L'Asie des steppes d'Alexandre le Grand à Gengis Khan

Masque d'homme
Masque d'homme, bronze doré, Dynastie Liao,
907-1125, Musée de Mongolie Intérieur.

Mystère
















Essentiel
















Art nomade
















Homme-Univers
















Animalier
















Qualités humaines
















Hybridations
















Art Scytho-Sibérien
















Fluide
















Riche
















Etonnante unité
















Violence sublimée

Des deltas de la Mer Noire aux plaines de Mongolie s'étend l'immense bande des steppes. Elle traverse tout le continent asiatique. Elle est la route des nomades, qu'il ne faut pas confondre avec la route de la soie, qui reliait entre-elles, plus au sud, les villes des sédentaires. Les nomades ont toujours fasciné les sédentaires. Ils leur ont emprunté des techniques, comme la métallurgie, et avec ces emprunts ils ont développé une culture puissamment originale. En retour, ils ont irrigué, fertilisé les cultures qu'ils ont frôlées, ou auxquelles ils se sont affrontées, leur apportant les échos de mondes inconnus.

L'art des steppes garde sa part de mystère. Il est né nulle part. (Un berceau, peut-il être vagabond ?) Il a le goût raffiné des gens du voyage qui savent happer le meilleur sur leur passage pour le transformer selon leurs exigences. Rien de commun avec celles des peuples qui ont pignon sur rue, qui bâtissent des palais, des silos, des sanctuaires où ils peuvent accumuler, s'étaler, se perdre en longues diversions. L'art des nomades va droit à l'essentiel, il ne sépare pas l'utile de l'agréable. Il ne tolère pas de poids mort, juste le strict nécessaire, mais imprégné des gestes et des rites quotidiens ! Les œuvres, présentées aujourd'hui dans des vitrines comme des objets de collection, sont des compagnons de vie, encore imprégnés d'une activité intense. Ces plaques de ceinture, ces bijoux, ces selles et parures de cheval, ces armes blanches participaient à la fête de chaque jour. Les coupes métalliques, tasses et vases, les boîtes en écorce de bouleau, les costumes, les tapis créaient la beauté de chaque étape. Et la vaisselle funéraire trouvée dans les tombes participait à la survie des défunts. L'art des steppes représente incontestablement l'une des communions les plus saisissantes de l'homme avec l'univers, selon l'expressîon d'André Malraux.

L'art des steppes évoque pour moi l'ouverture de la plus dérangeante pièce de Marivaux :
Voici le lieu du monde le plus sauvage et le plus solitaire, et rien n'y annonce la fête que vous m'avez promise. Puis : Que vois-je ? quelle quantité de nouveaux mondes !
C'est toujours le même monde, mais vous n'en connaissez pas l'étendue. (La dispute, scène 1 et scène 3).
C'est bien de cela qu'il s'agit : une fête née de la sauvagerie et de la solitude, et dont l'étrangeté est si proche de notre sensibilité. Quelques trésors sont présentés au Musée Guimet, première exposition temporaire pour la réouverture du musée. Un choix judicieux qui est aussi un hommage à René Grousset, l'auteur de l'impérissable livre L'Empire des Steppes, qui fut, entre autres, directeur de ce musée. Cet hommage, d'ailleurs fort discret, il faut le trouver dans la page 12 du catalogue de l'exposition.


Ornement de tête

Ornement de tête figurant un élan.
Culture Çaka, Ve-IVe siècle, bois et cuir.
Musée de L'Ermitage.


L'art des steppes se présente d'abord comme un art animalier, à nul autre semblable. Il est d'une suprême élégance, tout en étant d'une grande précision dans l'observation des animaux. Il procède du regard du rapace, un clin d’œil d'avance sur la proie, en même temps qu'il procède de la main de l'artiste-artisan amoureux de formes pures. C'est pourquoi il reste toujours neuf, le tranchant à vif. La décoration n'est jamais surajoutée à une forme préalable, adaptée à la fonction de l'objet. Chaque œuvre surgit devant le spectateur dans son unité originale, comme si elle venait de naître. Les animaux qu'elle met en scène ne sont pas allégoriques, ils sont les vecteurs de qualités humaines.

Curieusement, le cheval est absent de l'art de ces cavaliers (à part deux objets de l'exposition provenant des marches chinoises de la Mongolie). Car ils ne célèbrent pas l'animal domestique, mais l'animal sauvage. Loups, tigres, félins mythiques, cerfs à la ramure immense, élans, sangliers, mouflons, bouquetins s'ébattent en une danse sauvage. Si la danse est l'expression suprême de la vie, l'ardeur de vivre de ces animaux fait culminer la joie et la douleur en une même passion. Lorsqu'ils sont seuls, ils s'enroulent sur eux-mêmes en spirales et volutes narcissiques ou auto-érotiques, comme l'époustouflante panthère enroulée (cat. n° 7) qui est devenue un véritable emblème de cet art. Quant aux duos d'animaux, ils entremêlent le loup et le serpent, le tigre et le sanglier en d'inextricables arabesques. Ce ballet d'une féroce allégresse donne une vision saisissante de la lutte pour la vie, mais aussi de la roue de la fortune qui unit prédateur et proie, rivaux éternellement solidaires (quelle métaphore des rapports entre nomades et sédentaires !), mais aussi du cycle des saisons, des révolutions cosmiques, et peut-être encore, bien au-delà, du flux et du reflux de la respiration universelle qui alterne le yin et le yang. L'espace de la steppe est ce lieu où la linéarité infinie s'enroule sur elle-même pour engendrer les cycles. Ici, l'autre renaît inlassablement du retour du même. D'où ce déploiement de formes toujours recommencées comme les vagues de la mer ou les ondulations du vent sur la prairie. D'où, les greffes et les hybridations inattendues qui font la singularité de ces œuvres : ces cornes de mouflons à doubles courbures inversées, cet extraordinaire chameau ailé qui rugit comme une chimère (cat. n° 38), ces griffons cornus comme des boucs ou ces autres griffons ailés au bec acéré qui fondent comme des rapaces sur élans et chameaux.

Un autre visage de l'art des steppes est présent avec la statue-menhir d'une femme. Une œuvre insigne, l'une de ces "Kamennaïa Baba", ces "grand-mères de pierre" qui jalonnent par centaines les étendues de Sibérie, et dont l'origine et la fonction restent inconnues. Stèle sur la route ? Entité tutélaire à qui il fallait sacrifier dans un rite de passage ? Rappel de la présence lointaine du monde sédentaire de la pierre ? Ces figures de femme de taille surhumaine qui sont à la fois sculptées et gravées portent un costume spectaculaire. Un chapeau pointu, semblable à celui des sorcières de notre imagerie occidentale, des bijoux, comme il sied aux barbares pour qui la parure est aussi importante que la vêture, un caftan dont les ourlets et la décoration sont bien dessinés. Les bras sont croisés sur le ventre, serrant contre le corps un vase ou une outre. Ce récipient est au centre de gravité du corps massif, les fines jambes fuselées reposant à peine sur le socle. Cette statue massive et raffinée, ce visage fermé et expressif, ces mains éloquentes et réservées font forte impression. On aimerait que l'exposition présente quelques photos de ces grands-mères de pierre dans leur paysage.


Ornement de tête

Pectoral, Culture Çaka, VI-VII siècle, or.
Collection sibérienne de Pierre Ier.


La deuxième partie de l'exposition montre comment l'art des steppes sans perdre de sa vitalité devient perméable au vocabulaire décoratif de la Chine des Han et des Tang. Les échanges de thèmes et de formes se sont d'ailleurs fait autant dans un sens que dans l'autre. Ainsi, sur un riche vase en argent doré, (catalogue n° 162), le poisson gobeur de lune (ou de boule enflammée) se dédouble pour cette dévoration cosmique. La structure animalière et la décoration fusionnent dans le corps de ce vase que l'on aimerait pouvoir regarder sous toutes ses facettes, comme une sculpture.

L'exposition culmine avec une œuvre d'une extraordinaire puissance de suggestion : un masque d'homme en bronze doré du douzième siècle trouvé en Mongolie intérieure (photo en haut du texte). Masque funéraire, probablement, encore que la présentation reste muette sur son origine et les circonstances de sa découverte. Mais il se dégage de cette tête ronde aux yeux fermés, lisse, presque lunaire, une telle présence que tout commentaire semble superflu. Ce visage n'est pas placide comme celui de l'éveillé (le Bouddha). Plutôt apaisé. Les tempêtes intérieures ont été surmontées. La violence de l'art des steppes est sublimée. Elle affleure comme des vaguelettes sur une mer étale, elle apparaît dans l'arcade des sourcils, l'élégante sinusoïde du bord des paupières, le délicat ourlet des lèvres, la fine ciselure des oreilles. La bouche se détache de la puissante musculature périphérique ; elle est pointée vers l'avant, elle semble s'entrouvrir dans la légère contraction qui précède l'élocution. Pourtant, la tête est plongée dans une léthargie profonde. En vérité, ce visage est pris entre le sommeil et la mort. Il semble voir à travers les paupières transparentes, il semble prêt à livrer un message. Si seulement nous pouvions comprendre celui-ci ! Hélas, le mystère de cette œuvre demeure.


Mages d'Autun

Mages endormis d'un chapiteau d'Autun.


Je ne vois rien de comparable à ce visage des steppes lointaines. J'ai beau faire défiler les visages les plus expressifs de mon musée imaginaire, ceux des pharaons, le masque mycénien d'Agamemnon, les plus belles effigies du musée de l'or de Bogota, que sais-je encore ? rien n'approche la souveraine sérénité de ce Dormant. Tout juste pourrait-on évoquer à son propos les visages des deux Mages endormis d'un chapiteau d'Autun (de même époque, douzième siècle, tiens, tiens !), dont les paupières fermées laissent deviner les prunelles. Leurs yeux clos voient l'ange qui touche du bout du doigt leur compagnon de lit aux yeux ouverts. La méditation du maître d'Autun sur le rêve, la vision et la voyance, volerait-elle à la rencontre d'un maître chaman de l'extrême Mongolie ?


Mages d'Autun

Détail des Mages d'Autun.


Il est dommage que l'exposition du musée Guimet soit desservie par de nombreuses négligences et un parti pris thématique discutable. Pourquoi encadrer cet art des steppes si fluide, si riche et si original par les deux "bornes" (catalogue dixit Alexandre le Grand et Gengis Khan ? Les échanges culturels entre Grecs et Scythes de la Mer Noire remontent au Vlle siècle avant J-C, et Hérodote qui a visité des tribus scythes apporte son précieux témoignage (Histoires, livre 4), un bon siècle avant l'expédition d'Alexandre le Grand. L'exposition est articulée en une section Occident, placée sous le portrait d'Alexandre, et une section Orient, placée sous le signe de Gengis Khan. Mais cette fausse symétrie est contredite dès la première salle, où sont présentées sous couvert d'Occident plusieurs œuvres scytho-sibériennes venues des monts Altaï, aux confins de la Mongolie. Quant à la section Orient, elle est dévolue aux œuvres influencées par l'art chinois, syncrétisme culturel (ou "métissage" pour parler mode) qui renvoie à Qubilaï, le petit-fils de Gengis Khan, empereur de la dynastie mongole qui régna sur la Chine. Or, l'ambition du redoutable conquérant mongol était tout autre : placer son empire près du toit du monde pour contrôler à la fois l'Europe et l'Asie.

Entre ces deux sections, Occident et Orient, l'exposition parachute un intermède islamique constitué de trois pièces décoratives, dont un panneau volé au tombeau de Tamerlan, qui eut une destiné mouvementée avant d'atterrir à l'Ermitage. Or, lorsque Tamerlan, abandonne la vie nomade pour se fixer dans sa nouvelle capitale, Samarcande, il tourne le dos à sa culture d'origine, illustrant bien cette sagesse chinoise : on conquiert le monde à cheval, on ne le gouverne pas à cheval (cité dans le catalogue, p. 175). A l'exposition la brève parenthèse islamique reçoit une justification pseudo-historique, imprégnée de finalisme rétrospectif "Au Xllle siècle cette Asie centrale islamisée sera dévastée par les armées mongoles. A la fin du XlVe siècle, elles vont redresser la situation et couvrir Samarcande d'édifices prestigieux". Cela n'a évidemment rigoureusement rien à voir avec l'art des steppes.

Quant aux négligences, elles frisent parfois le ridicule. Témoin, cette plaque de ceinture en or, l'un des joyaux de la collection de Pierre le Grand, présentée comme "trouvé par hasard" (catalogue n° 6). Ça ne s'invente pas ! Ou encore cet élan découpé en cuir, qui ornait un sarcophage en bois (catalogue n° 8), présenté comme un renne. Les organisateurs voient d'ailleurs des rennes partout ! par exemple, dans le petit cerf à large ramure (catalogue n° 9), qui figure sur l'affiche. Ils auraient bien fait de suivre l'exemple de la commissaire de l'exposition L'Or des Scythes, du Grand Palais, qui a consulté un chercheur du Muséum National d'Histoire Naturelle pour toutes les questions de zoologie! Cette mémorable exposition eut, par ailleurs, lieu en 1975 et non en 1978, comme il est indiqué dans la préface du catalogue.


Mages d'Autun

Aigrette de coiffes à éléments mobiles.
Or, IVe siècle, Musée duLiaoning


Un dernier commentaire. Cet art des steppes qui garde une étonnante unité à travers les siècles et n'a, par définition, pas de lieu fixe, est celui de la Sibérie. Il a été défini de la façon la plus pertinente comme art scytho-sibérien. Or, les organisateurs le morcellent en tranches tribales et chronologiques, qui n'apparaissent pas dans les œuvres. Le mot de Sibérie est presque banni de l'exposition. Cherchent-ils un consensus géopolitique entre les trois principaux prêteurs : l'Ermitage de Saint-Petersbourg, le musée d'Histoire de la Mongolie (Oulan-Bator) et le musée de Huehot (Chine) ? Ou sacrifient-ils à la mode actuelle de minimiser l'apport culturel de la Russie? Ainsi, ils passent presque sous silence la constitution et le rayonnement de la collection d'art scythe de Pierre le Grand, pour laquelle fut construite la Kunstkamera en 1714 (c'est tout de même 160 ans avant le musée Guimet) et qui constitue le trésor du musée de l'Ermitage. Et ce sont les archéologues, historiens et amateurs russes qui n'ont cessé de faire connaître cet art incomparable.

Minimiser l'apport culturel russe, les organisateurs de la récente exposition Ciurlonis l'avaient déjà fait au musée d'Orsay. Certes, il était naturel et légitime de la part des prêteurs de Vilnius de faire de cette présentation un manifeste national lithuanien, mais les Français n'étaient pas obligés d'oublier le rôle joué par l'intelligentsia de Moscou et Saint-Petersbourg dans la reconnaissance de cet artiste. Les responsables culturels français prendraient-ils une revanche posthume sur leurs décennies de soumission aux diktats soviétiques ?

Michel Ellenberger

Musée Guimet, Paris, jusqu’au 2 avril 2001.

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