"24 heures de la vie d'une femme ordinaire - Une performance de Michel Journiac", exporevue, magazine, art vivant et actualité
"24 heures de la vie d'une femme ordinaire - Une performance de Michel Journiac"
 
 
Le corps a été le matériau privilégié de l'expression artistique de Michel Journiac (1935-1995) dont l'"action photographique" 24 heures de la vie d'une femme. L'artiste y dénonce le quotidien et les rituels sociaux asservissant qui s'imposent aux femmes mais aussi le piège qui enferme les hommes, comme il l'explique dans une interview inédite de 1974.
 
Michel Journiac
 
Michel Journiac, 24 heures de la vie d'une femme ordinaire (novembre 1974)
La réalité : le raccord
 
 
"Je n'avais pas la prétention en m'habillant en femme pendant 24 heures de mettre à nu toute la complexité de la condition féminine. Je voulais plutôt illustrer un certain nombre de situations, les expérimenter avec mon propre corps, amener le public à se poser des questions, montrer aux femmes combien elles sont piégées et aux hommes, ce qu'ils peuvent faire d'une femme." [1] Par cette déclaration faite en 1973/74, Michel Journiac nous informe sur la place qu'il accorde à la femme et plus généralement à l'individu dans la société. En effet, si cet artiste contemporain français né en 1935 et décédé en 1995, est connu comme l'un des principaux représentants de l'art corporel en France, sa pratique est totalement engagée dans le social [2]. Ses deux préoccupations majeures sont la situation de l'individu dans la société et l'insertion de l'artiste dans le schéma social.

Un art militant et en temps réel

Il faut garder présent à l'esprit que les recherches de Michel Journiac se situent à la fin des années 60, durant une période de contestation généralisée du pouvoir, des institutions, de l'esthétique, de la représentation, ou plus précisément à l'époque des bouleversements politiques et sociaux de Mai 68. Les révoltes étudiantes mais également la guerre du Viêt-nam, les problèmes de racisme et l'intérêt grandissant pour la psychologie et la sociologie sont à l'origine de cette crise profonde de toutes les sociétés occidentales. Les courants anti-hégémoniques redéfinissent les notions de pouvoir et de liberté. La nouvelle génération veut changer la société en améliorant la vie, sans attendre la lente évolution des institutions (Etat, Justice, Université, etc.). La révolte étudiante est pour beaucoup d'artistes qui veulent élargir le champ de l'œuvre d'art à une dimension socio-politique nouvelle, le catalyseur d'un espoir nouveau. En effet, ces derniers remettent en question un système artistique dépassé et espèrent la refonte générale des structures culturelles. Ils remettent en cause l'œuvre d'art dans ses fondements traditionnels comme objet unique, achevé, directement consommable et se situent au niveau de l'acte, en créant un art qui existe en temps réel et non en différé. Ces artistes développent d'autres modalités de créations comme la performance, scène d'une explosion d'expressions multiples et utilisent tout matériau jusqu'à leur propre corps. La vie même est devenue création. Ces années qui se caractérisent par une libération des moeurs impliquent la libération du corps, terriblement occulté jusqu'alors.

En effet, l'art corporel (Body art, en anglais) est, d'une certaine manière la conséquence de la réflexion que les événements sociaux des années soixante-dix ont provoquée. A présent, les artistes corporels [3] créent un art militant où la représentation ne suffit plus pour rendre compte de ce qu'est le corps et où il faut donc être physiquement présent pour réellement s'engager contre les tabous, les préjugés sociaux, l'exclusion des minorités. Dans ce contexte de remise en question généralisée, ces artistes emploient souvent leur corps qui peut être travesti, utilisé comme instrument ou unité de mesure, agressé et éprouvé jusqu'aux limites de la souffrance, exhibé, mis à l'épreuve de la concentration, de la résistance physique…

Ainsi, à partir de 1968, Michel Journiac [4] réalise des actions qui mettent en jeu le corps "considéré comme totalité de l'être." [5] C'est le matériel privilégié de l'expression artistique de Michel Journiac. Il est le sujet et l'objet de son œuvre, car c'est le médium le plus naturel qui soit et si l'on ose dire le plus immédiat pour s'exprimer et solliciter, encore plus directement, les sensations de celui qui regarde. C'est le lieu d'inscription de toutes nos expériences, là où se greffent et se nouent tous nos rapports au monde extérieur. L'artiste cherche avant tout à révéler le corps, à le mettre à jour. Il revendique sa matérialité avec ses composantes biologiques (chair, sang, os…), et ce qu'il implique (prééminence du désir, sexualité, ambiguïté sexuelle, mort, rapport au sacré, à la religion). De plus, en tant que travail du vivant sur le vivant, l'art de Journiac n'existe pas comme un secteur clivé et isolé; il est relié à l'existence tout entière de l'individu dans la société. Aussi s'il définit le corps à travers sa faculté d'échange, de communication, il dénonce également sa tendance à être occulté, opprimé, contraint, humilié, rejeté. Journiac soulève tous les problèmes qui permettent de cerner la question centrale du corps socialisé : ses liens de dépendance et sa recherche d'autonomie à travers des prises de conscience suscitées par l'artiste. Autrement dit, parallèlement à sa critique de l'activité artistique traditionnelle, Michel Journiac situe son travail par rapport à l'affirmation corporelle et par rapport aux données socio-politiques, de telle sorte que toute son activité se développe sous le triple aspect critique, corporel, sociologique (dans le sens d'une réflexion sociale).
 
 
Michel Journiac
 
Michel Journiac, 24 heures de la vie d'une femme ordinaire (novembre 1974)
La réalité : la vaisselle
 
 
La quotidienneté banale et rituelle des gestes féminins

C'est dans l'action photographique 24 heures de la vie d'une femme ordinaire (novembre 1974, Galerie Stadler, Paris) que Michel Journiac se positionne explicitement par rapport à la place de la femme dans la société. Ici, l'artiste se travesti lui-même en femme et reproduit sur un mode réaliste la quotidienneté banale et rituelle des gestes féminins, en utilisant l'appartement de ses parents, dans le décor existant [6]. L'artiste mime les actes féminins depuis le réveil du mari en passant par l'exécution des tâches ménagères, (cuisine, vaisselle, ménage, lessive…), le départ pour le travail, le pointage, le déjeuner, le raccord de maquillage, les courses, l'achat de Tampax dans une pharmacie, jusqu'au retour de l'époux. Puis, se déroule la soirée avec entre autres le dîner, et enfin dans le lit conjugal, l'entreprise de séduction du mari plongé dans la lecture de son journal. Ce que vit cette femme est frustrant puisqu'elle rêve de l'arrivée d'un amant. Par ailleurs, Journiac met en scène, non sans ironie les fantasmes les plus contradictoires. Ceux-ci vont de la mariée à la veuve, de la mère allaitant son enfant à la prostituée, de la communiante à la strip-teaseuse en passant par la féministe. Il décline aussi un certain nombre de rêves de midinettes (être dans les bras d'un play-boy, devenir une cover-girl, une Reine…) et ayant l'art de brouiller les pistes, il se travestit en lesbienne, en femme travestie en homme, incarnant toujours les divers fantasmes. La mise en scène est parodique car l'artiste théâtralise, exagère ses gestes qui deviennent assez grotesques, excentriques, extravagants.

Cette œuvre confirme les propos volontairement critiques de Journiac qui dit : "vouloir la création comme une situation critique" [7]. En effet, il dénonce d'une part, cette vie dominée par la routine et la médiocrité, la banalité, la quotidienneté vécue par la femme et plus largement des milliers de gens. Il souligne le caractère sclérosant de cette vie conformiste, au rythme ralenti, monotone, monocorde où, à strictement parler, il ne se passe rien. L'enfermement dans des gestes répétitifs et minimaux, le remue-ménage quotidien sont épinglés patiemment par Journiac; d'où ses gestes particulièrement maniérés, appliqués voire exagérés. L'artiste suggère ainsi que le rituel est "ce qui caractérise toute activité sociale; nous sommes environnés, structurés par des rituels : rituel du repas, (…) rituel économique du vivre quotidien, du maquillage et du sexe défini socialement." [8] Et il insiste sur son caractère parfois asservissant : "Les rituels sociaux, travail, famille, patrie, bourgeoisie et prolétariat, homme et femme… s'érigent en trompe l'œil des oppressions." [9] D'autre part, l'artiste exaspère tous les clichés, les stéréotypes de l'image sociale de la femme véhiculés par les différents magazines féminins [10]. Il s'agit bien de traduire les aspirations d'une certaine petite bourgeoisie, propre et lisse qui se complaît dans l'acceptation et l'asservissement aux principes de la société capitaliste occidentale prônant le travail, la famille et le confort domestique. Par ailleurs, il révèle peut-être la dimension aliénante, subalterne et soumise des actions domestiques effectuées par la femme, induisant ainsi une misogynie encore prégnante dans cette société phallocrate, où le mâle est parti prenant. L'artiste critique également le fait que la femme ne soit qu'objet de désir, qu'elle soit condamnée à plaire. Son apparence détermine sa condition, en revanche l'homme incarne le pouvoir. Journiac montre ainsi aux femmes combien elles sont piégées et aux hommes, ce qu'ils peuvent faire de celles qui se laissent duper. En se travestissant Michel Journiac remet aussi en cause les rôles et les conditionnements sociaux, sexuels dictés par un système normatif. En effet, en dénonçant une certaine oppression de la femme, cet artiste homosexuel exprime en miroir, le rejet de l'homosexualité qui, à l'époque, ne sort qu'exceptionnellement de la clandestinité, ou est traitée comme une maladie. Ainsi, Journiac a une vision particulièrement aiguë et douloureuse de la normalisation sexuelle. Incarnant la douleur des exclus, il revendique la liberté pour tous d'exister dans une réelle complexité. Il déplore cette répartition figée, contraignante des rôles dictée par les conventions sociales où tout est identifié sur fond de différence, et où notamment par le biais du vêtement, les hommes doivent avoir l'air viril et les femmes féminines.

Cette œuvre comprend un autre volet : les symboles vestimentaires de la femme tels que le porte-jarretelles, le slip, le gant, le soutien-gorge acrylisés, blancs (marquage du corps). Michel Journiac les a plastifiés car le corps travesti, l'est d'abord par les vêtements. En apparaissant ainsi, de personnalisés, ils deviennent neutres, de fétichisés, ils se font anonymes. La solidification renvoie les vêtements à un statut d'objets purs, les rend "immettables", dénonçant ainsi la société du paraître. [11]
 
 
Michel Journiac
 
Michel Journiac, 24 heures de la vie d'une femme ordinaire (novembre 1974)
Les fantasmes : la cover-girl
 
 
Quel sort la société réserve-t-elle au corps ?

Dans le même esprit que Journiac, d'autres artistes contemporains se sont attaqués à la normalité factice du quotidien, en réalisant également des actions au caractère social et politique manifeste. Préférant la parodie à la révolte, ils critiquent efficacement un système trop satisfait de lui-même. Pour eux, l'ironie est l'arme privilégiée pour arracher les masques derrière lesquels nous nous cachons journellement. Dès 1966, le thème central des performances de Valie Export est la résistance à l'ordre patriarcal, à la domination de l'homme sur la femme et aux contextes sociaux traditionnels. Paul McCarthy critique le sexe féminin en tant qu'objet consommable en se travestissant, en mangeant puis en régurgitant de la viande crue et du ketchup avec lesquels il se barbouille (Meat cake, 1972). Depuis les années soixante-dix, Annette Messager interroge, elle aussi, le statut de la femme, en proposant une relecture des archétypes et des stéréotypes propres à l'image féminine (La jalousie, 1973). Et Les tortures volontaires (1972) critiquent les soins esthétiques ayant pour finalité de correspondre à un modèle esthétique normalisé véhiculé par la publicité, la presse féminine et les médias en général. Barbara T. Smith (Feed me, 1973) et Kiki Smith questionnent les règles, les valeurs, les interdits collectifs des relations entre les hommes et les femmes que notre société occidentale régit. Lors de sa performance Interior Schroll (Rouleau intérieur, 1975) durant laquelle elle extrait de son vagin un long texte qu'elle déroule et lit au public, Carolee Schneeman revendique son identité de femme ni passive, ni victime. Dans ses photographies telles que S.O.S. - Scarification Object Series (1974), Marxism and Art - Beware of Fascist Feminism (1977), et ses performances, Hannah Wilke affirme de façon agressive son identité féminine tout en s'efforçant de casser l'image de la femme-objet. C'est ainsi qu'elle apparaît le plus souvent nue, mais sans renoncer à certains artifices comme les talons-aiguilles (So, help me, Hannah, 1978-1984).

Ainsi, à travers ses actions, Michel Journiac pose et examine, les questions essentielles de l'existence. Il nous incite à analyser notre participation au monde et en cela à modifier les schémas de pensée et les automatismes sociaux, les conditionnements idéologiques de tous bords et les aliénations de toutes natures. Il désapprouve cette société patriarcale où la rationalité aboutit au triomphe du mécanique sur l'organique, réprimant en nous l'instinct de vie. L'artiste épingle les gestes stéréotypés, conformes et quotidiens imposés par les conventions sociales. Il tente ainsi de nous renvoyer à nos responsabilités et à notre autonomie; et nous invite à être nous-mêmes en cultivant nos différences, car la liberté est dans l'acceptation de soi et de l'autre. La pensée de Journiac est rebelle à toute classification et impitoyable dans sa dénonciation des sectarismes. Subversif, son travail est stimulateur de réflexion sociale. La question primordiale est pour lui de savoir quel sort la société réserve au corps. Son exigence de la pensée et de l'action sans cesse en mouvement confère à son art, une présence nouvelle au monde. Journiac tente de réaliser ce que Joseph Beuys proposait, à savoir que, dans son œuvre, l'artiste devienne un sculpteur du social.
Julia Hountou
Paris, juillet 2007
Michel Journiac
 
Michel Journiac, 24 heures de la vie d'une femme ordinaire (novembre 1974)
L'enlèvement

Lire aussi Gina Pane, Le vêtement selon Michel Journiac et Pour Michel Journiac, le corps est comme "une viande consciente socialisée"

Publié Lunes (Réalités, Parcours, Représentations de Femmes), n° 15, avril 2001, p. 66-71

[1] Entretien inédit de Michel Journiac par le magazine hebdomadaire Marie-Claire, 1973-1974.
[2] En 1974, Journiac en compagnie de Gina Pane, François Pluchart, Hervé Fischer, Jean-Paul Thénot, Fred Forest et Joan Rabascall et d’autres ont tenu la première réunion tentant de définir l’art sociologique. Si Journiac n’a finalement pas adhéré à ce mouvement, il définit son art corporel comme critique et sociologique. A ce sujet lire : « Dix questions sur l’art corporel et l’art sociologique - débat entre Hervé Fischer, Michel Journiac, Gina Pane et Jean-Paul Thenot - Paris - le 18 novembre 1973 », arTitudes International, n° 6/8, décembre 1973 - mars 1974, p. 4-16.

[3] En Autriche, les Actionnistes viennois (Günter Brus, Rudolf Schwarzkogler, Hermann Nitsch et Otto Muehl) sont les initiateurs du mouvement. Leurs actions d’un exhibitionnisme brutal, imprégnées d’un rituel scatologique, fétichiste, sexuel et obscène tentent de libérer les pulsions et mettent en scène les comportements occultés par la société afin de contraindre le public à se mettre en cause.
Aux Etats-Unis, notamment avec Vito Acconci, Bruce Nauman, Denis Oppenheim, Chris Burden, apparaît, à partir de 1966, une série de travaux au sein de laquelle le corps semble désormais être la mesure de toutes choses : du langage, de l’espace, de la douleur comme des structures sociales.
En France, dans les années soixante-dix, Michel Journiac et Gina Pane utilisent leur corps qu’ils mettent en scène au cours d’actions, afin de dénoncer les tabous dont il est empreint et les répressions sociales auxquelles il est soumis.
[4] Michel Journiac fait tout d’abord, des études de philosophie et de théologie scolastique. Puis il se consacre à l’enseignement de l’esthétique. Au début des années soixante, il pratique une peinture qui mêle une facture expressionniste et des symboles abstraits aux couleurs sanguinolentes, où la chair est déjà évoquée de façon brutale. A partir de 1968, rejetant la tradition artistique esthétisante au profit d’une création ancrée dans la réalité quotidienne, il présente des installations puis réalise des actions.
[5] Jocelyne Hervé, « Les peintres parlent : Michel Journiac », Les Cahiers de la Peinture, n° 30, 1-15 février 1976, p. 6.
[6] Ils étaient d’ailleurs présents lors des prises de vue. Marcelle Fantel et Marie-Armelle Dussour, des amies de l’artiste ont pris les clichés. Cette œuvre photographique a été pensée, conçue et réalisée en vue de l’édition du livre intitulé 24 heures de la vie d’une femme ordinaire, publié aux éditions Arthur Hubschmid, en 1974, à Paris. Les photographies ont été présentées sur les murs de la galerie Rodolphe Stadler, du 7 novembre au 7 décembre 1974. Elles se succédaient selon l’ordre chronologique, respectant ainsi la suite narrative. Quarante-huit photographies en noir et blanc se succèdent, créant ainsi une suite narrative relative aux tâches quotidiennes d’une femme ordinaire. La série se subdivise en deux parties : vingt-huit clichés pour la réalité et vingt pour les fantasmes.
[7] Michel Journiac, 24 h de la vie d’une femme ordinaire, Paris, ed. Arthur Hubschmid, 1974, n. p.
[8] Michel Journiac, op. cit., n. p.
[9] Michel Journiac, « Six propositions interrogatives », Opus International, avril 1975, n° 55, p. 47.
[10] Michel Journiac a d’ailleurs accordé un entretien inédit à Marie-Claire, en 1973-1974.
[11] Vingt ans après, en 1994, Michel Journiac travesti en bourgeoise réactualise la série de 1974, en reprenant quatre photographies de la première série (le trottoir, la vaisselle, le ménage, le couple) et en ajoutant quatre nouvelles images (le musée, le portrait, le piano, le gigolo) Ces clichés en noir et blanc sur carton plume de 110 x 90 cm sont conservées au F.R.A.C. Rhône-Alpes.

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