Alexandre Lobanov, une voix muette qui crie jusqu'à nous, exporevue, magazine, art vivant et actualité
Alexandre Lobanov, une voix muette qui crie jusqu'à nous

Alexandre Lobanov

Document de présentation de l'exposition artistes autres à Yaroslav en 1999.
En bas à gauche, moulins à vent d'Alexandre Lobanov



Cet artiste singulier vit toujours dans l'hôpital psychiatrique où il est entré jeune homme

Douleur d'être au monde














Triple nuit














Première fois en Occident














Sortir de son encadrement psychiatrique














Puissance de suggestion














Agressivité implacable














Le maître à la kalachnikov














Détournement des images














Caractère cocasse














Soixante ans de solitude














Paysannerie nostalgique














Image confession

Si la douleur d'être au monde s'est incarnée dans un homme, c'est bien dans Alexandre Lobanov. Quel destin, le sien ! Et quelle extraordinaire volonté habite cet homme pour lui donner l'énergie de résister à toutes les oppressions, pour réaliser une oeuvre stupéfiante, dont une partie sera bientôt visible en France, pendant un temps malheureusement trop court.

L'oeuvre d'Alexandre Lobanov vient à nous à travers la triple nuit de la maladie, de l'enfermement et de la censure politique. L'homme est né en 1924 à Maloga, dans la province de Yaroslav en URSS. A six ans,il devient sourd et muet à la suite d'une méningite. Il y a bien dans sa ville une école pour sourds-muets, mais elle sera bientôt fermée et toute la population sera déportée. Non pour raisons politiques, mais pour cause de rationalité technocratique : la région sera mise sous eau, sous le gigantesque lac artificiel de Rybinsk (1947). Drame individuel dans la tragédie d'un peuple, il est trop tard pour soigner, même pour rééduquer, le jeune Alexandre Lobanov. Considéré comme un simple d'esprit, il sera interné dans l'asile psychiatrique régional de Yaroslav. Et c'est là qu'il commence timidement à recopier des images qui lui tombent sous la main, puis à fabriquer des collages, puis des oeuvres de plus en plus originales. Cette activité lui vaut un allègement de son régime psychiatrique ; il est transféré dans un hôpital moins restrictif à Afonino. Il y vit toujours, bientôt octogénaire. Mais quelque chose a changé dans sa vie. En 1987, un psychiatre à l'esprit ouvert, Vladimir Gavrilov, influencé par les idées occidentales sur la psychopathologie de l'expression ou encore par l'art-thérapie, le prend sous sa protection. Il organise une première exposition de ses oeuvres à l'université de Yaroslav, puis il fonde une association pour sauvegarder, collecter et étudier ses oeuvres et celles d'autres artistes. Avec la fin de l'URSS et la difficile renaissance de la Russie, les expositions d'art marginal deviennent de plus en plus fréquentes. Dans la confusion la plus totale les oeuvres d'Alexandre Lobanov sont invitées à participer aux présentations d'artistes interdits, marginaux ou dissidents, voire à rejoindre le camp de l'art brut. En 1997, ses oeuvres sortent pour la première fois en Occident, à Kassel et en 2001, quelques-unes sont présentées à Villeneuve d'Asq dans l'exposition La planète exilée.


Alexandre Lobanov

Alexandre Lobanov fait feu sur le psychiatre


Pour une appréciation plus juste de cette oeuvre, pour la présenter au regard dessillé des amateurs sans préjugés, il est important de la faire sortir de son encadrement psychiatrique. Or, une chance inattendue s'est présentée à l'artiste interné. Il se trouve que la ville de Yaroslav est jumelée à Poitiers. Sous l'égide des dieux protecteurs des villes jumelles, les universités de Poitiers et de Yaroslav organisent conjointement en février 2002 la première exposition monographique d'Alexandre Lobanov.

J'ai eu la chance de voir quelques-unes de ces oeuvres et j'ai été subjugué par la puissance de suggestion de ces grands dessins aux crayons de couleur et à la gouache. L'artiste a une manière personnelle de s'approprier une imagerie très conventionnelle, de la retourner contre elle-même pour composer des images qui sous une apparence froide donnent corps à des rêves de révolte. Cet art est d'une agressivité implacable. Il est voicanique, mais il donne froid dans le dos. Beaucoup d'autoportraits, bien reconnaissables et signés comme tels dans l'encadrement décoratif de l'image. L'artiste se dresse devant nous, casquette sur la tête, yeux ouverts, lèvres serrées, sans peur et sans pitié. Il tient généralement sa kalachnikov à deux mains et il est clair qu'il ne fera pas de cadeaux. Son costume, toujours impeccable, tient, autant que j'aie pu juger, du militaire, du guérillero ou du braconnier. Les armes sont omniprésentes, envahissantes, obsessionnelles. Des fusils, des fusils-mitrailleurs, des fusils à lunette, des pistolets. Ils prolifèrent comme une panoplie qui fait partie du décor de la vie, de même que les sapins et les bouleaux de la terre russe et les fleurs décoratives, anémones et paquerettes géantes, qui tapissent le sol de certains dessins. Toute cette imagerie bien construite, soignée, fignolée jusqu'au moindre détail, est encadrée par des motifs de tapisserie ou de broderie populaires aux couleurs vives, joyeuses, aussi russes, aussi typiques que celles de son compatriote Bilibine. De sorte que ses sujets apparaissent comme placés en plein air, mais vus par une fenêtre ourlée de ces tapisseries traditionnellement placées à la campagne entre les doubles vitres. Le nom de l'artiste occupe toute la partie inférieure de l'encadrement, en capitales bien dessinées, et avec une grande variété de caractères. Lui, Alexandre Lobanov, privé de parole dans un monde définitivement silencieux, I'ignorant, le non éduqué, il pose devant nous avec l'insistance du témoin gênant et incontournable. Parfois il ajoute son diminutif, Sacha, souligné par une kalachnikov. Il pourrait donc être "le maître à la kalachnikov" d'un nouvel art primitif.


Alexandre Lobanov

Alexandre Lobanov, Le chasseur renversé


Sa grande originalité apparaît dans le détournement des images. Ce guerrier implacable, armé jusqu'aux dents, part en fait à la chasse aux gibiers, accompagné d'un brave toutou. Derrière eux les canards sauvages volent en rangs serrés dans le ciel bleu. Parfois même il se livre à une "autocritique" souriante: le chasseur est renversé par un sanglier qui l'emporte sur son dos, comme une quelconque Europe enlevée par son Jupiter taurin. Le caractère cocasse vient de ce que les personnages couchés sont en fait des personnages debout qui ont été placés à l'horizontale. L'artiste, en effet, reprend les mêmes figurines pour les placer dans des situations différentes. Il serait donc plutôt (à en juger d'après l'échantillon de ses oeuvres arrivé en France) dans la lignée des Naïfs.


Alexandre Lobanov

Alexandre Lobanov, autoportrait en chasseur


Les spécialistes ont analysé la genèse des oeuvres du Douanier Rousseau et d'autres. Ils ont reproduit les catalogues, prospectus, affiches, calendriers et autres documents qui ont nourri leur imagination. Pour Lobanov, nous ne savons encore rien. Quels livres, quels illustrés ont fixé son imagination pendant soixante ans de solitude ? Que lui ont glissé sous les yeux les infirmiers et les autres malades dans l'hôpital qui est sa résidence obligée ? A bien regarder son monde iconique, on peut postuler des catalogues d'armes, des images sans bavures de soldats en guerre, des remises de prix aux combattants et aux travailleurs méritants. Une imagerie de propagande triomphaliste et militante. Son personnage solitaire la reprend à son compte pour s'affirmer dans sa singularité et montrer jusqu'à satiété le drame de la solitude. Il fait valoir les droits de <i>l'idiot</i> (en grec: le seul), de <i>l'aliéné</i> (l'étranger à lui-même) sur la dictature de la société. Sur d'autres oeuvres où il ne paraît pas, il réarrange le monde environnant à sa façon. Ainsi, sur un dessin intitulé <i>Moulin à vent,</i> deux moulins sont placés avec d'autres emblèmes ruraux sur le toit d'une caserne jaune et inhumaine, dont la façade est soutenue par des kalachnikov hautes de trois étages. Peut-on dire qu'une paysannerie nostalgique. avec ses attelages, ses girouettes et ses moulins à vent est à la fois refoulée et exaltée au sommet de l'implacable univers militaire ?


Alexandre Lobanov

Alexandre Lobanov, autoportrait en guerrier


L'une des premières oeuvres de Lobanov n'a pas fait le voyage en France. L'artiste s'y est représenté en affreux Jojo, adulte de petite taille, comme dans la vie. De la gauche il tire la nappe pour faire tomber de la table les fleurs et la bouteille de vodka. De la droite il fait feu avec un pistolet sur un infirmier en blouse blanche, sous le regard d'un témoin impuissant, que l'on peut identifier comme un psychiatre. Le fond de la scène est occupé par une porte géante, verrouillée, avec une serrure bien visible. Belle image confession.


Alexandre Lobanov

Alexandre Lobanov, le tireur d'élite


L'oeuvre de Lobanov, comme celle des solitaires des asiles et des prisons, montre la puissance de cette pulsion imageante (Bildtrieb), que Burckhardt et Riegl ont mis à l'origine de l'art. Une pulsion irrésistible qui traverse toutes les barrières et s'exprime avec les seuls moyens formels que le créateur a pu connaître. C'est pourquoi l'oeuvre se source en elle-même et transcende le pouvoir de son auteur.

Michel Ellenberger

Exposition Alexandre Lobanov du 20 février au 6 Mars 2002 du lundi au vendredi, de 9 h à 19 h
Maison des sciences de l'homme et de la société, 99, avenue du recteur Pineau 86000 Poitiers tél : 05 49 45 46 00 fax : 05 49 45 46 47
Les titres des oeuvres ont été donnés par les exposants ou par l'auteur de l'article


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