Se voir voir
 
Paris. Deux expositions, l'une au musée Zadkine, l'autre dans le nouvel espace Baudoin Lebon bis, rue de Sévigné, qui interrogent les fonctions ontologiques de la photographie et du pictural. Deux artistes, Jan Dibbets et Bernard Moninot, qui questionnent le sens et les modes de fonctionnement du regard.
 
Bernard Moninot

Bernard Moninot
 
Moninot
et
Dibbets
décentrent
notre
vision,
pour
décentrer
notre
pensée

À anamorphoses, anamorphoses et demi.
Ou alors, au petit pied. Fenêtres, oculi, œils de bœuf semblent n'avoir toujours été chez le Néerlandais Jan Dibbets, qui après un (bref) passage à la Saint Martin's School de Londres, où il côtoya Richard Long et Barry Flannagan, fut nommé en 1984 comme professeur à la Kunstakademie de Düsseldorf, davantage des motifs que de véritables outils permettant de voir. Si l'œuvre de Dibbets est souvent associée à l'histoire de l'art conceptuel, dont il aurait été un des principaux représentants (il est historiquement lié à l'exposition When attitudes become form montée par Harald Szeemann à la Kunsthalle de Berne en 1969, et il participa au seuil des années 70 aux principales manifestations rattachées aussi bien à l'art conceptuel qu'au Land Art), cette affiliation n'en demeure pas moins énigmatique et confinerait même à l'erreur taxinomique, car elle relève de problématiques plus vastes et plus profondes que des épiphénomènes d'époque et (souvent) de mode. "Qu'est-ce que la photographie ?" est la question que le Néerlandais retourne lancinamment en guise de réponse, lorsqu'on lui demande ce qui constitue à ses yeux le dénominateur commun de ses trente-cinq années d'investigations. Mais sa vision, son regard, s'ils se référent à la photographie, font plutôt référence à ses précurseurs et à la lente montée en charge qui préluda à son élaboration et à sa découverte.

Bernard Moninot

Rue d'Assas, il montre, outre un triptyque inédit en France de 1978 (Saenredam-Hamburg), une série d'œuvres réalisées au cours de l'été 2003 à partir des espaces de la maison, du jardin et de l'atelier d'Ossip Zadkine, donnant à voir une multiplicité de points de vue. Ici, une nouvelle fois, l'image photographique s'ouvre à des procédures de représentation, au sens le plus pictural du terme, tout en réinterrogeant les différents paramètres du médium photographique. Ce faisant, c'est par un jeu de va-et-vient entre lieux d'exposition et lieux exposés, entre contenu et contenant que se décline cette nouvelle proposition parisienne de Jan Dibbets, qui entre pleinement en correspondance avec le souhait du musée Zadkine de réactiver collections et espaces par une dynamique d'aujourd'hui.

Bernard Moninot

Bernard Moninot, qui est né en 1949, vit et travaille au Pré-Saint-Gervais ; il est lui aussi enseignant (professeur à l'École des Beaux-Arts de Nantes depuis 1994). Il débute très jeune sa carrière artistique par sa participation à la Biennale de Paris en 1971, puis en 1973, où il présente ses premières Vitrines : un travail qui fut pendant ces années associé à celui des réalistes européens (exposition au CNAC en 1974, "Hyperréalistes Américains, réalistes Européens"). L'artiste poursuit toujours sa quête obsessionnelle de la transparence, du temps : "Lorsque je me suis intéressé à l'ombre, j'ai découvert la possibilité d'introduire le phénomène, c'est-à-dire une trace qui n'est pas laissée par une durée, par un geste", assure-t-il à propos des objets qu'il a construits lui-même, tels que ceux exposés ici dans Studiolo et Table & Instruments Improbables. "Les dispositifs que je mets en place, les outils, ainsi que les instruments capteurs me permettent, plutôt que de le concevoir, de faire advenir le dessin."

Bernard Moninot

Le verre est le matériau de prédilection sous lequel s'inscrit le travail du praticien, qui ne manie ni crayon ni fusain, mais souffle cette espèce de poussière (silice, cuivre, indigo…) qui vient se déposer sur le carton préparé. Le résultat est à mi- chemin entre le dessin sous verre et la gravure.

Pour réaliser sa série La mémoire du Vent, Bernard Moninot a d'ailleurs recueilli dans des boîtes enduites de noir de fumée les dessins produits par les oscillations de certains végétaux, sous l'impulsion du vent. Présentés dans des rampes lumineuses, certains de ces Souvenirs du vent sont devenus des projections murales.

Bernard Moninot

Tous les deux, Dibbets comme Moninot, ont en commun, à force d'interférences formelles, de chevauchements, de structures réticulées, de grandes charpentes, etc, de jouer avec la perspective, l'illusion. La vie est un songe ; la vie est un jeu. Gaudeamus ! Cadrage rigoureux, goût pour l'architecture… La machine à vision est le sujet de l'œil, du regard. Un prodigieux kaléidoscope pour la rétine. Par les vitres, les aléas, les reflets, les courbes, les spirales, d'hallucinants déjantements, Bernard Moninot et Jan Dibbets (ils ont sensiblement le même âge) décentrent notre vision, pour décentrer notre pensée, mais tout en jouant la continuité historique, non la rupture. Qu'est-ce que le regard ? Qu'est-ce que la vue ?

Bernard Moninot

Je songe aux Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (7/26 février 1964), de Jacques Lacan, lorsqu'il évoque la fonction scopique. Texte dans lequel d'ailleurs le psychanalyste parle de "réserve". "(…) réserve au sens où l'on parle de réserve dans une toile exposée à la teinture". Il y revient également sur ce qu'il avait précédemment appelé "schize de la vision et du regard". "Le "Je me voyais me voir" de la Jeune Parque." Ce "voir le voir" qui préoccupe Dibbets et Moninot, qui possèdent une manière bien à eux de saisir le monde, dans une perception qui trouverait son fondement "dans quelque chose qui concerne la structure retournée du regard".

Le Français comme le Néerlandais, à force de chambres - obscures ou claires -, de cartes, de topologies, auront bâti des territoires fantomatiques, ces images du temps circulaire, qui nous donnent paradoxalement conscience de se voir voir.

Alain (Georges) Leduc
Paris, février 2005

Bernard Moninot

Bernard Moninot

Bernard Moninot, Baudoin Lebon bis, 13, rue de Sévigné, 75004 Paris,
du 2 décembre au 22 janvier 2005, tél. : + 33 1 42 74 32 61
www.13sevigne.com
Jan Dibbets, Musée Zadkine, 100 bis, rue d'Assas, 75006 Paris,
jusqu'au 13 février 2005, tél. : + 33 1 55 42 77 20 musee.zadkine@paris.fr

accueil     Art Vivant     édito     Ecrits     Questions     2003     2002     2001     2000     1999    GuideAgenda     Imprimer     haut de page