamés par les minorités mongoles, tibétaines en costume traditionnel. Je me dis, sans trop savoir et sans vouloir trop en savoir, qu'il doit s'agir de vieux profs à la retraite dans les coins paumés de Chine. Après tout, il existe en Europe le même type de sous-produits, peut-être moins marqués idéologiquement, mais qui perpétuent les mêmes valeurs artistiques, Lavier pourrait en faire une énième peinture des Martin et Jeffrey Shaw, un cabinet d'adolescents psychotiques.
Je me perds dans les quartiers autour de l'université en cherchant la fondation d'Arthur Sackler, qui finit par m'échapper.
Le vibrato de la ville la nuit est fascinant, je ne vois rien autour du paysage.
Beijing, 13 novembre


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Passage au 798, cette fois-ci plus de chance qu'en avril, tout est ouvert.
Overdose de peinture, ironico-naïve comme on en trouve aux quatre coins de la planète, nihilisme bas de gamme. Certains de ces peintres ont atteint des cotes incroyables.
De belles surprises avec une expo d'une jeune artiste de Shanghaï qui présente 4 vidéos interactives. Mais, il s'agit d'autre chose que du petit plaisir régressif d'avoir activé le dance-floor. L'artiste nous met dans la position inconfortable de maître et d'esclave de l'image sans trancher et c'est ce qui en fait tout l'intérêt. Dans la dernière un très beau plan sur un vidage de chiotte en font une œuvre prometteuse.
Dans une autre galerie, 4 pièces vidéos d'Acconci, Kelley, Oursler et Paik. Condition de visibilité un peu trash, mais deux pièces historiques que je n'avais jamais vues. A la galerie Millenium (une des plus réputées de Dashanzi), une expo de Chen Zhen qui réunit des pièces que l'on a vues au Musée d'Art Moderne et au Palais de Tokyo avec en sus de magnifiques dessins préparatoires. Passeport Bitte! J'éprouve un profond respect pour cette œuvre d'une vivacité absolue.
Départ pour Feijacun, l'un de ces villages d'artistes disséminés dans les banlieues abandonnées ou en stand-by d'opérations immobilières.
Un alignement d'ateliers en briques parcourus de plusieurs rues non carrossées me font penser à un ancien Kolhkose, plus d'une centaine d'artistes vivent ici.
J'y ai rendez-vous avec Laetitia Gauden une bretonne exilée en Chine, qui a monté une galerie et une résidence d'artistes.
Ca s'appelle Imagine Gallery et elle m'a invité avec mon amie Claire Maugeais à faire une expo à la rentrée prochaine.
Je croise Laetitia à la sortie de la Galerie, nous filons chez un peintre, comme beaucoup il est à la recherche d'une facture, qui serait sa marque de fabrique. Des vues d'autoroutes la nuit traitées à la manière d'un Salomone mais sur toile et sans ironie conceptuelle.
Nous repassons à la galerie et évoquons l'idée d'intervenir dans et hors les murs dans le centre-ville. Il faut que le projet avance mais l'idée n'est pas pour me déplaire.
Nous sommes invités à un apéro-vernissage dans une autre galerie du village. Un Monsieur d'une soixantaine d'années nous y reçoit, c'est le propriétaire de la galerie, sont exposées des céramiques et des encres qui n'ont rien à voir avec ce que l'on trouve habituellement dans ce registre, tout est de très bonne qualité. Il y a aussi une toile d'un artiste entre Le Groumellec et Kiefer. Un petit groupe de gens, Suédois, Anglais, Péruvien, Chinois, ils sont artistes, attaché culturel, historien. Le sculpteur Péruvien me glisse à l'oreille qu'en Chine, on apprend par la copie.
Je repense à un texte de Jean-Marie Shaeffer, qui m'avait marqué voilà quelques années, il y était question des arts du feu au Japon. Considérés à certains moments de l'histoire comme le summum de l'art. Les contours des arts dits mineurs vacillent. Ils sont fonction des espaces culturels dans lesquels ils apparaissent. Il semblerait qu'en Chine persistent des expressions qui rivalisent culturellement. Permanence et impermanence cohabitent comme deux faces d'un espace bipolaire.
Ai-je les clés pour apprécier une céramique comme un porte-bouteille?
Beijing-Kumming, 14 novembre


Il y a déjà tant à dire, les images tombent. Celles qui habitaient l'imaginaire.
Le centre-ville de Beijing n'est ni celui de Mexico, si bien approché par Francis Alys, ni celui des capitales européennes. Avec ses six périphériques, elle est une planète à elle seule.
Je ne connais pas la croissance démographique de Beijing, mais je sais qu'à Shanghaï cela tourne autour de 800000 nouveaux arrivants par an et celà depuis plusieurs années. Chaque année l'équivalent d'une ville comme Marseille doit être construite.
Koolhaas disait qu'un cabinet d'archi Chinois doit être 1000 fois plus performant qu'un cabinet européen. Etant donnée l'urgence à laquelle il faut répondre, je suis assez admiratif du niveau atteint, tant sur les objets architecturaux que sur le traitement urbain.
Il n'est pas besoin d'aller très loin des centre-villes français pour découvrir des pans entiers de territoires sur lesquels nous n'avons aucune leçon à donner.
Les politiques de développement des villes sont aussi dramatiques en France qu'ailleurs. L'actualité terrible qui parvient jusqu'ici, me le rappelle cruellement. La "gestion" des expressions violentes de mécontentement opérée par ce gouvernement incapable n'est pas sans rappeler d'autres matages insurrectionnels. Les entreprises ayant des intérêts dans le programme de développement du parc pénitenciaire peuvent se frotter les mains.
Je vole au dessus d'une mer de nuage, au loin comme un gouffre, dans ce desert blanc. Je plonge sur Kumming dans la province du Yunnan au sud-est de la Chine.



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Kumming, 15 novembre


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Ville moyenne de six millions d'habitants. Capitale de la province du Yunnan. Zone frontalière du Laos, de la Birmanie et du Viet-Nam. Province chargée d'histoire.
A première vue, l'histoire et les histoires s'absentent derrière les écrans géants qui balancent non-stop les images de clip publicitaire. Cette ville à la façade reconnaissable, interchangeable de n'importe quelle cité.
Le centre est littéralement hérissé de gratte-ciels. De dimensions moins conséquentes qu'à Shanghaï ou Beijing, mais ça a de l'allure.
Je ne sais pas à quoi est dûe la fluidité du parcours, la qualité du déplacement piétonnier dans ces villes, mais c'est un vrai bonheur. Je pense qu'il y a une grande maîtrise des flux (le contrôle). Les dimensions des trottoirs, des voies sont bien pensées. Je ne rencontre pas cette aberration européenne qu'est l'éternelle rue piétonne, et ses quartiers mortels passé 21h.
Il reste des bouts de vieille ville soigneusement grignotés par les pelleteuses. Rien n'indique comme pour les Hutong (habitat traditionnel à Beijing) qu'il y ait quelque intention d'arrêter le massacre.
Je passe au musée de la province du Yunnan. Je dois être un des seuls visiteurs de la matinée, les gardiens casqués sont endormis devant un minuscule poste de télévision.
Une salle est réservée aux tambours de bronze, des pièces archéologiques dont certaines remontent au 4ème siècle avant J.C.
Au parc Cuihi Gongyuan, je trouve les vieux qui jouent au majong sous les bambous, de la musique traditionnelle et un couple qui chante des airs d'opéra (post-card). Mais, s'il fallait trouver un équivalent ce serait plutôt le parc de la Courneuve version asiatique. Des pédalos pourris en vague forme de bagnole naviguent sur les eaux stagnantes. Il y a beaucoup de monde et l'ambiance est plutôt à la rigolade. De jeunes couples se jaugent tendrement devant un étang de lotus en décomposition. Une dimension esthétique intéressante qui a peut-être à voir avec l'éloge de la fadeur de François Jullien.
A quelques pas de là, le temple bouddhique de "La compréhension de toute chose" Un vrai programme!
Passé le portique les bruits s'éloignent.
L'ordonnancement des pavillons s'étage perpendiculairement à un vallon. Fondé sous les Tang (618-917), il a été reconstruit au 14ème siècle. Le plan original a été conservé.
Eau et feu, des brûle-parfums et des dalles régulièrement et savamment arrosées confèrent à ce lieu une dimension spirituelle, toujours vivace après 50 ans d'autocritique.
On vient discuter amicalement avec les statues.
Kumming, 16 novembre


Kumming est construite sur les bords du lac Dian. Les monts de l'ouest qui surplombent le lac en marquent l'extrémité sud. Je m'y rends en bus, c'est à une quinzaine de kilomètres du centre ville.
Il y a deux sortes de bus. Les plus chers et les bus privés, souvent en piteux états et en surcharge permanente, mais très sympathiques. Outrepassant la limite de la légalité en ce qui concerne le nombre de passager, cela nous contraint à un jeu de cache-cache à chaque passage devant la police. Les rangées du milieu devant s'accroupir, voire s'allonger au plus près du sol, ce qui ne manque pas d'animer joyeusement l'escapade. Ces bus suivent des itinéraires assez tortueux, permettant de découvrir d'autres aspects du paysage urbain. Souvent les rues sont spécialisées dans une activité de transformation. Là, le métal, puis la rue des pompes, des meubles en bambous, de l'électronique et la meilleure c'est la rue des lions et dragons en pierre de taille. Des blocs de 3 à 4 mètres cubes alignent toutes les étapes de dégrossissage.
 
 
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Ces monstres de pierre vont se retrouver invariablement aux quatre coins du pays devant les sièges des grandes compagnies, China Telecom, China Construction, Bank… Les périphéries sont toujours ce qui alimentent la face raisonnable des villes, c'est là que la matière est transformée. Derriere ou devant, c'est le monde que l'on partage, celui du virtuel absolu et des flux.
Je me suis toujours passionné pour la périphérie.
En montant sur les Monts la vue s'élargit, le regard se fait icarien. D'ici l'on pourrait se croire sur le plateau, de sinistre mémoire, de Vitrolles face à l'étang de Berre. Bassin industriel vu depuis les temples TaoÏstes arraché à la montagne (les temples sont accrochés à une falaise de calcaire abrupte). Dans l'un des temples, une photo de la reine d'Angleterre attablée à la terrasse de l'un des pavillons en compagnie des autorités chinoises, ça date des années 70 et le cliché a un petit côté Paris-Match. Le detail : un buffet super Zen , trois bouteilles: Coca, Sprite et une bouteille d evian. Qu'est-ce que la reine Elisabeth a t-elle bien pu venir faire ici ? D'ailleurs elle n'est pas la seule célébrité à y être passée, comme en atteste les autres clichés figurant les visites respectives de tous les dirigeants chinois depuis Mao et de personnalités étrangères. La réponse est peut-être dans mon guide de voyage. Nous sommes à Longmen (la porte du dragon), une allégorie connue de tous les fonctionnaires qui aspiraient à des charges importantes. On évoquait alors la carpe (le candidat), qui sautant par dessus la porte allait devenir dragon (puissant fonctionnaire). L'ascension à la porte étant également une allégorie de la voie vers le ciel ; faut-il y voir quelques malices à amener les hôtes de marque ici ? Je redescends par deux temples magnifiques. Dans l'un d'eux le jardin n'a rien à envier à ceux de Suhzou (les plus fameux du pays).
Le voyage commence, je décroche. Je me laisse absorber par le vert presque fluo des pierres moussues, par le rythme cinématographique de l'architectonique des jardins. Le retour en bus est encore plus foklorique qu'à l'aller. On s'amuse de ma présence. Il est vrai, qu'un occidental ne peut pas voyager autrement qu'en taxi ou en Pullmann.
Kummimg - Shilin - Kumming, 17 novembre


Je redoute un peu la visite, mais il y a un tel raffut autour, que cela en vaut peut-être la peine. L'arrivée sur le site vaut le coup d'œil, c'est un peu comme l'arrivée au parc Asterix, du moins tel que je me l'imagine.
Un plateau calcaire érodé à l'extrême, laissant au fil des temps géologiques une forêt de pierre (Shilin). Un ensemble de pics dentellés aménagé en parc d'attraction. Ici, c'est un peu la perversion absolue de la philosophie du jardin chinois, qui comme tout jardin digne de ce nom est cultivé.  Je découvre au bout de deux heures passées en compagnie des hordes de touristes, que le parc n'est pas vraiment clôturé et qu'il y a moyen de se tirer. Sur la route, j'aperçois les champs en culture, travaillés à la houe ou au motoculteur, dans le meilleur des cas, parfois transformé en camion. C'est l'occasion de découvrir le petit village qui alimente en marchandises de toutes sortes, les échoppes bordant la rue d'accès au parc. Les maisons sont construites en terre. A l'intérieur dans de miniscules réduits, on taille, sculpte, coud, tisse, des objets, gadgets et autres produits qui ne manqueront pas de donner une petite touche ethnique aux intérieurs citadins.
Je croise quelques poules et un cochon bien en chair.
Je retrouve la belle sensualité de Kumming et me fait recoller un pivot dans un cabinet de prothésiste qui a vitrine sur rue, 4 euros.
Où est la limite du parc ?
cf. voir Agamben, La communauté qui vient et Sloterdijk : Le parc humain
 
 
Kummimg, 18 novembre


Break, épuisé par la journée d'hier.
 
 
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Kumming-Lijiang, 19 novembre


Départ pour Lijiang. Le petit vol d'une heure me dépose sur un plateau d'altitude à 2400 m.
A la sortie de la navette une femme me propose une chambre, mais je décide de filer dans le centre ville. J'y trouve un petit hôtel face à la vieille ville. je comprends très vite qu'il s'agit d'un beau morceau. Le site est superbe et la vieille ville est en l'état. Elle a été classée au patrimoine mondial de l'Unesco après le tremblement de terre de 1996, qui a détruit une bonne partie de la ville excepté le cœur historique. Et pour cause : une pierre en marbre très dure assure l'assise et l'ossature des bâtiments en bois, généralement peu élevés et ajoute ce qu'il faut de souplesse à ces bâtisses.
En pénétrant dans les rues je devine la diversité du système hydraulique. Alternent canaux, ponts, fontaines, bains et lavoirs : "le gros encrier" porte bien son surnom. Dans un café, un chanteur à texte, une star locale, me demande de lui traduire de l'anglais en français, ça donne un truc entre Camille et Carla Bruni. Ils sont plutôt sympas avec leurs beaux visages d'enfant des steppes. Cool man !
Le jour tombe, la température chute. Dans l'une des rues séparées par un petit canal de 2 mètres de large, face à face les restaurants et cafés. Il y a foule, les bruits montent. Puis un attroupement, là, d'un bord à l'autre on se lance des joutes chantées. Apparemment très drôles car tout le monde est plié en quatre à chaque reprise se terminant invariablement par un : Yazo, Yazo… Yayazo !
Lijiang, 20 novembre


Ce matin le ciel est clair comme il peut l'être en altitude. Au loin la montagne du Dragon de Jade (5596 m). Je marche jusqu'à l'étang du dragon noir. Paysage de carte postale : les arbres aux couleurs de l'été indien, ponts, pavillons et le yulong shan qui se mire dans les eaux limpides.
Je passe à l'institut de recherche de la tradition Dongba. C'est délirant, on dirait un parc d'attraction abandonné. C'est pourtant ici que sont conservés 5000 manuscrits de la dernière écriture hiéroglyphique. La traduction et la conservation de ces manuscrits ont été placées dans le programme prioritaire des actions de l'Unesco. Il reste trois vieux chamans, détenteurs du savoir qui assurent la tâche. Au bout du parc un nouveau musée est en construction. J'espère que les fonds iront au bon endroit et aux bonnes personnes car pour le moment, on officie dans un grand dragon bleu en ciment peint. J'y croise une petite fille et sa mère absorbée par les paroles chuchotées du chaman. Malgré le délabrement apparent, il y a quelque chose de très fort qui circule.
De retour en ville, je me régale de fromage de chèvre rissolé dans l'huile et de brochettes de yack.
Mao trône fièrement sur la place, en face du centre culturel d'échanges inter-ethniques.
Je croise une fille émoustillée par l'achat de son billet, qui me persuade de faire de même. C'est une belle salle de spectacle des années 1970. Les musiciens Naxis prennent place. 10 minutes de musique traditionnelle, plutôt pas mal, mais visiblement la salle comble en a pas grand chose à faire, ça discute et s'invective. Puis, un silence relatif s'installe. Force de costumes clinquants, de poursuites lumineuses et d'effets spéciaux. C'est délirant, 1h30 de spectacle digne des meilleurs péplum censés retracer la cosmogonie d'une vingtaine d'ethnies présentent au Yunnan. La performance est excellente, négation, mise au pas, interprétation hasardeuse et idiote. Culture contre culture.
Plus loin au dehors, les trappeurs descendus des montagnes vendent des peaux de bêtes.
21 novembre


Je prends le bus en compagnie de deux couples, deux vieux et un gros Taïwanais. Nous passons derrière le Yulong Shan pour une petite marche à 3900 mètres jusqu'au Saut du Tigre dans les gorges du Jinsha Jiang.
La végétation quasi tropicale à cette altitude est surprenante. Il paraît que les botanistes se sont régalés dans cette région. Le monstre coule, en bas, chargé de lumière. Les rives luxuriantes s'étagent pour laisser place au désert glacé des cimes. Large comme la Loire au niveau de Tours, il se resserre peu à peu et tant qu'à l'endroit nommé la légende raconte qu'un tigre pourchassé le franchit. Le long du sentier, les sentinelles en uniforme se les gèlent à l'ombre de la gorge.
Sur le chemin du retour, on m'offre un alcool puissant, nous retrouvons la lumière. J'ai la sensation d'être très loin, là, dans le paysage qui m'est le plus familier, celui du fleuve.
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Lijiang, 22 novembre


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Ce matin, j'ai pris le bus jusqu'au petit village de Beisha au nord de Lijiang. J'y ai vu des fresques exceptionnelles d'époque Ming (1368-1644). Le bouddha Sakyammuni en prédication entouré de 100 personnages. La finesse du dessin et l'expressivité des figures pourraient être comparées aux primitifs allemands. Quelques fresques ont subi les outrages de la terrible époque de la révolution culturelle. Une époque où pendant que sonnait le glas de la culture bourgeoise dans nos contrées, pas très loin d'ici les enseignants grassouillets passaient littéralement à la casserole (120 cas d'anthropophagies, été 68, province du Guangxi).
Une petite disgression culinaire, qui me ramène tout droit dans une halle de Lijiang, où l'on doit trouver la quasi totalité de ce qui existe de comestible. Plus que la profusion, c'est la variété des produits qui attire l'œil. L'exact contraire d'un rayon de supermarché, pas d'emballage ni de transformation, non, l'offre d'un jardin d'Eden où pomme ne se résume pas à Golden et Granny Smith. Herbes, épices, fruits, légumes, insectes, reptiles et très appétissants chiens rôtis.
Je suis dans une jolie salle, des guirlandes de feuilles en plastique pendouillent du plafond. A côté de moi on télécharge le dernier tube de Britney, un adolescent se poile devant un dessin animé de la Warner et une bonne centaine de jeunes absorbés dans les écrans livrent des batailles imaginaires. Demain, ils vendront des champignons magiques sur le marché. Quelque chose de très inventif est en cours.
Je suis a un tournant de mon voyage.
Lijiang-Dali, 23 novembre


Voilà la première ville que je déteste. Avant même que je puisse prononcer les quelques mots, formules d'usage que je me rejouis de pouvoir tester, on s'adresse à moi en anglais. Les restaurants s'appellent "restaurants", on y mange des pizzas et des steacks. Les bars cherchent des hôtesses parlant anglais. Cette ville était parait-il une étape bénie des routards. Il faut dire qu'en arrivant au-dessus du lac, j'ai remarqué que le sol rocailleux et aride allait donner à cette region un relief particulier.
J'ai déjà changé deux fois mon vol de retour pour Kumming, je suis coincé ici pour deux jours. L'occasion de mettre à jour mon journal.
Je suis allé voir les trois pagodes, restes miraculeux d'un vaste ensemble monastique. L'une des trois tours, très impressionnante est une construction à étages sur une base carrée. Le site choisi en amont du lac et dos à la montagne favorise un bel effet scénique. Ici, le lieu est déchargé, les reconstructions de l'enceinte supposée sont peu soignées et ne sont que de l'interprétation (peut-être une condition post-moderne). On a même, comble du comble construit un étang où les tours se reflètent constituant le point de vue idéal pour la photo. Ce que ne manquent pas de faire les grappes de touristes.
Je ne vois ni offrandes, ni soins, autres qu'hygiéniques apportés au lieu. Reste cet objet mystérieux qui file à la rencontre des nuages.
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Dali, 24 novembre


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Je reviens d'une journée très excitante. Je me suis payé un taxi pour la journée (10 euros). Un type, bonhomme et communicatif m'a drivé toute la journée autour du lac Erhai. Ce type de taxi est lié par contrat aux agences de voyage, leur boulot consiste à suivre le circuit touristique emprunté par les bus climatisés.
Et, ça n'a pas loupé, la première étape dans une grande maison Bai m'a donné le ton. En sus du billet d'entrée au tarif exorbitant, j'avais droit à un concert de musique, soit disant traditionnel. Les premières grappes de touristes finissaient de remplir la salle. Je n'avais plus aucune envie de me faire avoir à nouveau. Je réussis donc à faire comprendre au taximan, que je ne suis pas un touriste ordinaire et que, ce qui m'intéresse, c'est ce qu'il connait du lac, ses endroits favoris, ses amis. On s'éloigne de ce bordel et là, comme je l'avais deviné en arrivant, je découvre les archis que je voulais voir.
Construitent selon un plan rectangulaire, les maisons Bai alignent une série de cour carrée sur deux niveaux. Les pièces sont distribuées tout autour aux quatre points cardinaux. Au nord, la pièce consacrée à un petit autel, au sud, les étables, à l'ouest et à l'est, les pièces d'habitation, et sur l'étage supérieur on retrouve le petit autel au nord, de petites pièces de travail et les chambres au-dessus des étables au sud. Parfois, s'adjoint un petit jardin protégé par de hauts murs ensemencé de plantes rares ou de possession illicite.
Dans ces régions, c'est un melting-pot décoiffant. Les dieux du lac, aussi nombreux qu'il y a de villages voisinent avec des images du Christ, des Bouddhas ou des Ancêtres.
On m'offre des thés délicieux sous les photos jaunis des deux jumelles enfant, qui m'accueillent et approchent la quarantaine.
C'est une région beaucoup plus dure que celle que j'ai traversé jusqu'alors. Les vieilles femmes, petites et courbées par le poids des charges invraissemblables qu'elles ont trimballé toute leur vie, leurs donnent un air craintif.
Cette visite d'une journée me fait passer dans des endroits vraiment spéciaux. J'en retiendrais deux, qui donneront une mesure du contemporain dans ces régions. Le petit temple aux pêcheurs est un endroit paumé au bout d'un chemin en terre. Le point le plus au nord, une petite presqu'île qui s'avance et au bout le temple. A l'entrée cadrant l'eau du lac, sur une pierre posée sur le sol, 11 coupelles remplies de thé et d'alcool. Au fond de la cour principale les Menzhus (dieux du coin), entre les nanas de Niki de St-Phalle et les sculptures en scotch de ce mec dont je n'arrive pas à me souvenir du nom, pour de très bonnes raisons. On pense aussi aux jolies statues colorées de Hans Peter Feldman dont je me souviens par contre du nom, pour de très bonnes raisons. La classe ! De vieilles femmes et de vieux messieurs m'accompagnent près des statues, me faisant comprendre que je dois faire offrande et saluer les personnages, on me remplit les poches de cigarettes (genre Boyar ou Gitane, pour ceux qui se rapellent encore).
Dans le village de Shuanlang, une pointe encore face à une petite île. Là, on me fait rentrer sur le chantier d'un homme d'affaires de Beijing qui se fait construire une très grande villa, il a même intégré un petit temple existant, laissé évidemment dans le jus. Assise sur les gros rochers, elle est déjà intégré, joue avec les rochers et les arbres somptueux. Choix des matériaux, intelligence de l'inscription et audace architecturale en feront un morceau prise d'architecture, que l'on croisera certainement les mois prochains dans les revues chics.
Autour du lac on fait provision de bois pour l'hiver. Rien ne se perd, les tiges de maïs enserrent en fardeau les maisons, les bouquets de fleurs qui serviront aux teintures sèchent au soleil. Derriere les cafés branchés de Dali, on se rechauffe autour des braseros posés au sol, demain on montera plus haut dans la montagne chercher du bois pour l'hiver.
Dali-Kumming, 25 novembre


Je suis parti au petit matin de Dali. J'ai descendu dans le noir la ruelle pavée de grosses pierres irrégulières. Au bout, un taxi m'attendait pour me conduire à l'aéroport de Xiaguan. Le jour pointait en paysage d'encre.
Arrivé à Kumming, je retrouve ma chambre avec vue sur les lumières de la rue.
Je file au musée de la ville que je n'ai pas eu le temps de visiter la dernière fois. Il est construit sur le site d'un temple. Un pilier du 12ème siècle, unique vestige du site, étage l'assomption bouddhiste, la qualité de l'ouvrage méritait à elle seule le prétexte de la construction. Les salles suivantes sont consacrées aux fouilles du lac Dian qui ont mis au jour les restes du royaume du même nom.  4ème au 2ème av. J.C. Une série de coffres à cauris en bronze où de petites scénettes de la vie quotidienne et de bataille figurent sur les couvercles. Celles-ci nous renseignent sur les mœurs et l'organisation de cette société, insoumise au Han, nomade, pratiquant l'esclavage et les sacrifices humains. Beaucoup de têtes coupées brandient. L'écriture plastique me fait penser aux Etrusques. En face le musée d'archi, un cube récent en verre et acier où sont visibles les projets de développement de la ville. L'essentiel de l'expo est consacré à la construction de la Marina dans la partie sud de la ville, sur les bords du Lac. La côte d'Azur de Médecin 30 ans après ! Toujours un modèle qui traverse les continents. Ce musée a la particularité très intéressante d'avoir un sol ultra mou, comme si l'on avait glissé 10 cm de mousse sous la moquette sale. Peut-être faut-il y voir le signe distinctif d'un emballage confortable.
26 novembre


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Chengdu, 27 novembre


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Plongé cette fois-ci dans un smog plus puissant encore qu'à Beijing. Mixture de souffre, de benzène et d'acide, visibilité réduite à une petite centaine de mètres, humidité maximum. Chengdu est une ville de 12 millions d'habitants et j'ai l'impression d'être arrivé dans la banlieue de Macon au mois de février. J'ai parcouru la grande avenue Remin Donglu qui traverse la ville du nord au sud. Elle croise en son centre la rivière Jin Jiang. La place Mao est en totale reconstruction. Il semblerait que ce cœur vide de la cité attire les investisseurs. Les panneaux publicitaires qui entourent le chantier montrent les vues d'un hyper-centre flambant neuf et très haut. L'horizontal des grands rassemblements prend de la hauteur.
Sur le chemin, j'ai fait halte à la Sichuan Art Gallery qui a toutes les allures d'un musée d'art moderne fin 70. Trois niveaux de vastes salles.
Là, une expo de toiles et dessins que l'on croit sortis des cartons du 19ème siècle. Pas du tout, ce sont des productions récentes, les plus osés tentent des ponts vers le symbolisme viennois et le post impressionnisme. A la librairie, aucun magazine ou livre sur l'art moderne, je note tout de même la présence de deux livres français, l'un sur les collections du musée de Versailles et l'autre celles de Chantilly, estampillés "Année de la Chine". Il y aura tout de même une expo de gravures de Picasso le mois prochain et à la sortie une sorte d'œuf en chrome.
Le musée d'ethno que je me rejouissais d'aller voir étant donnée la richesse de la collection est carrément rasé. Reste la porte ouverte sur un terrain vague et toujours la brume plus dense.
Chengdu, 28 novembre


L'esprit commençait à s'égarer dans le brouillard. L'hier pouvait se répéter. J'ai pris la route du temple du Bélier Vert (Quingyang Gong), un des hauts lieux du Taoïsme et puis il ya là un pavillon octogonal. Il est assemblé selon les lois de l'équilibre et de la gravité, sans pointe ni cheville. Une petite réussite du Tao que je voulais voir.
En pénétrant dans le complexe monastique, je suis frappé par la présence du noir, qui confère à la structure une belle monumentalité. L'architecture très pure ne disparaît pas sous les ornements comme dans les temples bouddhistes. On vient ici pour pratiquer différentes performances corporelles et expérimenter nombre de sculptures interactives :
- Dépôt de bâtonnet parfumé dans de grands berceaux en bronze.
- S'incliner plusieurs fois en avant en prononçant des formules, tout en étant agenouillé
- Carresser le flanc d'une chèvre en bronze.
- Avancer les yeux fermés vers un haut-relief calligraphique sur un mur et toucher un point très précis de l'inscription. Recommencer jusqu'à réussite.
Dans les jardins, diférentes formes de Qi Gong, de Tai-Chi sont pratiquées. Je reste "scotché" devant les "perfs". Les mouvements très lents et conduis par le Qi (souffle, énergie vitale) me renvoient directement aux plus fortes sensations que j'ai pu éprouver en danse contemporaine. Ce sont de vieux messieurs qui semblent flotter entre terre et ciel, ils sont gracieux comme des anges. Le jardin, comme l'architecture de ses temples, sont un peu comme un théâtre dont la scène se serait multipliée ; avec une grande maîtrise des fonds, des lointains qui évidemment apparaissent toujours proches, Tao oblige ! Plus loin, maître et élève de Tai-Chi répètent des enchainements. La brume filtre les scènes qui se dévoilent.
Je traverse la rivière Jin Jiang et la ville du nord au sud, la lumière perce et la ville commence à découvrir sa dimension. Au temple de Wuhou les impressions se confirment, le style des temples est bien différent de ce que j'ai vu jusque-là. Je passe beaucoup de temps à détailler un sublime jardin de Bonsaï qui encercle un mausolé. Les jardiniers s'affairent à tailler de petits arbres plusieurs fois centenaires. On observe aussi une bonne maîtrise des végétalisations verticales, qui reviennent en force aujourd'hui et c'est une très bonne idée. A côté du parc, une rue avec de bonne grosse table en bois, des tavernes, on se croirait à Düsseldorf. A la sortie de cette rue, un quartier tibétain avec d'authentiques Lamas descendus des montagnes faire des provisions de moulins à prières en laiton repoussé et d'images pieuses.
Quelle drôle de réalité que celle que je croise !
Les avenues sont belles et sales comme dans un Thriller.



china
Chengdu, 29 novembre


Je suis passé ce matin à la superbe collection de l'université. J'y ai vu des objets à se taper la tête contre les murs. Je n'y peux rien, je suis amoureux des objets culturels. Et plus j'avance, plus les distinctions qui alimentent un discours cherchant à établir des hiérarchies catégorielles me semblent douteuses. Quelles sortes d'intentions ont guidé le créateur de cet encrier somptueux, sculpté comme un paysage étrange qui mêlerait les vues de haut et de face, qui plie les figures comme on le ferait d'un chewing-gum ou cet autre, qui sort d'une racine la figure inachevée d'un singe ou ceux-là encore, inventeur de motifs de papier peint d'une complexité infinie.
Il y a l'histoire et ses héros. Qui croit encore aux héros ici ?
Le brouillard s'est à nouveau réemparé des jardins. Au Wangjianglou Gongyuan, je marche au milieu des bambous géants. Puis repars vers un petit café internet. Les "ordis" sont refroidis avec des ventilos qui glacent un peu les jambes mais ça marche. On mate beaucoup de films.
Ce soir j'ai découvert une autre ville et pourtant c'est la même, un autre centre aussi animé que La Nanjing Lu de Shanghai. Ville image inondée de lumière. Ambiance à la Zhou Weihui (Shanghaï Baby, éd. Picquier poche), midinettes et garçons surexités, accompagnant et participant au mirage de la ville lumière. La sensation d'être dans un paysage fiction. Il faudrait passer des mois dans chacune des villes pour en comprendre un petit bout. Ma ballade effleure la surface sensible du réel que je croise. Quelle est l'heure de la sensation vraie ?
Beijing, 30 novembre


Le vent froid et sec souffle, le ciel bleu découpe au scalpel les arêtes vives.
Je suis vraiment dans une capitale, il faut s'éloigner pour comprendre.
Les capitales sont fières et sûres d'elles et elles ne comprennent pas qu'elles puissent être menacées. Qu'ailleurs le monde n'y est pas le même. Que le déploiement de séduction qu'elles opèrent puisse laisser indifférent. Les capitales possèdent les technologies de l'analyse fine, les caméras thermiques qui voient au travers du brouillard et font du regard un instrument peu fiable. Les services de renseignement qui détectent ce qui menace. Les ressources cognitives qui déploient leurs modes d'interprétation. Elles ne comprennent pas, elles qui sont au diapason de l'univers, qu'ailleurs et autrement la vie existe aussi. Sous leurs apparences cosmopolites, les capitales sont des espaces normatifs. Qui ont toujours du mal à recevoir. Détentrice du couple savoir-pouvoir elles ne veulent que le bien, elles savent ce qui est civilisé de ce qui ne l'est pas. Beijing, est un peu tout cela, un des centres du monde, capitale de l'empire du milieu.
Beijing, 1er décembre


Ce matin je file dans le quartier de Sanlitun, c'est là que sont concentrées l'essentiel des représentations étrangères, ambassades, consulats, écoles et lycées de langues étrangères. Le quartier ressemble à un casernement, des blocs de 2 étages fin des années 50 (à vue de nez), séparés et distants les uns des autres. J'ai rendez-vous avec l'attaché culturel en poste. Sa collaboratrice m'accueille et le monsieur arrive en trombe au milieu du bureau croulant sous les papiers, dossiers d'artistes, projets, sans doute de toute nature. Très sympathique, mais il me fait comprendre d'entrée, qu'il na pas une minute et qu'il n'a pas d'argent. C'est assez rigolo de prendre rendez-vous avec quelqu'un qui vous explique qu'il n'a pas le temps de vous recevoir. Je réussis quand même à lui glisser quelques informations sur ma présence en Chine, qu'il oublirera 5 minutes plus tard (on savait déjà que la représentation de la France à l'étranger est pathétique, mais là j'ai vraiment eu l'impression d'un truc vraiment triste). J'oublie souvent que l'art et la politique culturelle sont décidément des mondes antithétiques.
Les années 90 marquent un tournant. Il y a d'un côté, la conscience émergente des marques qui récupèrent les signes de la culture underground, toujours avec un métro de retard, mais ça change la donne (No Logo Naomi Klein) ; de l'autre côté une désaffection politique de l'art, qui veut sa part du gâteau et calque ses modes de visibilité sur la production événementielle. Ces bouleversements fabriquent l'image du monde dans lequel nous sommes. Wim Delvoye en a a figuré la métaphore parfaite avec sa machine hyper technologique qui "fabrique du caca".
Les questions relatives à l'art sont peu à peu détournées par de formidables installations-spectacles qui donnent l'illusion d'une création pléthorique et beaucoup moins "chiante" que dans les années 70.
En arrière fond, médecins, bonnes sœurs, artistes à l'unisson pour chanter la bonne conscience de l'Occident. Une sorte de scoutisme international. Les mutations qui sont engagées font de la Chine, le prototype parfait du futur de nos sociétés. Une dictature nouvelle génération, qui prospère au sein d'un modèle d'économie libérale totalement débridé (qui donne le change, c'est-à-dire, l'illusion de la liberté, d'acheter, de consommer, de satisfaire aux désirs régressifs). Et pour le moment ça marche du "feu de dieu", car ils maîtrisent la chaine de production d'un bout à l'autre comme dans l'amérique des années 50.
Bref ! Je file chez les marchands de raviolis, détenteurs d'un savoir et d'une culture délicieuse.
Tianjin, 2 décembre


Tianjin est à 120km de Beijing en direction de la mer, c'est une ville de plus de 10 millions d'habitants.
Une autoroute assure la liaison entre les deux villes. Des panneaux publicitaires géants posés tous les 400 mètres jalonnent le parcours. Je croise de petites silhouettes qui balaient l'autoroute. Il n'y a pas vraiment de rupture entre les deux villes, disons que le tissu urbain se disloque pour se recomposer. Un paysage gris poussiéreux d'étangs et de cours d'eau, des usines fumantes. L'arrivée à Tianjin est très douce, on a pas l'impression de quitter la campagne, Il y a là aussi des constructions phénoménales qui surgissent, mais prédominent les vastes espaces vagues laissés par les démolitions. C'est étonnant, je m'arrête dans un marché installé dans une rue ancienne reconstituée au milieu de rien. Tianjin donne l'impression d'une ville qui aurait été ébranlée par un cataclysme (en fait c'est le cas, tremblement de terre en 1976, 240000 morts), c'est une ville industrielle.
Il y a un petit quartier que j'ai découvert, des archis 20-30, qui méritent plus que le détours, j'y reviendrais certainement, car il y a un vrai boulot à faire sur ces quartiers.
Les deux temples que je visite sont vraiment dans un drôle d'état, soit ils sont abandonnés (Wen Miao), soit la restauration est tellement aboutie que l'on a l'impression désagréable d'être dans un "mall" (Tianhou Gong). Là, il y a vraiment une trace du massacre idéologique.
Une belle lumière dorée se reflète sur les tours invraisemblables, le futur ?
china
 
 
Beijing, 3 décembre


china
 
 
C'est ma dernière journée, hier, j'ai réussi à contacter Vanessa Notley, une artiste que j'ai rencontrée voilà bien longtemps, qui vient de s'installer avec son copain à Beijing. Nous nous voyons ce soir.
Je marche dans le quartier du Tiantan Gongyuan. Assis sur les petites chaises des échoppes à même la rue, je mange avec les mecs qui refont le trottoir un peu plus loin. L'air est vif, le ciel bleu, les soupes arrivent fumantes. Je vais moi aussi, dépenser un peu d'argent avant de partir, j'attrape les disques des dernières vedettes, histoire d'avoir un peu de musique de supermarché à mon retour, quelques disques de musiques ethniques, du thé, des fringues. Je remonte vers la place Tiananmen et admire de superbe Hutong que je n'avais jamais vu. Dans une des rues il y a de belles façades début de siècle, magasins, théâtres qui sont passés entre les mailles des pelleteuses. En arrivant près de Tiananmen le vent glacé ceint le visage. Les haut-parleurs des vendeurs crachent un son fatiguant. Cette place n'est pas une place, c'est un Champ de Mars.
J'ai rendez-vous à South Gate Gallery, à Dashanzi, pour une soirée performance. J'arrive un peu en retard, une belle petite salle de concert. Sur la scène un artiste ivre, interpelle de la main un quartier de barbaque, se rasseoit, finit sa bouteille d'alcool et brise le miroir circulaire qui reflète le morceau de viande. Le garçon s'écroule ivre mort et est évacué par ses assistants.
Nous sortons dans la nuit glacée. Quatre protagonistes, deux piliers en tenue de Ku Klux Klan, l'un en costume noir assis sur une chaise, face à une petite table sur laquelle se trouve une pyramide de farine, une vasque d'encre. L'autre, debout en costume blanc se trempe les mains dans l'encre noire, se saisit d'une truelle et commence le découpage minutieux de la pyramide qu'il souffle au visage du garçon resté assis, jusqu'à épuisement du tas de farine resté immaculé malgré les mains régulièrement trempées dans l'encre.
A nouveau à l'intérieur, Julien Blaine vient en finir avec la performance. Puis un groupe, balance un bon et court morceau de rock.
Nous allons dans un petit café, prenons des nouvelles l'un de l'autre, puis sommes rejoins par un artiste français. Laetitia se trouve là aussi, c'est bien, je ne pensais pas la revoir avant mon départ. Elle se joint à nous avec deux de ses amis que j'avais rencontré au début du mois. Ils me proposent de filer chez Vincent, un type de Douarnenez qui a monté une crèperie bretonne. Incroyable, en franchissant la porte je sais que mon voyage est terminé, tout le monde parle français. La petite communauté d'exilés se retrouve autour d'une galette saucisse, plutôt pas mal.
Deux phrases échangées, avec des presque chinois marqueront ma soirée. - A Beijing, c'est un jeu et il y a des règles. – Il fera beau pour les jeux olympiques, on arrètera toutes les usines 15 jours avant.
En voulant sortir, je ne trouve que des grilles closes, j'erre un peu dans les allées de l'usine fumante, suintante et lachant des explosions surprenantes sans pouvoir sortir de ce labyrinthe. Je retourne au resto et l'un des acolytes chinois me guide jusqu'à la sortie. La grille face à la crêperie qu'il suffisait d'escalader.

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