Pellicules meurtries
par Laurent Garreau
 
 
 
Dans l'histoire des images délibérément abîmées, la destruction des pellicules, au même titre que l'art abstrait, fait aujourd'hui figure de dernier avatar des effets de l'iconoclasme idéologique. Qu'elle soit d'origine politique ou religieuse, cette hostilité à l'image photographique puis cinématographique a bien souvent été le principal péril que des collections entières ont eu à traverser. Pourquoi ? Parce qu'elle contribua à répandre dans le peuple le dégoût de l'histoire et de la peinture, un double sacrilège selon Charles Baudelaire (1821-1867), parce qu'il faut effacer toute trace de la mémoire d'un peuple conquis ; parce que c'était un "fragment du passé aboli" , parce que chaque opération daguerrienne venait surprendre, détachait et retenait en se l'appliquant une des couches du corps objecté et impliquait donc une perte évidente d'un de ses spectres, c'est-à-dire d'une part de son essence constitutive, parce que la conception "talibane" de la loi islamique ou la définition juive de l'idolâtrie interdit toute représentation des êtres humains. Ainsi les images, pas plus celles impressionnées sur pellicule que d'autres, ne sont-elles jamais définitivement à l'abri de la disparition méticuleuse, parfois même systématique, à laquelle certains veulent les condamner.
Mais une autre raison explique cet acharnement envers ces arts inventés au XIXe siècle : le cinéma, à la fois art et industrie (André Malraux, 1901-1976), n'a obtenu que sur le tard la considération historique qu'il méritait. Les films dont la plupart sont irrémédiablement perdus n'ont pas seulement été détruits. Une dizaine d'années après l'invention du cinématographe, la forme même d'une bande, un flux d'images élémentaires, a nécessité un fractionnement du film en bobines pour le tournage des premiers longs métrages. Le film Edison, devenu étalon universel à partir duquel toutes les pellicules produites dans le monde entier furent fabriquées en 35 millimètres, constitua le pilier d'une économie à grande échelle. Le cinéma muet y trouva son salut économique en même temps que sa déroute patrimoniale dont les cinémathèques d'aujourd'hui ressentent les effets. Beaucoup de ces productions des premiers temps subirent la saisie ou la dispersion, d'une seule pièce ou bobine par bobine. Que l'on songe aux nombreuses péripéties de l'"histoire d'un film" décrites par André de Reusse, directeur d'Hebdo-film, qui, dans le numéro 6 de sa revue (9 février 1918), publie un éditorial "Question de sécateur", portant sur les maltraitances infligées à un film à chaque étape de sa fabrication, de la rédaction de son synopsis à sa projection.
La disparition d'une bobine a une incidence tout à fait similaire à celle d'un photogramme, à ceci près que ses répercussions sont plus désastreuses sur la trame narrative ou sur la cohésion d'un film. A ce titre, les archives cinématographiques recèlent de trésors malheureusement incomplets. Seule une recherche de copies dans d'autres collections rend possible certaines restaurations. Le point de départ de la restauration de Métropolis par Enno Patalas, pour ne citer qu'une des plus importantes de la fin du XXe siècle, est celle de Giorgio Moroder (né en 1940) dans les années 80. Enno Patalas a entrepris la reconstitution d'une version plus longue en lui ajoutant de passages absents de la première, sans doute en raison de l'état d'avancement des inventaires des cinémathèques alors sollicitées. A la différence de la plus récente, la visée de la restauration de Moroder était clairement de proposer une version du film de Fritz Lang (1890-1976) plus en conformité avec les attentes du public. La suppression des cartons au profit des sous-titres, par exemple, est significative. Doit-on crier au scandale ? Une telle transformation nous donne ainsi à voir quelque chose de l'œuvre des années vingt et du travail des années quatre-vingt ou quatre-vingt-dix.
Sans doute peut-on accepter le constat d'Alessandro Baricco (né en 1958) :
"Comme l'esthétique, au XXe siècle, nous l'a enseigné, aucune œuvre d'art du passé ne nous est donnée dans son état d'origine : elle nous arrive comme un fossile incrusté des sédiments que le temps a déposé sur elle. Chaque époque, qui l'a conservée, pour la transmettre, y laisse sa marque. Et l'œuvre à son tour conserve et transmet ces marques, qui deviennent une partie intégrante de son essence. […] Elle est histoire."
Dégradation plus radicale : les velléités de recyclage d'anciennes pellicules vieillies ont causé les plus grands torts aux images impressionnées. Sans doute leur essor a-t-il eu le mérite de mettre fin aux autodafés de films qui auraient pu devenir un spectacle plus couru que celui des premières salles. Sauf que la raison de cette destruction des films à l'initiative des éditeurs était de prouver à leur public qu'ils ne gardaient pas de vieilles bandes en catalogue. La réclame autour de ce nouveau principe de renouvellement, à défaut de recyclage, était à l'origine de la crémation. Dans la revue corporative Ciné-Journal, George Dureau s'exprime au nom de la profession, dans plusieurs articles défendant ces feux de joie :
 
 
Jürgen Reble
 
Photo des films de Jürgen Reble, copyright "Light Cone"
 
 
- Le 28 mai 1910, il annonce l'événement :
"Persuadée qu'une des causes principales de la crise cinématographique est la persistance sur le marché de films vieillis, usés, indignes d'une projection honnête, l'Union des Grands Editeurs a décidé d'anéantir progressivement ces mauvaises œuvres. N'est-ce pas, en effet, porter un grave préjudice à la cinématographie théâtrale que de servir au public des films qui lui donnent une triste opinion de la production générale, le dégoûtent d'un plaisir pourtant lucratif, l'éloignent des salles de spectacle et ruinent les exploitants ?"
"L'intérêt des loueurs, lié à celui du public et des fabricants, c'est de purger peu à peu le marché de tous les films vieillis."
"Quel autre moyen employer en dehors de l'incinération ? L'Union s'y est résolue […]"
"Pour qu'on ne doute point du sacrifice qu'elle s'impose et que les sceptiques soient convaincus, elle prie les cinématographistes d'assister à cet incendie volontaire."
[…]
"Ainsi s'accomplira l'œuvre d'hygiène commerciale que nécessitent les fautes commises jusqu'à ce jour dans le commerce du film."

- Georges Dureau poursuit son argumentation la semaine suivante dans le numéro 93 du 4 juin 1910 de la revue qu'il préside, "L'autodafé d'Epinay-sur-Seine" :
"L'autodafé que nous annonce l'Union des Grands Editeurs provoque un mouvement curieux fait de stupéfaction et de regret. […]"
"Tout d'abord, la grosse majorité des exploitants, des opérateurs, des loueurs, des fabricants ont ce que je pourrais appeler le respect inné du film. Cela se conçoit aisément. Pour peu qu'on ait deux doigts de psychologie ouvrière, on devine bien que l'homme qui crée, transforme, met en œuvre une matière quelconque ne se résigne pas, sans regret, à la détruire. […] Tout produit, même à l'état de déchet, conserve une valeur marchande. N'est-ce pas pire gaspillage que de le détruire ? Avec les petits bénéfices de la revente, on amortit ses frais généraux. […]"
"[Mais] Il y a trop de films sur le marché. Voilà le fait. Les éditeurs qui les produisent sont trop nombreux et chacun d'eux en produit trop généralement. […]"
"Cette destruction est une épuration. Dans l'encombrement général, elle va donner un peu d'air au marché et déblayer le terrain."
" Ce sacrifice nécessaire est un peu semblable à celui que s'imposent les assiégés, lorsque pour sauver la ville, ils se débarrassent des bouches inutiles et éloignent les anciens. […]"

Le premier autodafé de ces "films vieillis, usés, indignes d'une projection honnête" remonte au 9 juin 1910. L'Union des Grands Editeurs à l'origine de ces incinérations regroupe les marques Ambrosio, Eclair, Itala, Lux, Raleigh & Robert et Vitagraph. De fait, elle devient alors la première structure à oser franchir ce pas prémédité depuis deux ans, c'est-à-dire depuis les débuts de la crise de surproduction qui touche l'industrie cinématographique aux Etats-Unis aussi bien qu'en Europe. C'est au nom d'une reprise économique de ce secteur d'activité encore balbutiant que l'on met en cause la survie de films considérée préjudiciable au marché.
 
 
Jürgen Reble
 
Photo des films de Jürgen Reble, copyright "Light Cone"
 
 
Pour que Georges Dureau, directeur du Ciné-Journal qui se présente comme l'"organe hebdomadaire de l'industrie cinématographique", en vienne à défendre cette destruction, il lui a fallu contourner le problème de l'importance artistique du cinéma. Il lui a fallu changer de modèle théorique en passant d'une certitude sur la valeur artistique des œuvres cinématographiques à une réflexion sur la plus-value économique que rend possible la suppression de ces films. Ce déplacement d'accent est révélateur d'une insurmontable difficulté pour le cinématographe à se faire une place dans le champ des activités artistiques, entre le spectacle vivant en général - le théâtre en particulier - et la peinture. Une des nombreuses questions posées par ces incinérations publiques, ouvertes à tous et parfois même encouragées par la profession concerne la prétention de ces œuvres, qu'elles soient créées à des fins artistiques, documentaires, publicitaires ou autres, à devenir des archives, à constituer du patrimoine. La nature même du nitrate de cellulose, matière privilégiée jusqu'en 1950 dans la fabrication des films flamme, a contribué à la déroute des projets d'archivage cinématographique. Quand bien même Boleslaw Matuszewski réclame dès 1898 la conservation des films en vue de garantir une nouvelle source de documents historiques, les conditions d'accomplissement de cette exigence ne seront remplies que très tardivement. En dépit de cet appel ou de l'espoir exprimé par Félix Regnault qu'un jour, "les archives de l'avenir ne se composeront plus d'écrits fastidieux, mais le passé revivra, ouï et vu par le phonographe et le cinématographe", l'archivage des films n'est devenu une préoccupation primordiale que très tardivement.

Le recyclage des films peut prendre différentes formes : il est devenu un moyen utilisé par le cinéma expérimental pour une exploration visuelle du monde. Quand elles puisent dans la représentation scientifique des phénomènes, qui offre l'avantage d'un discours sans intentionnalité esthétique, les images du cinéma expérimental se déploient sans limites en s'inspirant imperturbablement des travaux d'Eadweard Muybridge (1830-1904), Etienne-Jules Marey (1930-1904) et Lucien Bull (1830-1972) au point d'en irriguer tout le XXe siècle français. On en retrouve les "motifs" dans les oeuvres de Jean-Michel Bouhours (né en 1956), Jean-Louis Gonnet, Johanna Vaude ou Othello Vilgard par exemple. L'auteur de cet article a à l'esprit ce corpus de travaux de récupération et de détournement d'images usées et sacrifiées employées dans le cinéma expérimental et d'avant-garde.

Le point de vue rétrospectif que porte une partie du cinéma expérimental sur les films des premiers temps révèle soit la fascination que ses représentants contemporains éprouvent à l'égard d'actes manuels et tangibles sur la pellicule et de la parenté de ces pratiques-là avec la griffe, la patte, la touche du maître, soit la longévité du dogme lettriste anti-"photogrammatique". Cette tendance commune à différents courants du cinéma expérimental trouve une origine dans un même refus et une même volonté d'effacement de l'automaticité de la reproduction mécanique de la réalité. L'inspiration que des cinéastes expérimentaux contemporains trouvent dans le cinéma des premiers temps réside dans l'attention qu'ils portent à ces figures accidentelles, contingentes, imprévues qui ont fait le style et la modernité du cinéma. Les féeries de Georges Méliès (1861-1938) auguraient déjà des potentialités esthétiques de la maltraitance d'un film :
"Veut-on savoir comment me vint la première idée d'appliquer le truc au cinématographe ? Bien simplement, ma foi. Un blocage de l'appareil dont je me servais au début (appareil rudimentaire dans lequel la pellicule se déchirait ou s'accrochait souvent et refusait d'avancer) produisit un effet inattendu, un jour que je photographiais prosaïquement la place de l'Opéra ; une minute fut nécessaire pour débloquer la pellicule et remettre l'appareil en marche. Pendant cette minute les passants, omnibus, voitures, avaient changé de place bien entendu. En projetant la bande, ressoudée au point où s'était produit la rupture, je vis subitement un omnibus Madeleine-Bastille changé en corbillard et des hommes changés en femmes et les premières disparitions subites qui eurent, au début, un si grand succès."


Durant l'entre-deux-guerres, de grands noms des arts plastiques ont pris pour modèles ces heureux accidents de l'avant-garde en en prolongeant les effets de la manière la plus méthodique possible. Le refus de la narration, si caractéristique du cinéma que ces écoles ont engendré, a renforcé l'ambiguïté de cette recherche d'effet inattendu. L'histoire de Le retour de la raison (1923) de Man Ray (1890-1976), film inclassable s'il en est, est suffisamment emblématique de cette situation paradoxale pour justifier que nous nous y attardions. D'après l'autobiographie de l'artiste , le tournage du film s'est fait à brûle-pourpoint, la veille pour le lendemain. Une invitation inopinée à participer à une importante manifestation dada, "Le cœur à barbe", pour y présenter un film l'aurait pris au dépourvu et, sur les conseils de Tristan Tzara (1896-1963), déclare-t-il, l'aurait conduit à appliquer sa technique de la rayographie - qui consiste à insoler directement du papier photographique sans passer par l'intermédiaire d'un négatif - au film cinématographique. Parmi les sévices subis par la pellicule, les ressorts, punaises et autres épingles ont assiégé en ordre dispersé des images de Paris préenregistrées. La réputation sulfureuse du film est pour partie liée à la cassure du film et à la bagarre qui ont entaché cette première projection. Le dilettantisme revendiqué de Man Ray à propos de ce film a fini par le reléguer aux oubliettes de l'histoire "officielle" du cinéma. Une enquête approfondie nous amène néanmoins à nuancer ce point de vue naïf. Contrairement à ce que Man Ray prétend dans son autobiographie, ce n'est pas Tristan Tzara mais Jean Cocteau (1889-1963) qui le premier a suggéré l'utilisation de la rayographie au cinéma :
"Je songe […] à la chambre noire que vous venez d'ouvrir sur des trésors, entre autres cinématographiques."

Man Ray, qui ne pouvait bien évidemment pas ne pas être au courant de l'existence d'une telle lettre, a-t-il alors envisagé, prémédité de réaliser ce type de production auquel il était familiarisé en photographie ? Il est désormais connu que l'accident à l'origine du portrait de la marquise Luisa Casati (1881-1957) dont les yeux s'y trouvaient démultipliés pour révéler le "don de la double vision" n'en était pas un mais, au contraire, un procédé pour rendre flatteur un visage où l'excès de fard ne masquait pas les rides. Son apparente désinvolture visait très souvent à camoufler un minutieux travail. L'inscription "à tirer cinq fois" en deux endroits sur la copie possédée par Carlo Montanaro (Né en 1946) accrédite la thèse d'une réelle attention portée aux développements qu'il voulait donner à son film :
"l'opération a été projetée et réalisée techniquement avec l'aide d'un laboratoire de développement, puis "vendue" comme une chose improvisée, peut-être même tout de suite comme une classique plaisanterie dadaïste."

En fait, l'examen du film dont une copie est conservée aux Archives françaises du film du Centre National du Cinéma à Bois d'Arcy révèle à la fois le doigté et l'intelligence éclairée dont il fait preuve dans son usage contrasté des épingles, ressorts ou punaises. Patrick de Haas attire l'attention de son lecteur sur une dissimulation systématique et délibérée des nus sur la pellicule qui trahit le caractère débridé et relâché que Man Ray cherche à donner à son œuvre. Man Ray s'explique sur cette tendance à l'autocensure qui confine à la dégradation pure et simple de l'image :
"Le nu intégral ne serait jamais agréé par la censure […] je préparai quelques tranches de gélatine par imprégnation et obtins un effet de verre brouillé à travers lequel la photo ressemblerait à un dessin ou un tableau rudimentaire"

Concernant tout particulièrement Le retour à la raison, le fait d'avoir voulu montrer l'image de la poitrine nue d'une femme a marginalisé la diffusion du film en dehors des circuits réglementés par la commission de censure au même titre que la singularité des circonstances qui ont présidé à sa "fabrication".

En 1951, Isidore Isou (né en 1925) déclarait :
"Je crois premièrement que le cinéma est trop riche. Il est obèse. Il a atteint ses limites, son maximum. Au premier mouvement d'élargissement qu'il esquissera, le cinéma éclatera ! Sous le signe d'une congestion, ce porc rempli de graisse se déchirera en mille morceaux. J'annonce la destruction du cinéma, le premier signe apocalyptique de disjonction, de rupture, de cet organisme ballonné et ventru qui s'appelle film."

L'attaque lettriste de l'image est exacerbée par une vision que l'on peut sans doute qualifier de téléologique de l'histoire de l'art et notamment du cinéma. Une floraison terminologique apparaît en suivant l'essor de ces nouvelles façons de faire du cinéma. La tentative de basculement dans le cinéma "discrépant" constitue une révolution et un changement complet de paradigme par rapport à la période dite "amplique" qui se caractérisait par une forte valorisation de l'image et de la photographie. Le traitement séparé de l'image et du son renvoie à ce que Isou appelle le "montage discrépant", l'image dite "ciselée" désigne un photogramme isolé attaqué dans son essence même, la reproduction appauvrie ou enrichie par des interventions dans sa gélatine, le "son ciselant", quant à lui, est une bande sonore également travaillée en soi, à laquelle profite le recours à des sources d'inspiration issues de la prose et du lyrisme. La destruction du septième art qu'Isidore Isou réclame de ses vœux exprime une volonté d'affranchir le cinéma de son souci de l'image photographique. Ce dédain de la photographie entraîne la recherche esthétique des lettristes vers les beaux-arts consacrés jusqu'au XIXe siècle qui devient un modèle de référence :
"Du point de vue de la photo, je ferai foutre la pellicule en l'air avec des rayons de soleil déjà, le système des impressionnistes me servait d'exemple, je prendrai les chutes d'anciens films et je les rayerai, je les écorcherai, pour que des beautés inconnues paraissent à la lumière, je sculpterai des fleurs sur la pellicule, quitte à faire de ce désordre, un ordre neuf, demain, exactement comme Cézanne a fait de l'impressionnisme un art de musée"

Isidore Isou remarque que l'impact physique peut incidemment avoir un impact historique. Le renversement des valeurs esthétiques correspond à des moments de l'histoire de l'art que l'auteur convoque pour illustrer les présupposés de sa démarche. Un accent baudelairien imprègne son désir de renouveau :
" […] le cinéma atteint le stade où se trouve actuellement la peinture, avec les impressionnistes et les cubistes, la poésie de Baudelaire aux lettristes, et la musique moderne. Plus la matière est gâchée, pervertie, pourrie, plus elle est belle. Plus la matière est maculée, gangrenée et infecte, plus elle sera précieuse au cinéaste. La nouveauté de la création seule intéresse le créateur ! Voilà pourquoi la laideur de l'époque le préoccupe ; parce qu'elle est neuve comme beauté."

Maurice Lemaître (né en 1926) est l'un des autres fondateurs du mouvement lettriste. Il est à l'origine de nouvelles propositions pour la projection de ses films. L'emprunt de principes issus du théâtre a fait de ces séances à la fois des moments d'extravagances - écran de forme et de consistance nouvelles, projections parallèles de deux films, ou sur les murs, le plafond, le plancher de la salle, voire sur le corps du réalisateur lui-même - et des expérimentations scénographiques - intervention parmi les spectateurs et avec eux – strictement prédéfinies par le réalisateur lui-même.
 
 
Jürgen Reble
 
Photo des films de Jürgen Reble, copyright "Light Cone"
 
 
Le sens du détail si caractéristique des travaux de Maurice Lemaître n'est pas sans rappeler le soin de certains cinéastes de l'époque muette à anticiper sur les conditions mêmes de la projection relativement aux vitesses de défilement des images séquence par séquence. Pour autant, le mouvement lettriste constitue une rupture avec toute tradition depuis les films Lumière, rupture qui prend parfois la forme d'une défiguration de l'image à force de ciselures. Le champ lexical de la destruction est significatif dans le texte inaugural du lettrisme, celui qui constitue la bande sonore du Traité de bave et d'éternité. De même, en 1951, les visées du film de Maurice Lemaître, Le film est déjà commencé, jumeau siamois du premier, feront dorénavant autorité. Ce dépassement de la phase "amplique" du cinéma se traduit par l'accession à une phase "ciselante" dont les leçons communes aux deux vont irriguer jusqu'à l'underground américain.
A l'instar de Marcel Duchamp (1887-1968), Alexandre Rodtchenko (1891-1956) et de ses contemporains lettristes, l'ambition de Maurice Lemaître est de révolutionner les formes de vie morale, sociale et culturelle de ses semblables par le moyen d'une rupture radicale dans le domaine de l'art.
Dans une pure tradition duchampienne et à la suite de Rodtchenko, il ambitionne de révolutionner le comportement moral, social et culturel de ses semblables. Pour ce faire, une rupture radicale est nécessaire dans le domaine de l'art. En s'attaquant à ce qu'Isidore Isou appelle l'ambiance et qui couvre l'ensemble des concepts qu'il est d'usage de se servir pour décrire les conditions de projection d'un film, Maurice Lemaître a fait de son film Le film est déjà commencé une provocation d'avant-garde dont l'influence sur la Nouvelle Vague notamment a été reconnue et commentée. Des monuments littéraires bénéficient d'une nouvelle forme de postérité en profitant de ce déplacement de l'accent de l'image à la bande sonore du film. L'intégration des enseignements littéraires de Louis-Ferdinand Céline (1894-1961) ou de James Joyce (1882-1941) dans la bande son des premières œuvres lettristes est un bon exemple de transposition cinématographique misant sur l'adéquation entre le fond et la forme. Ces choix discursifs "impurs" ne suffisent pas à contrecarrer les tendances héritées d'une tradition de prééminence accordée à l'image, tradition née avec le cinématographe. Aussi, le mouvement lettriste est-il amené à travailler la pellicule en procédant à des grattages, à des superpositions, à un traitement à l'acide, etc.

Sur le plan de la signification symbolique et formelle de la détérioration de l'image, le mouvement lettriste s'oppose à des cas d'école qui aujourd'hui s'évertuent à la dégrader pour en manifester la matérialité. Le préjugé anti-photographique des lettristes a laissé place à une réhabilitation de l'image au travers de travaux sur sa composition photochimique. Alors que le changement d'accent de l'image au son accompli par les lettristes avait pour effet de valoriser la bande son, le travail de cinéastes contemporains comme Cécile Fontaine (né en 1957) ou Jürgen Reble (né en 1956) se propose de focaliser l'attention du spectateur sur les aspects photochimiques de la pellicule argentique.

Cécile Fontaine a inventé la technique du film lifting et en reste l'interprète la plus raffinée depuis le début des années quatre-vingt. Ici nulle convocation d'avant-garde ou d'autorités. La poésie des images qu'elle forme, déforme, transforme se suffit à elle-même dans un foisonnement de couleurs très variées d'une image à l'autre et d'une œuvre à l'autre. Par l'appropriation de films trouvés, "found footage", elle se dispense de caméras et concentre l'essentiel de son travail sur les deux techniques du lifting qu'elle a mises au point.
 
 
Jürgen Reble
 
Photo des films de Jürgen Reble, copyright "Light Cone"
 
 
Au titre des originalités de Cécile Fontaine, l'exploration verticale de la bande n'est pas le moindre des renversements. En intervenant sur l'équilibre précaire des différentes composantes d'un ruban pelliculaire, Cécile Fontaine en manifeste la fragilité, la teneur et la densité chromatique. La reconstruction de l'expérience visuelle de la couleur qu'elle se propose de mener reste délibérément entachée des meurtrissures ammoniaquées qu'elle a elle-même provoquées. Ses créations obéissent au même plan de travail : la récupération et la sélection des ingrédients de base, la mise en œuvre des techniques de décollement, la séparation des couches, leur assemblage à l'origine de la nouvelle composition. La poésie naît de la disparition de cadavres de pellicules et de la formation d'un nouveau corps qui, cicatrisé, garde néanmoins la trace de ses stigmates.
L'absence de caméra à l'origine d'un film est révélatrice de la prédilection de Cécile Fontaine pour les activités purement manuelles. Sa dextérité est à remettre en contexte : le laboratoire dans lequel elle a créé ses films s'avère être sa cuisine au milieu de ses quelques matériaux de consommation domestique (produits de nettoyage tels que des solutions ammoniaquées, eau de javel, huile de lin, etc.). La technique du lifting dans sa version humide repose sur un programme de traitement des bobines réquisitionnées : trempage dans une bassine de détergent pour la lessive, rinçage sous l'eau du robinet, éventuelle application d'eau de javel sur les zones à décolorer ; étapes auxquelles peuvent s'en ajouter d'autres en fonction de la finalité du travail. Cécile Fontaine explique que ce sont les accidents, domestiques pourrait-on dire, qui l'ont mise sur la voie de ce domaine d'intervention économique (au sens étymologique du terme) :
"Les techniques de transformations utilisées doivent beaucoup au hasard et sont dues pour la majorité d'entre elles à des découvertes accidentelles reprises et explorées selon diverses combinaisons."

Formée aux techniques d'intervention directe sur pellicule en animation, elle s'est familiarisée avec la manipulation de produits chimiques en prenant des cours en "cinéma et poésie" à Boston en 1983. L'abandon de la caméra est contemporain des premiers usages de solution ammoniaquée sur la pellicule après avoir accidentellement constaté que, loin d'éclaircir un film sous-exposé, le résultat de l'expérimentation était une perte de la cohésion entre les différentes couches de l'émulsion qu'elle sépare ensuite avec un couteau de peintre. Le principe de la technique humide du lifting est donc apparu suite à une tentative accidentelle d'éclaircissement d'un film impressionné.
A l'instar de la technique humide, la technique dite sèche trouve son origine dans une autre expérimentation contingente au vu de la différence entre les résultats attendus et les résultats obtenus. La restauration mécanique d'un film lui a permis de s'apercevoir, en refaisant de vieilles collures, que des lambeaux d'émulsion (tout particulièrement la première couche à forte dominante chromatique) restaient parfois plus en adhérence avec le ruban de scotch qu'avec la pellicule.
La technique du film lifting relevait ainsi de deux procédés distincts que Cécile Fontaine allait utiliser en fonction des finalités de chacune de ces recherches esthétiques. La spécificité de chaque film qu'elle a fabriqué impliquait des choix de méthode qui ont présidé à l'usage de l'une ou l'autre des techniques.
Le fil conducteur de son œuvre personnelle tient à la préférence qu'elle voue à l'artisanat des pionniers. Dans le sillage de Georges Méliès, de Ferdinand Zecca ou d'artistes plasticiens dont les assemblages incongrus lui ont inspiré certaines œuvres particulières - Robert Rauschenberg, précurseur du pop art, est un bon exemple d'influence ayant suscité le film Almaba notamment ; le travail de Len Lye (1901-1980) est salué dans le film La fissure, etc. - elle a toujours tendance à s'écarter des voies technologiques qui auraient pour effet détourné de planifier le résultat final. L'attachement à la causalité accidentelle qui est, plus qu'un facteur de création, un moteur pour beaucoup des films que nous nous proposons d'analyser, démarque ces œuvres de l'art pompier acquis aux facilités technologiques.
La généalogie du travail de Cécile Fontaine a des racines aux ramifications inattendues. Les influences qu'elle a reçues en héritage l'ont amenée à "reconstruire un tout cohérent" :
"Toutes ces techniques visent à détourner plastiquement des séquences conventionnelles et banales, supposées refléter le réel, pour en faire des représentations visuelles aux couleurs arbitraires, se consacrant, d'abord à mettre à nu la composition matérielle des films, puis essentiellement à créer un monde imaginaire grâce à une facture d'ordre pictural."

L'édification de ce monde emprunte des chemins différents selon les films.
Dans A color movie (1983), Cécile Fontaine a recours à des instruments empruntés à d'autres arts plastiques (gravure, peinture, collage). Ces emprunts se sont raréfiés depuis. Elle explique que son film a été "composé d'une longue séquence surexposée d'autoportrait à travers une vitre réfléchissante et déformante, et entrecoupé de diverses sections indépendantes qui sont autant d'esquisses. L'expérimentation a pour but d'exposer les caractéristiques physiques et cinématographiques du film indépendamment des conventions du médium, ce qui est permis par l'incision, la déchirure, la brûlure, le poinçonnage, le collage, la peinture, la gravure." . Le film, devenu une sorte de patchwork translucide, en est réduit à servir de filtre colorant la lumière du projecteur destiné à produire des effets graphiques et chromatiques sur l'écran.
Dans Golf-entretien (1984), la dégradation de l'image, en crescendo continu durant la projection, atteint son paroxysme dans l'annihilation de tout contenu figuratif à la fin du film. Un film publicitaire sert de matière première au décollage, décalage et recollage de l'émulsion. Ce choix renforce l'effet de la manipulation en neutralisant brutalement les objectifs commerciaux du film et en accentuant les traits saillants qui font de ces images des images en soi et pour soi. Ce détournement du sens de l'image a pour effet de rompre avec une tendance naturelle devant des images photographiques ou cinématographiques qui consiste à les prendre non pas pour ce qu'elles sont mais pour ce qu'elles représentent. A la différence de la peinture, la photographie, fixe ou en mouvement, ne représente pas de portraits des choses ou des personnes. Par une déformation langagière assez symptomatique, on dirait plus volontiers d'une photographie qu'elle nous présente Louise Brooks plutôt qu'un portrait de Louise Brooks. L'argument publicitaire profite à la fois de ce que ces reproductions mécaniques des choses ont en commun avec les autres arts de la ressemblance suggestive et de cet irréductible "grain de réel" stigmatisé par Pascal Bonitzer sans lequel l'impact commercial recherché ne saurait être atteint. Les couleurs denses et chatoyantes du début et le simple dédoublement de l'image semblent inscrire le film dans une perspective de moindre intervention de la part de Cécile Fontaine. Le geste gagne en violence et en agressivité tout au long de la bande. L'accession du peloton d'images sur la dernière ligne droite laisse néanmoins émerger l'éclat de la lumière du projecteur. Quelques îlots de couleur baignent dans une blancheur immaculée.
Nombre de manifestes en faveur d'un cinéma différent ont utilisé la métaphore boulimique pour dénoncer l'état de satiété du cinéma de divertissement. Isidore Isou n'a sans doute pas été le premier. C'est certainement lui qui l'a affirmé le plus fort. Cécile Fontaine a elle-même traité ce sujet dans Overeating (1984). A partir d'un film anonyme, elle va mettre en adéquation la forme et le sujet du film et ainsi reprendre à son compte l'idée exprimée par un film portrait du cinéma primitif américain, A big Swallow (1901) dans lequel la bouche d'un homme filmée en gros plan de plus en plus rapproché finit par engloutir l'opérateur et sa caméra. Dans le film de Cécile Fontaine, la pellicule n'échappe finalement pas à la voracité sans borne d'un gros mangeur de poulet. Le traitement formel que Cécile Fontaine fait subir à l'image est conçu pour redoubler l'acte de mastiquer. Les zones jaunâtres transitoires entre les images froissées de la tête peuvent paraître résulter de coups de mâchoire bien sentis qui sont autant de signes avant-coureur préparant au dénouement du film.
 
 
Cécile Fontaine    Cécile Fontaine
 
Photos des films de Cécile Fontaine, copyright "Light Cone"
 
 
Le film 2 made for TV films (1986) est réalisé à partir de la récupération et la manipulation de films commerciaux par décollage, déplacement et recollage de leur couche d'émulsion. Les images retravaillées proviennent du documentaire Golf-entretien et d'une série télévisée américaine des années 50, Bonanza, prototype du western en couleur destiné au petit écran auxquels s'ajoute un extrait de cours de réalisation cinématographique insistant sur une technique très répandue dans l'élaboration des communications commerciales, celle du storyboard. Ce recours à des images ou sujets comme l'argument publicitaire aux antipodes de sa conception est destiné à affirmer son refus de la planification graphique de l'image et de son et de sa résolution à privilégier le traitement formel au détriment du contenu des images.
Cécile Fontaine explore la fonction métaphorique de certaines associations visuelles, notamment dans Cruises, film fondé sur l'analogie entre la mer et le cinéma, entre l'écoulement de l'eau et celui de la pellicule. Ce film collage en trois parties puise ses images dans des sources cinématographiques de genres et époques variées. Les cartons de mots écrits qui apparaissent sur le film trouvé - générique du documentaire italien, marques de fabrique de pellicule (Agfa, Kodak) et de caméra (Canon), amorce numérotée, sous-titres en allemand, hollandais ou anglais (dans le sens de la lecture, dans le sens inversé, inversé haut/bas) - concourent à la lisibilité du questionnement qui rejaillit sur toute l'œuvre : "Qu'est-ce que le cinéma ?". En s'attaquant au défilement des images, à l'accoutumée limpide et évident, Cécile Fontaine cherche à délimiter le territoire cinématographique et à dégager les points de convergence avec d'autres moyens d'expression artistique.
Elle s'attache à exercer son esprit critique sur les films trouvés par rapport auxquels elle prend politiquement parti et auxquels elle fait subir un sort choisi en fonction de son engagement. Histoires parallèles est de ceux-là. Le traitement qu'elle a choisi de mettre au point à l'occasion de ce film s'appliquait différemment sur chacune des Histoires. Raphaël Millet commente l'arrière-plan politique et social du film de Cécile Fontaine :
"L'histoire parfois se rejoue, quasi à l'identique, sans qu'on en ait tiré les leçons. L'homme n'apprendrait-il jamais rien ? Dans Histoires parallèles, Fontaine met en regard les uns des autres des extraits de parade aérienne, de défilés de gendarmes français motorisés et de paras noirs marchant au pas, d'alignements de motos, de mitrailleuses et de coutelas, de DS officielles avançant au pas, le tout intercalé d'images d'officiers allemands, de dirigeants tiers-mondistes et d'enfants miséreux. La conflagration est alors générale (nous voilà !), nul n'y échappe et personne ne trouve grâce aux yeux de Fontaine."
 
 
Cécile Fontaine
 
Photo des films de Cécile Fontaine, copyright "Light Cone"
 
 
Le film Japon series (1991) comporte des images de danseurs buto issues d'un documentaire sur une performance que ceux-ci avaient réalisée à Paris. Cécile Fontaine a utilisé la technique du film lifting "à sec" pour obtenir l'isolement de certaines figures par rapport à un fond gratté image par image. Les personnages sont donc auréolés d'une matière chromatique en vibration. D'un photogramme à l'autre, l'intensité du grattage varie et c'est parfois la couche d'émulsion jaune, parfois la cyan qui est mise à jour. La considération pour les techniques picturales se ressent dans la touche de blanc dont Cécile Fontaine a habillé le corps des danseurs.
 
 
Cécile Fontaine
 
Photo des films de Cécile Fontaine, copyright "Light Cone"
 
 
Cinq ans après Histoires parallèles, Cécile Fontaine aborde de nouveau le thème du colonialisme dans La pêche miraculeuse (1995). Ses origines réunionnaises l'ont sensibilisée à ces questions et c'est toujours avec la même conviction qu'elle les affronte. L'omniprésence des images de carte place le propos du film dans la perspective de l'exploration topographique et de la découverte de nouveaux territoires :
"C'était là un cinéma de la cartographie, de la topographie, c'est-à-dire du maillage et de l'appareillage visuel d'une nature offerte, attendant son maître blanc. Lucide sur ce que fut cet "Empire des cartes", Fontaine part elle aussi du relevé topographique et inaugure un cinéma de la dépossession où l'on doit faire l'effort de se déprendre et de terres qui ne sont plus les nôtres, et de nos mauvaises habitudes."

La distance prise par rapport à nos anciennes terres colonisées, par rapport à nos mauvaises habitudes s'exprime ici par une prise de distance impliquée par l'acte d'écrire son propre générique à la main sur l'ancien générique du film de propagande colonialiste. Dans ce film, il est aussi question de la méthode de travail de Cécile Fontaine : Par ce titre, il s'agit de montrer combien la pêche d'images a miraculeusement permis de soustraire de vieilles pellicules à ce qui allait devenir leur repos éternel, pour créer de nouveaux films.
Cécile Fontaine abîme ses propres images ou celles qu'elle récupère à droite à gauche pour en montrer la matérialité physique. Cette attaque à l'encontre de l'émulsion et, par conséquent, envers la couleur, l'épaisseur et le principe de défilement écarte la référence naturelle à l'objet filmé dans un mode de perception nouveau par rapport à celui que ce type d'images suscite habituellement. De manière éminemment subversive, l'esthétique qui s'en dégage se veut au service de causes politiques contemporaines que Raphaël Millet introduit en ces termes :
"Abîmer, c'est mettre en abyme le monde comme il va son petit bonhomme de chemin, dans la quiétude de son inconscience quotidienne, dans la sérénité de son défilement télévisuel. Ce par quoi le cinéma cioranesque de Cécile Fontaine est le contraire du petit écran somnolent."
 
 
Cécile Fontaine
 
Photo des films de Cécile Fontaine, copyright "Light Cone"
 
 
De la même manière subversive, le groupe Schmelzdahin, puis Jürgen Reble en solo ont eux également mené des expérimentations esthétiques sur la base de pellicules délibérément décomposées. Doté d'une solide connaissance en matière de recherche bactériologique, Jürgen Reble a tenté de l'appliquer au film en procédant de manière scientifique et en tenant un discours explicatif de ces travaux de nature épistémologique. Ainsi, à entendre Jürgen Reble, leur film Stadt in Flammen (1984) leur a-t-il permis d'approfondir l'étude des processus de décomposition bactérienne dans l'émulsion des films. Suite à l'oubli d'une copie couleur en super-8, Jürgen Reble a découvert que les trois couches d'émulsion de celle-ci, tout en restant très pures et intenses, s'étaient partiellement mélangées. La nouvelle composition des couleurs ressemblait à un vitrail d'église. Utilisant une tireuse optique en cours de fabrication par le groupe auquel il appartenait, le Schmelzdahin, il tenta de tirer une copie de cette mosaïque qui, malheureusement, devait fondre sous l'effet d'une surchauffe provoquée par la lampe du projecteur. Cette péripétie rend bien compte des pertes risquées à l'occasion de manipulations bactériologiques. Révélateur d'un certain type de direction prise par le groupe allemand, l'expérimentation bactériologique s'est finalement doublée d'une mise à l'épreuve des films à la corrosion atmosphérique. Une intense exposition de films principalement couleur à l'air et aux rayons solaires a commencé par provoquer la désintégration de la couche jaune. En fonction de paramètres minutieusement prédéfinis, des variations ont été constatées dans l'ordre et la rapidité des disparitions des autres couches d'émulsion. Bien évidemment, Jürgen Reble fait remarquer que l'action du vent et de la pluie a accentué la porosité de la gélatine et accélère les processus à l'origine de l'apparition de gerçures et autres crevasses. La souillure et la disparition continue de toutes traces d'émulsion et de couleurs sont inexorables :
"La poussière atmosphérique vient se poser sur le support, là où il y avait jadis des images pleines de couleur. Un acte de purification, en quelque sorte. Il est toujours surprenant et beau de voir quelles nouvelles réalités viennent prendre la place des illusions multicolores."

L'allusion métaphorique de la pêche d'images par Cécile Fontaine est à prendre au pied de la lettre lorsqu'il s'agit de Jürgen Reble qui témoigne d'une autre expérimentation :
"En 1985, j'ai jeté une bobine dans le petit écran de mon jardin, je crois que c'était Ali Baba et les quarante voleurs. Je l'ai récupérée un an plus tard. Cette expérience est décrite dans Aus den Algen (1986). Après les commentaires, on voit le matériau filmique repêché. De la copie originale, seul le support a survécu : des cultures d'algues s'y sont installées, qui fournissent à présent le contenu des images."

Le groupe avance par tâtonnements. Il s'enthousiasme pour des résultats enthousiasmants qu'on a presque tendance à considérer prometteurs, mais il regrette aussi et toujours de nombreuses pertes cinglantes. Jürgen Reble s'évertue à retrouver les procédés du virage très répandus durant les premières décennies de l'histoire du cinéma. Mais l'intérêt que le groupe prend à innover se traduit par des choix consistant à interrompre les processus ou à intercaler des traitements chimiques intermédiaires. Ces essais ont porté leur fruit en contribuant notamment à donner l'illusion du relief. La ressemblance des images ainsi obtenues avec celles en noir et blanc qui jadis étaient coloriées à la main frappe les esprits :
"L'extrême richesse des possibilités de combinaison entre ces différentes techniques nous faisait plonger dans un monde complexe et fantastique, véritable au-delà de la représentation. Nous avions l'impression d'évoluer sur un terrain marginal et en jachère, laissé pour compte par l'histoire cinématographique, totalement “sous-exposé”. Lorsqu'il nous arrivait d'assister à des festivals de cinéma ou de vidéo, le côté anachronique de nos recherches s'imposait clairement à nous. Le “milieu du digital” faisait déjà des ravages : on était désormais en mesure de traiter les images sans se salir les mains, juste à l'aide de son cerveau et d'un doigt."

Une des finalités de tels travaux réside dans le projet de recréer un processus naturel de toutes pièces au niveau de l'émulsion. Dans certaines parties de l'œuvre collective Flamethrowers (1989, avec Matthias Müller et Owen O'Toole) et les images du début de Passion (1992), Jürgen Reble est ainsi parvenu à préserver l'énergie primitive d'un phénomène volcanique par exemple. Un bain de blanchissement agressif a corrodé les parties de l'image dans lesquelles la lave est projetée en dehors du cratère en y associant la couche de gélatine. Un colorant rouge profond obtenu par le mélange de deux sels peu colorés enduit ensuite le reste de gélatine maintenu sur la pellicule.
 
 
Maurice Lemaître
 
Photo des films Maurice Lemaître, copyright "Light Cone"
 
 
Les expérimentations de Cécile Fontaine et de Jürgen Reble ont pour point de départ commun une reconnaissance de la temporalité du film. L'importance qu'ils accordent aux processus se solde par une recherche volontaire des résultats jamais complètement aboutis dont la fonction est de questionner le principe même du film, sa matérialité et son usure. L'un et l'autre accordent au temps le privilège d'intervenir en tant que premier acteur de la création. Ils le laissent œuvrer à la décomposition et la dégradation du film qui sont sources de techniques d'"après-garde" et de nouvelles œuvres. En comparaison avec Jürgen Reble, Cécile Fontaine dose son intervention pour freiner ou éviter la disparition graduelle des couches colorées. Cette gestion du facteur temporel dans son accomplissement les situe aux antipodes de la logique inhérente au monde de l'art et aux musées. Jürgen Reble s'en explique en prétendant vouloir surmonter "la divergence entre le caractère événementiel du processus et la fixation spontanée". Ce but le conduit à organiser des performances au cours desquelles la projection lui donne l'occasion de traiter chimiquement une bobine de film pour simultanément en assurer la décomposition. Chez Cécile Fontaine comme chez Jürgen Reble, l'aménagement de "zones temporaires de sensibilité filmique" en espace de danse des éléments est destiné à marquer sa rupture avec les images télévisuelles ou des médias plus généralement en affirmant le caractère anthropomorphe du film.

Les commémorations du centenaire du cinéma ont contribué à démontrer la relative jeunesse de cet art alors même que les dernières évolutions technologiques impliquées par l'apparition du numérique font dire à certains qu'il est déjà mort. Certains cinéastes expérimentaux d'aujourd'hui ont néanmoins ouvert une brèche en revenant à leur manière - toute spéciale, il est vrai - à ce qui faisait l'artisanat du cinéma dans les premiers temps. D'autres en sont sortis tout armés contre la tradition pour s'affranchir de l'emprise de l'image et pour explorer l'espace de la parole qui avait été aménagée une vingtaine d'années plus tôt par l'apparition de la postsynchronisation.
Les autodafés de films au moment de la première crise de surproduction du marché cinématographique ont en commun avec les expérimentations de Maurice Lemaître ou de Jürgen Reble le montage d'une interaction directe avec le public. Au même titre que les feux d'artifice ou le cirque, le spectacle de performance, qui se définit a priori sur le mode négatif de ce qui ne peut se reproduire automatiquement, impose une gestion de facteurs extérieurs à la stricte expérimentation destructive, commune aux lettristes, à Jürgen Reble et à une profession voulant marquer le coup avec un autodafé public. En tant que spectacle interactif entre l'artiste, le public et l'écran, l'événement se singularise et affirme son caractère exceptionnel. Seules les personnes alors en présence peuvent en discuter l'impact du moment et le souvenir qu'elles en ont gardé en mémoire. La formation d'une telle communauté qui partage la même vue ressemble à celle qui s'est développée dans des périodes de l'histoire du cinéma au cours desquelles un public prenait faits et causes pour des films destinés à cimenter leur cohésion. En insultant un public hétérogène composé de fidèles comme de curieux ou d'intrus, le cinéma lettriste veut faire mal là où habituellement le public cherche à se faire du bien. L'Union des Grands Editeurs prend à témoin les spectateurs pour leur montrer que le film n'est pas une denrée rare. En se proposant de séparer l'ivraie d'avec le bon grain, elle veut célébrer un acte de destruction que d'aucuns trouvent enthousiasmant et salutaire. On a néanmoins idée d'une controverse à la lumière de l'obstination de Georges Dureau à défense la manifestation. L'absence de réflexion sur les critères de la sélection fait craindre que les distributeurs aient quelque peu eu la main lourde.
L'argumentation politique de Cécile Fontaine se déploie de film en film en recourant à des procédés de plus en plus sophistiqués, en dépit de la simplicité des thèses avancées. Sa technique du film lifting est au service de causes autour desquelles elle veut former un consensus qui se dégagera non seulement du bouche à oreille mais également, à la différence des performances, de sa répétition à l'identique. L'adéquation entre l'engagement à l'origine de certains films et le choix d'utiliser des moyens classiques de projection cinématographique s'explique par cette importance accordée à la fonction militante de son œuvre.
Les principes qui animent donc ces avant-gardes impliquent un changement de paradigme esthétique et culturel qui a son volet subversif. C'est l'histoire de cet aspect-là que cette étude a voulu présenter en abordant les mobiles économiques, esthétiques et politiques de ces révolutions et autres destructions.
Laurent Garreau
Paris, novembre 2005

Bibliographie :
Stefano MASI, Cécile Fontaine, Décoller le monde, Les Cahiers de Paris Expérimental, n°11, Paris, 2è trimestre 2003.
Jürgen REBLE, "Chimie, Alchimie des couleurs" (pp.152-155) in Nicole BRENEZ et Miles MCKANE (Dir.), Poétique de la couleur, Anthologie, Auditorium du Louvre / Institut de l'Image, Paris, 1995.
Cécile FONTAINE, "Technique sèche et technique humide" (pp.149-151) in Nicole BRENEZ et Miles MCKANE (Dir.), Poétique de la couleur, Anthologie, Auditorium du Louvre / Institut de l'Image, Paris, 1995.
Man Ray, Autoportrait, Laffont, Paris, 1964.
Isidore Isou, Traité de bave et d'éternité, D'arts ed. / Hors commerce, Cergy-Paris, 2000. Précédente édition (qui sert de référence dans l'article), Œuvres de spectacle, Gallimard, 1964.
Nicole BRENEZ et Christian LEBRAT, Jeune, dure et pure !, une histoire du cinéma d'avant-garde et expérimental en France, Cinémathèque française / Mazzotta, Paris-Milano, 2001.
Publication :
Articles "classification", "dessin animé" et "soft", Dictionnaire de la pornographie (Dir. : P. Di Folco), Presses Universitaires de France, à paraître en novembre 2005

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