Le cinéma peut-il être un art vivant ?
A propos des Etats Généraux du Film Documentaire de Lussas
 
 
Sans elle

Sans elle…
Le cinéma,

surtout

le documentaire,

est

sans doute

le mieux

placé

pour ce

défi

à la

malédiction

originelle…


L'image qui tue

La question habituelle d'interroger les limites de ce qui peut être montré (les horreurs des guerres, la Shoah, la pornographie, les coïts programmés des locataires du Loft, etc.) sous-entend que nous soyons à même de pouvoir tout montrer ! Les interrogations que pose la philosophe Marie-José Mondzain portent entre autres sur la distinction entre "montrer" et "représenter" qui a à faire avec ce qui n'est pas montré. Représenter c'est composer un récit, inscrire un événement dans la durée, donner une possibilité de sens plutôt que de se laisser prendre aux pièges de l'effroi ou de la fascination de l'image qui tous deux figent toute pensée. La transe continue d'un auditoire exorbité commotionné par la terreur du spectaculaire, c'est cela même le terrorisme qui empêche le spectateur ou l'auditeur d'être quelque peu Sujet d'un travail secondaire subjectif de représentation qui doit prendre du temps. La machine à faire peur telle qu'on la voit à l'œuvre aux Etats-Unis et actuellement en France induit des solutions toutes faites qui viennent de l'extérieur de la personne réduite à l'infantilisation, l'immaturité et l'impuissance afin quelle s‘abolisse dans la binarité Traumatisme/Répression. C'est par exemple l'appel à la police, la censure, le contrôle au nom de la sécurité. Pouvoir sans limite imposant des limites à toute activité humaine.

Quelles sont les conditions pour restaurer le pouvoir imageant de chacun, pour laisser libre champ à l'élaboration singulière d'une représentation qui s'effectue grâce aux opérations symboliques des mots, des images et des signes personnels ? A quelles conditions un spectacle peut-il produire de la représentation ? A quelles conditions une représentation peut-elle produire un spectacle ? Comment montrer quelque chose dont le sens puisse excéder ce qui est montré ?

Le dessein serait que la monstration des actualités qui ne s'adresse qu'à une solitude massifiée, contagieuse et non partageable fasse à nouveau place à l'ouverture à la représentation des événements, façon de jouer avec l'infigurable à partir de la perception de nos limites et tout à la fois de l'illimité dont nous savons qu'il gîte au fond de notre finitude. Notre vie même est à ce va-et-vient entre infinité et finitude dans le deuil du Tout saisissable et dans le partage possible des différentes visions de chaque symbolisation individuelle. On peut tout représenter sauf le Tout, dit Marie-José Mondzain à qui j'ai emprunté les réflexions précédentes. La représentation est affaire de point de vue.

Comment mettre alors entre le réel et moi du fantasme, dit la psychanalyste Laurie Laufer qui travaille entre autres sur "l'œuvre (psychique) nécessaire de sépulture" que doivent accomplir les personnes gravement traumatisées qui ont arrêté le temps dans l'image figée de ce qu'elles ont subi. Mettre en mouvement les images par les paroles et par les "visions", ces points de vue subjectifs, afin de procéder à une dynamisation des affects.

Le spectateur comme Sujet

Les rencontres de Lussas et le regain du film documentaire posent la question cruciale de la place du spectateur. Comme le remarque Jean-Louis Comolli, la ponction effectuée par Marcel Duchamp dans le réel, dans le monde du travail et de l'industrie, d'objets pour les mettre dans le monde de l'art sous forme de ready-made, la fonction qu'il a conférée au regardeur comme coauteur de l'œuvre peuvent être rapprochées du projet du réalisateur de documentaires. Le Sujet de la représentation est le spectateur à partir d'une proposition que le film lui offre. Je préférerais pour ma part parler d'une sorte de partenariat de sorte que la vision d'un film ne soit pas spectacle d'un film accompli comme objet indépassable formellement (il l'est de toute façon, j'en reparlerai plus loin) mais reviviscence par l'action singulière de chaque personne comme spectateur, et particulière de chaque spectateur comme faisant partie d'un public.

Le documentaire, acte politique

Comme le proclame le "Groupe du 24 juillet" constitué de réalisateurs, techniciens, producteurs et exploitants de cinéma, ces Etats Généraux du film documentaire de Lussas qui existent depuis 1989 doivent être un lieu de résistance. L'espace public est en effet menacé d'être privatisé, la création d'être mise au service du Commerce des Services qui selon l'OMC doit régir aussi tout le commerce de la pensée. Il est urgent de se mobiliser quand le PDG de TF1 Patrick Le Lay dans "Les dirigeants face au changement" (éd. du Huitième Jour, 2004) ose cyniquement écrire (il faut recopier encore ces déclarations qui n'ont suscité que quelques commentaires) : "Le métier de TF1, c'est d'aider Coca-cola, par exemple, à vendre son produit. Or pour qu'un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c'est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-cola, c'est du temps de cerveau humain disponible." !

Le film documentaire peut jouer un rôle déterminant en suscitant la pensée, la réflexion, le refus de la standardisation au service de la pensée conforme, et du divertissement en vue de consommation. A condition qu'on ne sature pas les images et les sons dans une volonté de nous convertir ou de nous fasciner ou qu'un commentaire envahissant nous dise ce qu'il faut penser, nous, les spectateurs, percevons que ceux-là qui s'agitent sur l'écran, ce pourrait être nous et réussissons à nous faire notre place dans les espaces et les temps du documentaire auquel nous assistons et participons, ou presque. Loisir nous est donné d'être Sujet historique dans une reconstruction du processus narratif, Sujet sociologique dans une compréhension des soubassements des aliénations, Sujet de l'Histoire derrière ses apparences, Sujet politique derrière les discours convenus.
Comme le disait Serge Daney, c'est dans la tête du spectateur qu'a lieu le cinéma, et l'on doit en effet distinguer le cinéma qui aliène le spectateur comme pur récepteur d'images qui le clouent de stupeur, qui le manipulent, qui pensent pour lui, qui lui offrent moins du sublime et de l'opportunité de sublimation que du fétichisme qui fait prendre provisoirement le substitut pour la chose et provoque l'accoutumance à cette toxicomanie à la substance de remplacement comme satisfaction illusoire et provisoire de ses désirs… Il est capital de penser aussi l'art comme projet politique visant à mettre en place les conditions pour que chacun, habituellement Objet d'aliénations diverses, soit auteur de symbolisation afin de devenir davantage Sujet de sa propre destinée.

La force du vide

La force du vide

L'assassinat de la symbolisation

Mais cette activité du spectateur est en elle-même, quel qu'en soit le contenu, désaliénante par la symbolisation qu'il mène et qui n'est pas prévue par les faiseurs de spectacle.

Nos sociétés assassinent en effet, selon moi, la production personnelle de symboles de deux façons différentes :

Dans la première, il est travesti en une symbolique programmée délibérément. La création individuelle de ses signes intimes référentiels qu'on peut voir par exemple à l'œuvre dans le travail du rêve est dévoyée dans une représentation codifiée selon une systématique extérieure au Sujet dans l'utilisation idéologique d'un "savoir" sur les symboles des productions psychiques.
On voit dans ce domaine de façon plus ou moins grossière des professionnels de la mercatique qui tentent d'instrumentaliser et de rentabiliser l'inconscient au service d'une visée consommatrice. Notre monde vit en effet sous le signe de l'information allusive plus ou moins lisible, parfois transparente : nous sommes envahis par les femmes nues pour n'importe quel produit, ou parfois plus cryptiques : formes cachées dans l'entrelacs des reflets des glaçons d'un verre de whisky. L'objectif de la publicité est par exemple l'illustration de ce qu'elle ose dénommer "concepts", préalables censés jouer sur l'appel à pulsions et à désirs (principalement sexuels) afin de les détourner sur l'achat d'une marchandise, serait-ce là un avatar du concept freudien de sublimation ? La connaissance de plus en plus sophistiquée des désirs humains a ouvert la voie à la manipulation à fins de vente : la dernière publicité pour le café Carte Noire présente un couple qui "avale la fumée" au sens littéral et non obscène du terme.
La référence "psychanalytique" est même cyniquement avouée : si Renault parle de "cliothérapie", Volkswagen va encore plus loin en dévoilant froidement les motivations inconscientes sollicitées qui n'étaient jusqu'alors exposées que dans le secret des réunions de brainstorming des publicitaires : "La psychanalyse a ceci de bien qu'elle permet d'éviter les erreurs en matière de choix automobile. C'est en effet entre 6 ans et 8 ans qu'un enfant a le plus besoin de nourrir une image forte de son père, une image de solidité à toute épreuve," etc., et bien sûr il achètera une Sharon Family… On pourrait aussi examiner comment de grandes figures archétypales sont récupérées par le cinéma des blockbusters (faisant appel à des recettes éprouvées en vue de grosses recettes), en différenciant ceux qui n'en conservent que la coquille simpliste et ceux qui revisitent les grands thèmes de façon inspirée.

La seconde est l'invasion du "réalisme" dans ses excès, on pourrait dire de l'hyperréalisme, qui tend à une abolition de la distance entre fiction et réalité, en prenant les corps comme otages (de sexe et/ou de violence) ou plutôt bout de corps recherchant bout de corps. Selon les bouts choisis il peut s'agir des serial killers ou des pornos. Dans les deux cas, le corps est morcelé sans cohésion possible, les bouts de corps n'appartiennent qu'à peine à l'individu qui se réduit à sa fonction perverse : perversité pour les premiers, "perversion" pour les seconds.
Nous assistons à des productions imaginaires qui abolissent la distance entre le symbolique et le "réel" ou supposé tel. Le réel, c'est ce qui toujours échappe et que l'on poursuit, ce qui au fond est récupéré par les stratégies marchandes qui entretiennent l'illusion de son atteinte possible pour mieux susciter l'envie de recommencer l'expérience à travers un succédané qui ne satisfait que partiellement et momentanément, ce qui frustre dans le même mouvement (on retrouve là la stratégie du Coca-cola dans son rapport à la soif, la quantité de sucre inclus provoquant une soif nouvelle à brève échéance). On encourage ainsi une démarche toxicomaniaque de la recherche incessante du court-circuit des registres symbolique/imaginaire/réel afin d'être accro du produit à consommer, en l'occurrence le spectacle du réalisme excessif du corps dans le sexe, la douleur, la maladie, la mort. Le spectacle de l'horreur ou de l'orgasme s'inscrit dans cette logique dans les films gore ou dans les films pornos, qui n'ont qu'à peine dans les deux cas besoin de se justifier par un scénario.
Dans les premiers, on ne sait s'il s'agit d'un document sur une torture véridique ou d'une fiction reconstituée dans un décor familier au spectateur qui y retrouve son environnement quotidien. Il est remarquable qu'aucun des documentaires présentés à Lussas n soit tombé dans cette fascination alors que les contenus pouvaient facilement s'y prêter : abattoirs, léproserie, geôles, lieux de tortures, etc.
Quant au porno, il est hyperréaliste en surdimensionnant les organes en conjonction, et aussi de par les conditions même du tournage, depuis l'érection masculine qui correspond peu ou prou à un ressenti réel, même si elle est provoquée artificiellement, jusqu'à l'éjaculation qui se doit d'être montrée-démontrée de façon ostentatoire, ce qui a pour but de prouver l'irruption/explosion du réel alors même qu'ordinairement elle se produit dans une des profondeurs du corps du partenaire et reste invisible. Le porno pulvérise les affirmations de Diderot dans Le paradoxe pour le comédien. La confusion règne qui fait croire aux gamins qui visionnent des gang-bands que les tournantes sont une formule usuelle et normale de sexualité avec une fille forcément consentante. La fiction se présentant comme "prise sur le vif" d'actions en direct fait croire qu'il s‘agit de "docus de culs". Il s'agit toujours tant en gore qu'en porno du corps pour-autrui et non de la perception intime de ce que l'on peut appeler la chair, qui est au corps ce que le réel qui échappe est à ce qu nous appelons réalité.

Transgresser son essence ?

Mais il me semble que les problèmes posés par ces Etats Généraux peuvent aussi se penser en termes ontologiques. Je poserai en effet les problèmes par une autre entrée car il m'est apparu une certaine confusion entre les limites et les interdits. Si les premières sont "organiques" (comme la fatigue), les seconds sont sociaux (comme l'interdit de l'inceste). Patrick Leboutte à propos du thème "Art contemporain et documentaire" qui doit être développé aux prochaines rencontres, affirme que "Le cinéma, au seuil de profondes mutations, inquiet de son devenir, menacé de transgressions possibles, éprouve aujourd'hui une réelle crise d'identité" d'où le croisement avec des tendances actuelles des arts plastiques : art vidéo, installations, etc. C'est à ce propos que j'aimerais présenter ici quelques réflexions :
Dans les tendances actuelles des arts plastiques en général, on pourrait grossièrement distinguer deux centres d'intérêt : l'un se préoccupe, comme il est classique de le faire, de l'œuvre, l'autre de la démarche artistique et de son sens.
Je ne développerai pas la première qui s'inscrit dans l'histoire traditionnelle de la peinture et de la sculpture.
L'art centré sur la démarche porte sur deux objets : le déplacement à la personne même de l'artiste comme objet artistique, je pense à ce qu'on a appelé l'art du comportement ou l'art de l'attitude de l'artiste face à lui-même et au monde ; le rapport au regardeur, au spectateur, au visiteur (bien que certaines "installations" ne prennent que peu en compte la participation du visiteur qui n'est parfois réduit qu'à accepter ou refuser le rôle qu'on lui a défini). Comme ces deux tendances se mêlent bien souvent, accordant la prépondérance tantôt à l'artiste, tantôt à l'acte lui-même, tantôt à la proposition plus ou moins ouverte au "profane", je mêlerai moi-même ici les noms des mouvements correspondants : Action, Body Art, Fluxus, Gutaï, Happenings, Performances, Installations, etc.

Le cinéma, art plastique ?

Mais comment appliquer cette tendance actuelle des arts plastiques - qui significativement préfèrent actuellement se nommer "arts visuels" - au cinéma qui est, par essence, le spectacle de la liberté passée : aucune interaction possible entre le spectateur et le film sur lequel il ne peut rien, le "peut" se comprend ici au sens du can anglais. Je rappellerai qu'au théâtre, l'impossibilité n'est pas la même : non pas organique, structurelle, essentielle qui tient au décalage temporel du cinéma, mais au sens des interdits du may anglais. Le cinéma est vision d'un passé déjà accompli. Les jeux sont faits (titre d'un film tiré d'un de ses scénarios) dirait Jean-Paul Sartre en 1947. Ils sont immuables et le spectateur n'y peut rien. Il ne peut qu'assister au spectacle de l'inéluctable. Tout est dans la boîte, déjà enregistré.
Ce qui lui est montré, c'est la fatalité.

Pour illustrer cette distinction, je rapporterai une blague :
Deux amis voient un film. L'un d'eux dit à l'autre, désignant l'héroïne de l'histoire :
- "Je te parie cent francs (l'histoire est ancienne) qu'elle va mourir".
- "Pari tenu".
Ce film s'achève en effet par sa mort. Celui qui a gagné pris d'un sursaut d'honnêteté avoue :
- "Je le savais, j'ai déjà vu le film".
- "Alors pourquoi as-tu parié ?"
- "Je pensais qu'ils n'auraient pas osé la faire mourir une deuxième fois".

La question posée par le cinéma, refoulée, est à la rupture de sa malédiction originelle qui est son rapport à l'inéluctable. On a beaucoup parlé durant ces jours de Lussas de transgression et de limites. Mais peut-on relever le défi de transgresser son essence ? Sa constitution même ? Son identité ?
N'évacuons pas cette question paradoxale. Surtout ne nous contentons pas de la résoudre trop facilement par la liberté secondaire du spectateur qui donne éventuellement un sens dans l'après-coup, qui peut élaborer imaginairement, ce qui est extrêmement important mais non structurel. Ne soyons pas non plus dans le déni en faisant du spectateur le seul auteur de l'œuvre comme certains vont jusqu'à le prétendre !
Bref, l'existence l'emportera-t-elle sur l'essence ?

Intervista

Intervista…

Théâtre, référence occulte

Il me semble qu'il existe un art qui fascine tant les nouvelles tendances des arts visuels que les interrogations des praticiens du cinéma, c'est celui du théâtre.
Le théâtre en effet s'oppose en tous points au cinéma par son essence même : c'est par exemple la présence du corps, de la chair des acteurs qui jouent au présent. Le théâtre est le lieu de l'incarnation, ou plutôt de la réinvention du texte par les acteurs qui, comme leur dénomination le désigne, agissent, agissent les mots, agissent les gestes et les indications d'intonation ou d'émotion des didascalies. La parole théâtrale n'est ainsi pas un substantif abstrait, c'est toujours un verbe, et un verbe actif avec l'éventualité d'une modification du texte primitivement écrit.
Au théâtre, rien n'est figé, l'auteur fécondé par la perspective du spectacle vivant peut même réajuster son écrit dans un retour de flamme. Je ne connais aucun écrivain de théâtre qui ne modifie son œuvre quand elle est jouée (Il n'y a que Bonnard en peinture pour retoucher ses tableaux sur le lieu même du musée). Le théâtre est surcroît de vie, jamais figé, jamais arrêté une fois pour toutes, le théâtre est du gérondif permanent. Le théâtre ajoute une métaphore de plus à l'accumulation de métaphores en quoi consisterait notre monde selon Goethe : Alles Bestehende ist ein Gleichnis (Tout ce qui existe est métaphore). Le théâtre se décline toujours au présent, au présent gros de futur, c'est pourquoi il s'entoure de garde-fous, il se truffe de tabous. Mais ceux-ci par définition sont susceptibles d'être transgressés, ce qui réitère l'origine dionysiaque du théâtre.
Des règles du jeu strictes sont ainsi mises en place pour empêcher tout débordement, tout passage à l'acte de ceux qu'il faut fasciner et séduire, sidérer en un mot pour qu'ils ne bougent pas.
Mais le spectateur de théâtre n'est pas réduit à l'immobilité et au mutisme comme Comolli le décrit pour le cinéma.
L'on sait déjà que la présence du public influence ce qui se révèle davantage présentation actuelle que représentation/reproduction d'un passé arrêté. Le public peut à tout moment même envahir la scène, ou bien chauffé par la pièce, envahir la rue pour prendre et démanteler quelque Bastille comme cela s'est produit après la représentation de l'opéra "La muette de Portici" (1828) de Auber, livret de Scribe et Germain Delavigne, le 25 août 1830 au Théâtre de la Monnaie à Bruxelles. Cet opéra relate la révolte du peuple napolitain contre la tyrannie espagnole et comprend l'air célèbre "Amour sacré de la patrie" Ce fut l'événement déclenchant de la révolution qui aboutit à l'expulsion des Hollandais et l'indépendance de la Belgique ! Je ne sais si le cinéma, même documentaire militant, a pu jour un rôle historique semblable.
Bien sûr l'histoire belge est exceptionnelle car le dispositif théâtral de protection est solide : architecture de la salle, jeu des lumières et de l'obscurité, soupape de l'entracte, etc. Reste que cela aurait pu se produire et l'on sait que les fantasmes sont bien plus puissants que la réalité (cf. Le discours actuel sur l'insécurité ou les attitudes xénophobes dans des lieux où il n'y a guère d'étrangers).
Je suis auteur de théâtre et, bien que cinéphile, guère créateur de cinéma mais il m'apparaît important de prendre tous ces items qui constituent le théâtre et de les examiner l'un après l'autre pour savoir si les différences sont rédhibitoires dans ce temps où nous voyons les arts plastiques les amoindrir.
Comment rendre le cinéma plus charnel, plus présent, plus interactif (pas au sens du choix entre plusieurs actions programmées) ? Questions folles, impossibles, apories qui comme le rappelait Marie-José Mondzain, n'ont pas la ressource de la réponse.

Le documentaire, lieu privilégié d'une mutation possible ?

Mais revenons à Lussas qui, rappelons-le, est un festival qui présente des films. Nous y avons vu des chefs d'œuvre et des films remarquables. Je citerai, goût personnel : La maison est noire, de Forough Farrokhzad, sur des lépreux iraniens tâchant d'être sujets de leur vie malgré l'aliénation de la maladie et de l'institution léproserie, S21, et Bophana, de Rithy Panh, sur la reconstitution par des khmers rouges de leurs gestes passés de geôliers et de bourreaux, devant l'oeil de la caméra et celui d'une ancienne victime, La langue ne ment pas de Stan Neumann sur le journal secret de Victor Klemperer, juif allemand analysant les euphémismes et néologismes des discours nazis, 800 Kms de différence, de Claire Simon, sur les amours adolescentes de la fille de la réalisatrice, entre projections imaginaires et réel, Intervista, de Anri Sala, confrontation d'une ancienne militante communiste albanaise avec l'enregistrement de son interview passée pour la télé, Salvador Allende, de Patricio Guzman, reconstitution de sa trajectoire politique, La force du vide, de Pierre Oscar Lévy, essai sur l'invasion des préoccupations marchandes sur la recherche scientifique, etc.
Films extraordinaires portant tous sur les forces vives de l'être humain face aux aliénations internes ou externes (les créations formelles des réalisateurs entrant en congruence avec le contenu de leurs films, on pourrait le démontrer de façon différente chaque fois, la forme et le fond communiquant sémiotiquement). Le summum est constitué par Sans elle(s), de Anne Toussaint, tentatives de détenus de filmer l'absence de l'autre au sein de la prison, la cinéaste étant l'accompagnatrice d'un processus de création dont le prisonnier est l'auteur après avoir été formé au monde de l'image… L'autre là-bas, c'est le créateur que nous pourrions être.
Ce qui frappe, et qui définit le genre documentaire (je ne parle évidemment pas de ces nouvelles chaînes satellite consacrées aux nouvelles écritures du documentaire (sic) fites de chocs et de spectaculaire), est cette précarité de la vie saisie, instants irremplaçables, non répétés (ou qui en donnent l'illusion), cet apparent synchronisme paradoxal que le spectateur éprouve devant ce qui se déroule "au présent", même s'il s'agit d'archives, devant lui, ce présent ou plutôt cette présentification, qui abolit l'imparfait dont on sait qu'il est l'apanage du récit fictionnel. Moins récit rétrospectif que projection hallucinatoire de ce qui a l'air en train de se dérouler, qui certes vient de l'extérieur : le monde rabattu sur les deux dimensions de l'écran, mais dont le spectateur a - presque - l'illusion de la simultanéité de son temps de visionnage. Présence aussi dans son sens de proximité corporelle avec ceux qui ne jouent pas professionnellement comme acteurs appointés pour interpréter un rôle mais représentent leur vie pour la caméra qui la saisit dans l'instant. Jeu tout autant de leur part mais de l'ordre de l'interrelationnel intersubjectif usuel, à cela près que c'est au réalisateur et aux destinataires fantasmés du film que les personnes dédient leurs façons d'être le temps de la prise de vues.
Faux présent, fausses proximité, le spectateur a aussi l'illusion que tout peut à tout moment se jouer autrement, il est ce que j'ai appelé naguère (1983) : à la fois "spectateur, spectacteur, spectauteur", dans l'imaginaire pour le cinéma, dans l'impact réel pour chaque représentation de théâtre.
Mais est-il fou de s'interroger sur les possibilités technologiques actuelles qui permettraient de rendre encore plus vivant immédiat le contact avec le cinéma ? C'est pour le coup que le spectateur serait vraiment partie prenante dans le concret même de l'acte cinématographique, qu'il deviendrait performatif et pas seulement dans le territoire singulier et partageable de ses capacités de représentation idéiques.
Mes questions susciteront-elles, au-delà des réponses techniques, des problématisations aboutissant à des expérimentations approximatives ? Cela m'excite en tout cas ! Car rien n'est plus agaçant que les limites constitutionnelles. Si l'être humain ne peut que les accepter, il ne doit pas s'y résigner et à défaut de les dépasser, pouvoir jouer avec. Le cinéma, surtout le documentaire, est sans doute le mieux placé pour ce défi à la malédiction originelle…

Jean-Pierre Klein
Paris, septembre 2004

Salvador Allende

Salvador Allende

Etats Généraux du Film Documentaire de Lussas
(07170) du 15 au 21 août 2004

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