Joseph Beuys et l'éternelle répétition

Joseph Beuys, portrait

Joseph Beuys, portrait

Beuys ne cessa jamais de croire, qu'il pourrait impliquer chacun dans un acte créatif, qu'il pourrait sauver les dernières tourbières d'Europe en tant que métaphore…

Emile Durkheim dans les "Règles de la méthode sociologique" inscrit une partie de son analyse de la société sur une hypothèse de recherche : le tout est supérieur à l'addition des parties. Arnaud Maggs confie dans une interview, à propos des "100 Frontal views de Joseph Beuys" (1980) que la photographie ajoute une dimension cachée. Enfin, l'on sait l'attention particulière que portait Joseph Beuys au principe de répétition, que ce soit au sein de l'Université Libre ou lors de ses multiples rencontres avec le public. Cette dimension, cette épaisseur invisible irait-elle croissante lorsque Maggs décide de faire du portrait de Beuys une série ?

Ces 100 vues furent exposées en 1980 à la Power Plant, Centre d'art contemporain à Toronto. Et cette répétition, à plus petite échelle, est exposée à nouveau au Goethe Institut, l'effet reste saisissant. Depuis le trottoir le passant distrait pensera sans doute à une duplication à l'heure où la multiplication technique n'est l'affaire que d'un instant. Il faut s'arrêter et scruter les portraits pour capter, parfois, d'insensibles différences. C'est en 1979, après avoir assisté à l'exposition rétrospective à la Fondation S. Guggenheim à New York que Maggs décide de se rendre en Allemagne pour photographier Joseph Beuys. Celui-ci accepte. Lors de la séance, Beuys est empreint d'une attitude statique voulue par les deux parties. Ceci eut techniquement ravi les pionniers de la photographie réclamant de leurs modèles une patience indéfinie sous la lumière solaire afin de saisir l'empreinte. Maggs pris plusieurs centaines de clichés. A la Power Plant, ils furent exposés en ligne, le dernier tirage laissant deux espaces vides à la fin, points de suspension invisibles indiquant que l'on pourrait continuer.

Beuys, donc, est immobile et alors qu'Arnaud Maggs lui demande de décaler légèrement son chapeau de feutre afin de mieux saisir son regard, l'artiste lui donne une fin de non recevoir. Pour autant le modèle est loin d'être aussi inactif que pourrait laisser croire cette passivité affichée. 100 fois de face, 100 fois de profil. Est-ce autant de fois que l'on voit le visage d'un proche chaque heure ? Chaque jour ? sans plus y prêter attention. Le jeu malin de Beuys attise notre envie de voir la différence, de mettre en exergue le détail. Que l'action soit notre réaction face à l'impassible. De cette répétition louée et alors que les rouleaux photographiques se dévident transparaît une volonté, par moment non choisie, de comprendre. De comprendre qui est l'autre. Est-on chacun un artiste dans cette démarche ? Qu'est ce que le premier acte social si ce n'est celui de regarder puis d'oublier ou de se souvenir. S'arracher du caricatural et chercher à défaire la trame que nous, pauvre Pénélope, nous tissons en plein jour, sans plus scruter le détail, déceler cet "infra mince" où se deploît, sans prise pour la définition, la subtilité et la richesse des différences et comment l'émotion peut sourdre de l'innombrable. Les yeux de Beuys…

Arnaud Maggs qui entama sa carrière artistique dans les années 1960, fut auparavant graphiste et photographe pour la mode et l'industrie publicitaire. Il s'empare du portrait en poussant l'exercice dans ses extrêmes. Face, profil, face… (Thomas Ruff fut un de ses élèves). La recherche anthropomorphique et le souci d'objectivité qui apparaissent à prime abord dans son œuvre ont conduit à différents parallèles : la photographie voulue comme à usage scientifique de Bertillon, les séries d'architectures industrielles de Berndt et Hilla Becher ou les portraits d'ouvriers et de paysans par l'Allemand A. Sander. Il semble intéressant d'ajouter à ce lignage, la recherche scientifique et esthétique sur le mouvement humain analysée photographiquement par E. J. Marey et E. J. Muybridge. Mais à l'ère contemporaine la concentration se fait boucle et se focalise à nouveau sur le visage, la tête dans son ensemble, siège de notre activité pensante.

Pourtant, Maggs précise au critique James Carr qu'il n'y a pas dans ses photographies de recherche de la transcendance. Certes, l'idée de série (trame fondamentale dans ses travaux récents "Travail des enfants dans l'industrie", "Faire-part de deuil" ou les photographies d'échantillonnages de dentelles, autant de matériels trouvés dans les marchés aux puces parisiens) rejoint la notion d'inventaire, d'archive et de classification scientifique des objets ; mais comment peut-on, en regardant la série de portraits de Beuys, oblitérer cette épiphanie de l'altérité. Point ou plus de transcendance, plus de cette verticalité, mais une horizontalité d'autant plus forte. De nous vers lui. Ces photographies que nous avons le droit de scruter aussi longtemps qu'il serait impoli ou embarrassant de scruter l'autre dans notre quotidien. La série creusant aussi le sillon épais de la mélancolie, rappelant ces études anatomiques du haut Moyen-âge où la structure osseuse du crane est donnée en de caricaturaux contours, un point noir fiché au milieu du front indiquant les trépanations pratiquées alors. Le cerveau, pensait-on intuitivement, serait le siège de la mélancolie. Intuition juste pour une opération mortelle censée libérer le patient de cet insondable ennui. Ennui qui n'est pas paresse mais un risque d'abandon face au monde.

Et Beuys ne cessa jamais de croire, qu'il pourrait impliquer chacun dans un acte créatif, qu'il pourrait sauver les dernières tourbières d'Europe en tant que métaphore et réalité de la vie ou produire du vin et de l'huile d'olive et entraîner avec lui toute la chaîne de production. Insatiablement humain. Et il nous faut revenir sur cette idée de transcendance. Car dans l'opération de sauvegarde des marais ou lorsqu'il enveloppe de feutre un arbre mort, Beuys adopte une dimension christique. Il est là figurant formellement la mise en croix au milieu des tourbières. Nous retrouvons Beuys à la galerie Artcore avec une photographie le montrant caressant de ses pouces le cœur d'une fleur de passiflore. Les étamines de cette fleur donneront le fruit de la passion et présentent la morphologie d'une croix. Elément naturel et représentation d'une certaine acceptation de la chrétienté, deux angles essentiels pour l'intégibilité de son œuvre. La spiritualité beuysienne s'enrichit d'un parallèle possible avec les dernières œuvres de Tolstoï, celui-ci fuyant le monde à la recherche d'un christianisme primitif. Condamnant en cela les dérives de l'Eglise et renversant cette fausse hiérarchie séculaire par un regard incluant la société des hommes comme égaux. L'écologie de Beuys, au sens de Gombrich, relève de cette vision. En 1984, il se rend en Italie pour une série de conférences/échanges et d'actions qui sont connues sous le nom "Difesa de la Natura".

Les activités de Beuys furent rendues possible en Italie grâce à la collaboration et au soutien de Lucreze de Domizio. Dès le début des années 1980, Beuys décide de replanter une surface de quinze hectares avec différentes espèces d'arbres et d'arbustes en voie de disparition. Leur croissance est, les années suivantes, l'objet d'une constante attention. Toujours sur le domaine de la famille Domizio, il met en place des actions mettant à contribution l'ensemble du personnel de la coopérative agricole et les ouvriers du domaine. La chaîne de production du vin et de l'huile d'olive sont deux éléments aussi simple que symboliquement denses. Le vin de la transsubstantiation et l'huile sainte des onctions s'inscrivent aussi dans une perspective économique (qui possède aussi la racine "ecos" qui veut dire la maison, comme écologie) où les factures des prestataires, les bons de commandes ou de livraisons sont conservés et estampillés par l'artiste. Cette écologie d'une action est présentée dans la galerie : outils, documents administratifs, résultats de la production, photographies et textes nous restituent ce moment des années 1980. Cette recherche du tout, de l'appréhension du cycle complet est aussi un terreau fertile pour la mélancolie ou son combat. L'encadrement métallique de certaines photographies présente des traces de rouilles rappelant d'autres pièces de Beuys. Ce processus conduisant à l'analogie avec le sang s'échappant du circuit corporel, alors sous l'empire de l'entropie et de l'oxydation. Encore un cycle, écoulement de vie impliquant tous les organes. Le cycle contient implacablement cette idée de répétition et à la suite de Beuys, répétons le encore, mais cette fois pour parler de lui : il est une figure tutélaire de l'art et Arnaud Maggs le montre avec majesté.

Hugues Jacquet
Toronto, juin 2004

"The Nature of Joseph Beuys", du 1er mai à fin août 2004
Artcore, Fabrice Marcolini, 55. Mill Street, Pure Spirits Building, Toronto ON M5A 3C4
Tel: +1.416.920.3820,
www.artcoregallery.com

"Arnaud Maggs : Joseph Beuys, Düsseldorf Photographs 1980"
Part of Contact 2004 Photo Festival, du 5 mai au 19 juin 2004
Goethe Institut Toronto, German Cultural Centre, 163. King Street West Toronto Ontario M5H 4C6
Tel: +1.416.593.52.57, www.goethe.de/uk/tor

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