"La Disparition" à la Biennale de Liège

Kertesz

André Kertesz, New York, 1972, patrimoine photographique du Ministère de la Culture, France

Résistance





















Richesse de propositions





















Partenariat





















Limite conceptuelle





















Autodestruction





















Dissolution





















Désoriente





















Révélation





















Fragilité





















Ontologique





















Disparition





















Oubliées





















Ombre et lumière





















Engloutie





















Subjective





















Nostalgie





















Perpétuent





















Témoignage





















Processus





















Inconscient





















Résistance

En 1997, le centre culturel des Chiroux à Liège, organisait la première Biennale de photographie et des arts visuels sur le thème de la Ville, suivrait celui du "Phénomène urbain", augurant ainsi une réflexion plus ouverte sur des phénomènes qui recouvrent tant le domaine social, politique que culturel et où nombre d'artistes ont puisé et continuent à élire leur objet de réflexion et d'action, d'investigation et d'expérimentation.


guilbe

Ch. Guilbert, "sortir de soi"


Engagement

A la suite du travail de fond que menaient pour la photographie depuis plusieurs années déjà, Périscope à Liège, Le Musée de la photographie à Charleroi et Contretype à Bruxelles, "Les Chiroux" décidaient pour 2002, d'insuffler, pour la Wallonie et Bruxelles une dynamique supplémentaire et de plus grande envergure alors que le budget dévolu à la culture fait toujours office de parent pauvre de la Belgique. Aussi ne peut-on aujourd'hui que se réjouir de cette volonté d'ouverture, cette ténacité dans l'engagement sans lesquelles, aucune manifestation culturelle et artistique ne saurait exister, c'est à dire affirmer sa résistance à la disparition programmée ou juste oubliée..

Mais l'oubli de la disparition, aussi innocent et humain qu'il puisse être, n'était-il pas précisément ce qui motive et motivera les pratiques des arts visuels et de la photographie en particulier. Aussi cette troisième Biennale de Liège autour du thème de la disparition est-elle une heureuse reconnaissance de ce qu'un moyen d'expression peut nous dire quant aux diverses formes qu'il instaure, fait exister et incite à découvrir.


Patrick Altman

Patrick Altman


Ouverture

Cette richesse de propositions, le comité de pilotage de la Biennale l'a nourrie en développant un partenariat international dont l'Amérique du Nord avec le Québec et le Centre de Diffusion et de Création de la Photographie "VU" et la Pologne avec le Musée d'Art Contemporain de Varsovie sont les principaux axes. Tissant des relations privilégiées avec ces pôles d'un axe Est-Ouest, commande a été passée à nombre d'artistes belges, québécois et polonais qui verront, après Liège, leurs travaux exposés à Québec et à Varsovie

Liège et ses alentours, proposent donc 17 expositions dont les lieux sont aussi diversifiés que leur approche de la thématique générique. Faut-il bien reconnaître que les plus importantes sont aussi celles qui justifient le terme de Biennale. Ainsi au MAMAC, Musée d'art contemporain de la ville de Liège, et à l'ancienne Eglise Saint-André sur la place du marché, sont exposés les travaux répondant aux commandes passées aux artistes pré-sélectionnés.


Roberto Pellegrinuzzi

Roberto Pellegrinuzzi


Commandes

"16 regards sur la disparition", au MAMAC, regroupent artistes belges, québécois, polonais déjà reconnus. Mais cela n'engendre pas toujours nécessairement l'adéquation de leur travail à celui de la proposition thématique. Tous de qualité esthétique, ils oeuvrent parfois à la limite conceptuelle de ce que le terme même de disparition peut permettre dans le cas notamment d'un travail axé plus généralement sur l'image.
Ainsi l'installation vidéo Sortir de soi 2001 de Charles Gilbert, vient-elle ironiquement dessiner graphiquement l'autodestruction de son propre personnage dessiné à la main, scanné puis géré par un logiciel d'animation. La ligne blanche trace sur le fond noir l'apparition puis la disparition linéaire de la silhouette tracée le temps d'une saynète, parfois ce sont les paroles même du bavard qui effacent progressivement en pointillés le visage de celui-ci.

L'humour renvoie l'homme à son propre fantôme, juste avant sa déliquescence en flaque blanche informelle. Jouant, écrivant, filmant, ne désirant faire des oeuvres, l'artiste québécois ne peut toutefois s'empêcher de programmer en s'amusant sa propre dissolution. Traitée à la fois sur un mode aussi littéral que ludique, la disparition n'en est que plus attachante dans sa simplicité même d'apparition. Le jeu, toujours mais celui plus mathématique des points de vue recomposés grâce à l'image numérique qui désoriente le regard et force la perception à retrouver ou non ce qui a disparu dans le panoramique de Ronald Dagonnier Disparition des Pyramides 2002.


Jocelyne Alloucherie

Jocelyne Alloucherie, "ombres"


Travaillées aussi sur le mode de l'investigation scientifique, les "grilles" photographiques de Roberto Pellegrinuzzi témoignent de l'impossible reconnaissance à laquelle mène un excès de visibilité. Montage de 64 prises de vue, Les Ecorchés étalent sur le même plan, 64 fragments d'un visage reconstruit. Yeux clos pendant l'heure de pose, le modèle déjà mis à distance de son image, perd son identité et offre juste son propre dévisagement. Disparition de l'image au profit d'une face mortuaire dont l' "objet-photographie" est la révélation.

Cette disparition du visage, nous la retrouvons dans le travail plus documentaire - malgré la recherche esthétisante de la présentation - d'Eve Cadieux. Affectée récemment par la perte d'un ami cher, la jeune artiste québécoise a entrepris de garder en mémoire l'image de ses proches encore là dans leur atelier d'artistes. Grandes photographies numérisées où le visage est partiellement effacé lors de sa solarisation, tandis que résiste la silhouette spectrale de leur corps en activité. Contenu et contenant se retrouvent ici fort adroitement confondus autour d'une disparition anticipée et redoutée.


Julia Pirotte

Julia Pirotte, "manutentionnaire"


Cette fragilité de la présence - qu'elle soit celle de proches, celle de la lumière qui opacifie les formes ou de l'ombre qui construit une architecture fantômale- nous la retrouvons dans les photographies prises au télé-objectif de l'artiste belge Anne Penders ou plus radicalement dans les grandes photographies scannérisées de Jocelyne Alloucherie.

Si la première joue du flou et du net pour laisser au regard le temps d'habiter ces espaces urbains dont l'artiste a pu s'imprégner lors de ses errances nomades, la seconde retrouve par l'impression au jet d'encre, la densité matiériste de stratifications granuleuses dont on ne sait plus à qui le grain appartient: matière du support photographique, matière minérale du pavé ou apparition énigmatique d'une texture hybride mais bien réelle? Parce que la disparition - malgré un premier regard - s'avère être davantage d'ordre ontologique que matérialiste, elle évite dès lors la littéralité documentaire que l'on peut parfois ressentir devant les vidéos du groupe Blowup centrées autour de la ruralité en Belgique ou dans les photographies sociales exposées au Centre Culturel des Chiroux. Mais c'est aussi le rôle d'une Biennale ancrée dans un pays - tout comme ailleurs - qui est en proie à la disparition de certains modes de vie.


Roselyne Pelaquier

Roselyne Pelaquier, extrait de la série "l'image suspendue - l'art d'accommoder les restes"
courtesy galerie Jean-Pierre Lambert, Paris


Plasticiens

Autre travail critique et plastique que celui de Patrick Altman, photographe professionnel au Musée du Québec et qui a su profiter de sa position pour récolter et "mettre en brochette", les photographies documentaires des oeuvres du Musée. Une fois numérisée, la collection de ces archives était destinée au rebut. Il en a fort ironiquement gardé trace en trouant ses clichés en voie de destruction et en les enfilant par genre artistique et classement de "monstration" (du plus souvent exposé au sempiternel oublié en réserve) afin d'en tapisser une des cimaises du Mamac. Réflexion sur l'impact des nouvelles technologies d'archivage, gardien du travail de ses prédécesseurs, sauveur des "sans-exposition", l'artiste oeuvre pour les"petits" chefs-d'oeuvre et le tirage papier. Une collection épinglée aurait pû être le titre de cette installation d'oeuvres oubliées! Installation toujours oscillant entre l'impossible retour en arrière qu'est toute photographie et cette illusion exponentielle que nous propose internet, est celle de Tomasz Konart.

Des photographies d'anonymes achetées chez un antiquaire à Toronto sont visibles derrière une loupe ou noyées dans le site ironique mais véridique de l'artiste : http://myfamily.5tk.net . Qu'elle soit enregistrée par l'acte photographique ou digitalisée dans le réseau d'internet , la banalité cotoîe l'intime comme si l'inutile s'avérait être la seule essence épistémologique de l'image photographique. La disparition comme sujet antérieur à toute photographie. La disparition peut-être entre ombre et lumière chez Jean-Louis Vanesch ou comme scalpel d'introspection chez Natalia LL/ Mais qu'en est-il de la nature engloutie dans l'épaisseur des noirs charbonneux ou du visage enserré dans la trame blanchâtre du drap de lin. N'y aurait-il pas quelques occurrences entre photographie et matière pour que tout discours sur la disparition puisse rendre caduque l'engagement autre de l'artiste? Danger d'une thématique qui pourrait parfois facilement mettre dans des tiroirs des oeuvres qui ne lui ont rien demandé ou du moins pas dans cette direction-là. Mais heureusement, la force de certaines images se substitue à la vanité du langage.


Cécile Michel

Cécile Michel, "sans titre", 2001


Témoignage et Critique sociale

Vanité qui parfois tout de même n'est pas sans hisser au rang de création la pratique du "journal intime avec photos" de l'artiste polonaise Anna Beata Bohdziewick. Photographe et intellectuelle engagée depuis 1982 dans le témoignage visuel que le changement de régime en Pologne a insufflé à son pays et à ses compatriotes, elle expose au Musée de la Vie Wallone plus d'une centaine de photographies où les légendes - entre information, jeux de mots ou commentaire personnel - nous obligent à prendre position sur notre propre rapport aux idéologies que les mass média véhiculent à tout vent. Cette contextualisation du document - aussi personnelle puisse-t-elle être - renvoie à son tour l'image photographique à sa propre dérision. Ironie ou cynisme lorsque sous la photographie d'une dame âgée tirant son chariot de courses laissant traîner des rouleaux de papier toilettes, l'artiste écrit "Une conquête pour les fêtes de Noël" ?
La réalité de tous les jours est le vrai visible d'un changement social et politique nous dit l'artiste, nous appelant ainsi à la vigilance après l'euphorie de l'espoir et des projets. L'image photographique peut laisser dans l'ombre ce pourquoi elle a été prise. Vanité cette fois de la photographie devant ce pour quoi elle n'est qu'écran de réception sensible à une atmosphère, une impression aussi subjective que pleine de sens - au sens de sensation et non de signification-. Là est l'ontologie coupable de la disparition en photographie.

Mémoire

Autre photographe militante polonaise à l'Espace BBL Opéra, Julia Pirotte (1907-2000) expose "La Pologne de l'après-guerre". Son oeuvre de reporter social a été patiemment regroupée par Georges Vercheval - ancien conservateur du Musée de Charleroi- et exposée à Arles en 1981. Elle a aussi fait l'objet d'une édition en 1994 et aujourd'hui près de 90 images nous rappellent la vie des polonais émigrés à Marseille dans les années 40-50 mais aussi celle qu'ont espérée ceux-ci après 1946. Tendresse et complicité irradient ces photographies sociales empreintes d'enthousiasme et de nostalgie à la fois.


Bogdan Konopka

Bogdan Konopka, extrait de la série "Album"
courtesy galerie Françoise Paviot, Paris


Histoire

La nostalgie aurait pû être un des synomymes de disparition décliné dans l'exposition historique que Jean-Michel Sarlet a conçue à la Salle Saint Georges et placée sous l'égide du célèbre "çà a été" barthésien. Mais grâce à la pertinence du propos qu'a voulu et tenu dans l'ensemble le commissaire de cette autre importante manifestation intitulée "Ce qui a été" (Fragments), il n'en ait rien. Articulée en trois sections, elle permet de découvrir des inédits tels les photographies de Lucien Fournereau qui dans les années 1886-88 a photographié les sites d'Angkor au Cambodge, vestiges d'une civilisation perdue comme Pompéi "ressuscitant" sous l'oeil sensible de Giorgio Sommer, ou le fantôme de l'épicier happé dans sa boutique par la sensibilité d'Eugène Atget. Double disparition que celle de la civilisation - de L'Afrique (Camille Zagourski) à L'Asie (Louis Delaporte) en passant par l'Egypte (Felix Bonfils, Felice Beato…) -, et celle des monuments et de l'homme qui la créent et la perpétuent. Ainsi, la première section de l'exposition se clôturait par la mise en regard de la grande bourgeoisie chère à Henri Lartigue et du portrait en pied d'un notable vietnamien du siècle dernier. La voie nous était alors ouverte pour passer plus rapidement devant la deuxième partie de la démonstration et croiser les regards médusants des portraits de Carjat, Steichen ou Thiry ou les photographies de groupe anonyme, photos-souvenirs ou photos-témoignages (trop belles parfois) de Michael Kenna venu obstinément inquiéter l'irreprésentable des camps de concentration nazis pour fixer "L'impossible oubli".


Paolo Gioli

Paolo Gioli, "Volto Attraverso Spirale di Duchamp", 1998, "fotofinish" noir et blanc sur papier
courtesy galerie Michèle Chomette, Paris


Rhétorique

L'articulation avec la troisième partie de l'exposition traitant de manière plus rhétorique de la disparition nous permettait de découvrir une photographie de Kertesz fort emblématique à la fois de l'actualité et de la thématique de la Biennale. Photographiées en 1972, les deux tours du WTC, à demi englouties par une brume épaisse, s'érigeaient derrière une église devenue depuis "chapelle ardente" alors qu'un grand oiseau noir s'approchait déjà des symboles du capitalisme économique. Quoi "dire" de plus devant ce que la photographie peut appeler comme commentaire sur ce qui va cesser d'exister et s'évaluer comme témoignage d'une irréelle disparition. Anticipant sur ce que l'apparition a alors à voir avec la mort, la disparition consommée, empreintes Hommage à Véronique de Damien Hustinx et traces Chambres précaires de Jacqueline Salmon, ombres Appelées à disparaître dans le dispositif interactif de Michel Cleempoel et Alexandre Fostier, et figures spectrales du manque chez Bernard Plossu ou du passage chez Felten et Massinger nous permettaient fort logiquement de redécouvrir avec bonheur ceux pour qui la quête de l'image ne va pas sans se questionner sur la représentation et la figuration : Identité du visage déposée dans les couches du chimigramme par Pierre Cordier ou de l'étain par Henri Foucault, identification de la figure anéantie par le temps chez Paolo Giolo ou figuration du réel empêchée par sa propre visibilité dans les Interior Theaters de Sugimoto. Mais si le temps travaillé par le processus photographique peut ouvrir à l'apparition magiquement photographique, il est parfois dommage d'en revenir au témoignage littéral du temps qui détruit l'image.


Bernard Plossu

Bernard Plossu, "la main de Bob Elia", Paris 1970
courtesy galerie Michèle Chomette, Paris


Disparition de la figuration

Pourquoi en effet ne pas oser radicalement achever la figure en "accommodant les restes" de la représentation comme le propose Roselyne Pélaquier plutôt que d'attendre et de croire que seules les nouvelles technologies sauront le faire. Traiter de la disparition en photographie n'est pas exclusivement témoigner de celle de notre réalité, ni de celle que nous pouvons pressentir dans le futur déjà passé du numérique. C'est aussi penser la photographie en terme de visible et non nécessairement de "vu", c'est interroger le rapport de notre perception à l'image et se dégager de la connaissance que nous pouvons avoir des choses et des gens. C'est laisser ressentir ce qui aurait pû disparaître et qui réapparaît autrement.

C'est peut-être Parler de quelqu'un à soi-même comme nous le suggère le sensuel travail de vidéo de Nicolas Renaud au Musée de Wallonie. Dans cet autre lieu de rencontre entre artistes contemporains belges, québécois et polonais, étaient essentiellement décliner avec humour ou application les thèmes de la vie, de la mort, de l'enfance. Si la mini rétrospective Wojciech Prazmowski permettait de traverser une partie de l'histoire de la représentation - depuis le thème des vanités jusqu'à celui de l'album de famille - en utilisant aussi bien la photographie que l'assemblage d'objets -, il était parfois difficile dans ce "trop" exposé de percevoir la pertinence d'un choix. Quant aux photographies de Pol Piérart l'humour de ces jeux de mots détruisait insensiblement le sérieux de l'intention.

Autre de la disparition

C'était peut-être alors en jouant de légèreté sous couvert de critique sociale et politique que le thème de la disparition pouvait enfin se dégager d'une pédagogie somme toute fort banale et élever la photographie au rang de proposition artistique contemporaine. Les photographies de Cécile Michel y participaient et nous démontraient que le thème de la Biennale allait bien au delà de la dite disparition de la photographie par les nouvelles images…
La disparition ne serait-elle pas toujours là où travaille l'inconscient individuel et collectif, là où l'inactualité du document politique justifie l'actualité de l'art, là où la critique traverse et nourrit la création! Alors qu'elle soit argentique ou numérique, photographie ou participant des arts visuels, l'image restera toujours La question de La disparition puisqu'elle est en tant que vecteur et support à la fois, toujours contemporaine d'une apparition nécessaire à l'humanité regardante.

Michelle Debat
Mars 2002

"La Disparition" à la Biennale de Liège, Centre Culturel "Les Chiroux", place des Carmes 8, 4000 Liège
du 19 février au 30 mars 2002, tél. : 042231960, fax. : 042224445, et e-mail :
info@chiroux.be

Michelle Debat est Docteur en Esthétique et Sciences de l'Art ; elle enseigne à l'Université Paris 8

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