Room service : une exposition a louer

Geoff Piersol

Geoff Piersol

Magdalena Sabat

Magdalena Sabat

Ils sont seize fraichement émoulus du Fine Art Department de l'Université de Toronto

…des themes fonctionnant comme des catalyses : la séparation plus ou moins poreuse de l'extérieur et de l'intérieur, de l'intimité et de l'espace publique, du privé et de la publicité de soi

La valeur n'attend pas… (en choeur, un peu blasé) le nombre des années, on sait ou plutôt on connaît la citation mais l'applique-t-on vraiment ? Rarement, la vieillesse et son présupposé lot d'expériences enrichissantes nous font oublier un peu vite que le sens commun a aussi forgé son pendant : le vieux con. L'accumulation de connaissances a besoin de temps mais il serait un peu rapide de la confondre avec l'intelligence. Ainsi de Room Service. Ils sont seize fraichement émoulus du Fine Art Department de l'Université de Toronto. Et si nous commençons avec la valeur, c'est que cela a trait à cette notion. La valeur de l'exposition tout d'abord et la valeur comme notion fondamentale en économie. Cette exposition regroupe un grand nombre de pièces de qualité et souvent, mais cela n'est en aucun cas un curseur du jugement, tout en économie de moyens.

Room service s'empare du premier étage du Gladstone Hotel. Hôtel aux allures victoriennes, façade de briques sur laquelle se déroule une frise moulée d'éléments corinthiens rappelant un néo-classicisme à l'ère industrielle. Le charme du lieu réside maintenant dans cette vieillesse visible, sédimentation d'heures plus ou moins glorieuses. Il y a quelques décades, m'a-t'on dit, les chambres de l'hôtel se louaient à l'heure…

Room Service, please disturb ! est à l'initiative de ces étudiants. Le fait qu'elle prenne place dans un hôtel renvoie à des thèmes fonctionnant comme des catalyses : la séparation plus ou moins poreuse de l'extérieur et de l'intérieur, de l'intimité et de l'espace public, du privé et de la publicité de soi. Gary Chien s'arrête sur cette idée de norme, le thème pourrait être rebattu, mais en Amérique du Nord, il implique d'autres constructions mentales et ceci avec une acuité certaine. Les communautarismes créent a leur tour leurs normes et leurs lobbys. Une partie du discours de G. Chien pourrait s'associer aux gender studies, encore largement débattues dans la vieille Europe, nous préférons sa recherche sur la construction de l'espace dont la réalisation formelle s'amuse de nos capacités rétiniennes. Essayer de donner à voir par une construction plastique que cela n'est justement que construction. Normes encore pour Magdalena Sabat, celles de la figure de la femme dans l'histoire de l'art. Vénus céleste, Vénus terrestre oscillant entre des extrêmes sans jamais la considérer dans ses contrastes, dans son intimité propre. La faute du faiseur, le choix du regardeur. Elle transforme avec finesse les clichés pour les soumettre aux idées plutot qu'à nos sens. Comme une trace de rouge à lèvre sur la peau ou un tissu, elle fournit pour la chambre un jeu de draps aux motifs sans équivoque : bouches pulpeuses, pommes à moitié croquées, chaussons de danse ; le tout venant border un dessus de lit rose bonbon, celui de la chambre des filles.

Laura Geiger

Laura Geiger

Ziyad Ali se moque des angoisses post-modernes et il s'en sort plutôt bien avec son peep show miniature. Le spectateur, peeping tom, l'oeil vissé à l'oeilleton salive devant le titre "My sweet love" et ouvre la boite à fantasmes. Alors, certes, les personnages sont nus mais ce sont deux friandises, oursons en gélatine, qui commencent par s'embrasser langoureusement avant de forniquer avec toute la souplesse que permet leur texture. Du temps pour faire cela, mais pourquoi pas cela plutôt qu'autre chose ? Ziyad Ali revendique cette non spécialisation à l'heure où la notion d'expertise pemet de solidifier tous les discours. Ainsi de ce keffier laissant apparaître en trame un père fondateur, accompagné d'un message proche d'une équation mathématique dont les contraires s'annuleraient. Cette prise de recul et ce choix du non choix deviennent son champ artistique. Il s'y promène et arrête son intérêt au hasard. Nous voulons bien faire semblant d'y croire, tout comme lui. Samuel Chow, lui, n'a plus le choix et décide d'accompagner ses travaux d'un discours de dépendance. Une vidéo, reprenant les codes des films X, met en scène avec drôlerie un rapport quasi pornographique à sa caméra.

Formellement, les impressions de Laura Geiger rappellent les monotypes de Manet. La photo de journalisme se transforme par ce médium et prend une épaisseur esthétique. La tête de deux soldats émerge d'une tranche et il faut s'approcher pour discerner les deux nez de clowns dont elle les a affublés… Ils sont prêts à commettre, par erreur, un friendly fire. L'image baigne dans le bleu, lien inconscient vers ces tirs aussi appelés "blue to blue". Bush apparaît dans une iconographie élective, nous sommes en contrebas de la tribune, sur fond de rayures horizontales. Un détail pourtant ; son costume arbore les mêmes rayures, verticales cette fois, celles du barreau et du bagnard dans l'imaginaire occidental. "Agent Orange" fait référence à la guerre du Vietnam et à cette solution chimique répandue par avion et dont les répercussions sur la population perdureront plusieurs générations. L'agent orange est là, comme un héros des comics Marvel, un bras à moitié amputé et l'autre se terminant par deux mains. Mais alors que vous cherchez l'erreur dans ces fausses, mais précieuses gravures à l'acide, tout proche de vous et bien que sans épaisseur, s'agite silencieusement une des pièces les plus captivantes de l'exposition. Pourtant il y avait un indice, le spot light censé éclairer les travaux était trop puissant. Inattentionné, vous n'aviez pas remarqué qu'une autre ombre, Invisible spectator, s'activait à côté de vous. Vous vous retournez, mais personne ne s'interpose entre le faisceau lumineux et le mur. Une forme humaine, uniquement bidimensionnelle, semble ramasser quelque chose au sol , d'autres suivent adoptant la posture du spectateur. Entre fantôme et vampire en négatif, avec une ombre mais sans présence matérielle… pourtant vous vous étiez décalé pour ne pas obstruer la vue. Vous aviez regardé au sol pour apporter votre concours et n'y gisait alors que votre raison.

Est-ce l'âme de ces personnes disparues dont Joseph Luk dissémine la photographie sur des petits stickers collés sur les glaces des salles de bains ? Qui va les voir ici ? une fois sur les miroirs, ils se dédoublent pour perdre leur utilisation première. Joseph Luk se pose la question de savoir si ces personnes avaient disparu de leur propre gré, missing people are those who are finding their way.

En différents points de l'exposition, Lauren di Monte dissémine des agglutinations au départ insignifiantes car presqu'invisibles. Une fois découvertes, on se demande si ces sculptures étaient là avant. Elles révulsent en laisssant s' échapper des coulures entre miel et bave. Souvenirs et archives anarchiques dans les plis des draps d'un lit défait… vautrez-vous dedans et des capteurs réagissent pour que des histoires soient racontées. Non pour vous endormir, l'attention tendue comme lorsque l'on colle l'oreille à une porte. Conversation sur l'oreiller, pillow talks. Entre Mata Hari et post coitus animal triste…

Parlons de la forme avec les peintures à l'acrylique, presque tridimensionnelles, de Meghan Mc Knight. Dans ces creux et ces bosses, on aurait envie de gouter et de laisser glisser ses doigts (elle utilise des poches à patisserie pour les finitions). Plus jeune, elle se passionna pour la géologie, la beauté des pierres décrites par Roger Caillois. Ainsi dans des teintes pastel se dessinent des failles et des cassures, des fonds sous-marins, ceux peut-être de l'ère précambrienne quand Toronto n'était qu'eau. Combien de fois notre temps humain à l'échelle préhistorique, la conscience se perd dans cette topographie, Meghan Mc Knight veut-elle notre oeil collé au microscope ou à l'extrémité d'une lunette astronomique ? Elle nous laisse le choix, le merveilleux naît aussi, comme chez Paul-Armand Gette, de ses incursions incontrôlables dans les sciences.

Ziyad Ali

Ziyad Ali

Les dessins à l'encre de chine de Ellen Lin font montre d'une technique bien maîtrisée, belle dilution dans nos sens, puis digression sur ses origines, taïwanaises, dans un pays qui proclame la diversité comme étendard. Quels traits communs ? Quelle histoire commune ? Mark Sanagan joue de cette volonté de norme collective, avec celle de la création de normes historiques comme élément fédérateur. Va-t-on se laisser aller à l'artifice du commun si nos consciences subjectives se révèlent atomisées ?

L'installation de Mark Prier s'empare aussi de ce thème et avec humour. Il n'y a que les idiots pour ne pas aimer les cartes, dit avec sagesse Robert Louis Stevenson dans "Voyage avec un âne au travers des Cévennes". Mark Prier les aime aussi. Il crée pour l'exposition un abri de chasseur avec une ouverture dans laquelle se trouve un moniteur montrant un jeu dit d'arcade où un chasseur tire sur des canards sauvages aux traits grossiers et aux pixels gros comme le poing. Derrière, un paysage caricatural se déroule en circuit fermé. Prier aimerait se faire guide uniquement pour créer une épaisseur aux lieux qui n'en ont pas. Entre la carte et le paysage qu'elle déploie à ses yeux, nous nous rappelons les marches silencieuses de Richard Long.

Terminons par les dessins sporadiques et discrets de Geoff Piersol. Il trace d'un trait extrêmement graphique un faux relevé d'archéologie dans une salle de bains. Et sur une vitre, il reprend les angles saillants et les éléments principaux de la rue. Le rendu n'est jamais totalememt figuratif, il renvoie aussi à une certaine expérimentation plus conceptuelle, tout du moins se penche-t-il sur la notion du regard anthropologique. Il faut, en effet, se positionner exactement à la place où il a dessiné pour que la vitre devienne à nouveau le bon calque et que l'on puisse découvrir les éléments mobiles qui ont disparu.

Glissez-vous dans les draps encore chauds du Gladstone Hotel, abusez du Room service, cherchez qui a dormi dans votre lit, trouvez avec plaisir des traces dans la baignoire. Et pour finir, vous ferez la chambre.

Hugues Jacquet
Toronto, mars 2004

Jilian Locke

Jilian Locke

Joseph Luk

Joseph Luk

Gary Chien

Gary Chien

Ellen Lin

Ellen Lin

Room Service, Please disturb!
Zziyad Ali, Gary Chien, Samuel Chow, Lauren diMonte, Laura Geiger, Reinaldo Jordan, Charlene Lau, Ellen Lin, Jillian Locke, Joseph Luk, Meghan Mc Knight, Geoff Piersol, Mark Prier, Magdalena Sabat, Mark Sanagan, Mark Spencer.
Gladstone Hotel, 1214 Queen Street West, Toronto ON, du 20 au 27 mars 2004
Room Service ; un très beau site  
www.fineart.utoronto.ca

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