Didier Petit, entretien avec JCN, exporevue, magazine, art vivant et actualité
Didier Petit, entretien avec JCN
 

JCN : Didier d'ici très peu de temps sortira des presses le premier cahier d'Etat Civil. Un travail gigantesque dans lequel tu t'es engagé et dont je veux que nous discutions dès maintenant. Je crois que le temps est venu de partager ce qui est à l'œuvre dans le travail d'un artiste contemporain, d'être en quelque sorte à chaud, à vif sur le terrain brûlant du devenir, de la pensée en action. Plus qu'un livre, un catalogue de plus, il s'agira d'une œuvre à multiples entrées. De A à Z, les 26 lettres de l'alphabet seront comme autant de numéros publiés au rythme de 4 numéros par an.
C'est un livre d'artiste dans lequel tu as décidé d'investir quelques années de ta vie, l'engagement n'est pas mince.
Comment est apparue la nécessité de cet ouvrage ?


Didier Petit : Je ne suis pas sûr de pouvoir répondre tout à fait à la question. La nécessité propose en parallèle un besoin et il est très probable qu'Etat Civil ne soit pas né d'un besoin.
Je parlerais plutôt d'une expansion, mais pour une fois, une expansion à froid, puisque que j'ai construit la structure du livre pendant plusieurs années mais sans en connaître le contenu.
L'idée même de départ pourrait être la reconnaissance de mon nom comme un nom commun

Didier Petit

Etat civil.pdf

et donc inscrit au dictionnaire, mais aussi avec l'acceptation d'une forme d'échec quant à une possibilité parlante (je ne dis pas narrative) de mon travail artistique.
Travail muet s'il en est, lors même que chaque objet ou dessin se lit en lien avec d'autres, et surtout s'installe, à chaque fois, comme un entour.
Dès les premières réalisations, l'ensemble, intitulé Les murs de ma chambre, débuté en 1989, sobrement articulé entre ersatz de murs ou de miroirs (noirs) cherchait par projection mentale à établir un corps indéfini et multiple.
L'approche d'un sujet s'est faite par les papillons (1OOO reproductions au crayon sur crépi, toutes identiques, toutes différentes), chrysalides mort-nées, et s'est très rapidement étendue à de multiples sujets de connaissances (Etoiles, Mouches, Géographies etc…).
Quant à aborder le corps humain, j'étais contraint d'invalider des données anthropométriques ou médicales.
Ni l'une ni l'autre ne sont aisées.
La relation à l'histoire est trop lourde.
Etat Civil est donc constitué d'échecs et d'impossibilités, à rassembler sous une forme hiératique la connaissance, mais aussi et, je crois que c'est ce qui t'intéresse, d'une forme d'ouverture qui serait un décalque de l'image par la langue.
Si je dis ça, ceci, cela, celui-ci, celui-là, je vois le doigt qui le désigne, si je dis ici, je vois le pied qui fait sa marque, si je dis à je vois la distance à parcourir.
Tout cela est forcément embryonnaire puisque je ne m'autorise pas à en savoir la finalité.
La reproduction des choses, dans un autre mode d'inscription au réel m'est forcément un apprentissage.
De même que le silence qui devrait clôturer le livre, une biographie silencieuse ?

JCN : Il y a quelque chose qui me touche depuis longtemps dans ton travail, c'est la montée des images. Matériellement elles viennent de très loin. Tu travailles à la mine de plomb et plus souvent le 9H que le 9B sur des surfaces ingrates : enduit grossier, planche de bois très brute, le dessin épouse les infractuosités. Souvent à la limite du visible, le travail de Sysiphe épuise le temps du regard. Maintenant avec Etat Civil, les définitions, les listes de verbes t'engagent dans un travail de recherche, parfois aux frontières de la linguistique. La nomination et l'apparition cohabiteront dans l'ouvrage comme un couple infernal à la fois définitif et ouvert. Peux-tu nous aidés à décrypter les principales entrées de cet ouvrage ?

Didier Petit : Les définitions ont été choisies, après de nombreuses lectures du dictionnaire, environ trois années à le lire d'un bout à l'autre pour permettre aux mots de s'affirmer plus facilement.
Au tout début, ce sont les prépositions qui se sont imposées. Sur cette idée d'Etat Civil, je recherchais, un peu comme un généalogiste, tout ce qui pouvait faire lien entre des choses. Prépositions donc, avec la pluralité de sens qu'elles génèrent
(à : l'appartenance, la destination, mais aussi l'absence,
ce : la désignation, la comparaison, l'affirmation,
en : l'intériorité, la matière etc..)
Les noms ont suivis tout naturellement, -il apparaît difficile de tenter de construire un sujet uniquement avec les ficelles qui rattachent ses différents éléments-, noms génériques (le cas, la chose, l'effet, l'espèce, le fond, la forme, le genre, le lieu, le signe, le sujet, la surface, etc.) et jamais désignant (préférant la figure, pour ce qu'elle propose de plus emblématique face au visage), puis noms plus directement rattachés au corps (le défaut, l'essence, la façon, l'identité, la masse, la manière, la matière, la peau, la présence) mais aussi jouant de l'ambiguïté de leur sens lorsqu'ils sont singuliers ou pluriels (la partie, les parties, la règle, les règles).
Enfin, noms naviguant dans plusieurs domaines qui m'intéressent (la langue, le corps, le dessin) : Le morceau, le modèle, le motif, le trait.
Et pour finir, tous noms qui pouvait prétendre à l'état civil, c-à-d à une inscription dans un registre : la marque, l'ordre, le rang, la structure, le style, le terme, le titre
L'Etat Civil s'est donc constitué d'états (à tous les sens du terme), de corps, de temps (biographie oblige) et de textes.
Chacun de ces mots ne figurant pas en définition dans le livre, mais constituant une sorte de fil rouge égréné et asséné tout au long de l'ouvrage.
Il manquait pourtant quelque chose, un sujet n'est pas un corps inerte, disséqué sans sourciller, c'est un sujet actant, agissant.
L'idée d'y ajouter des verbes s'est confirmée.
Verbes, qui dans leurs mises en pages (listes énumératives de tous les verbes et de tous les synonymes) deviendraient au fur et à mesure de la lecture comme une part fébrile, fixe et fluctuante à la fois, bref comme une image.

Didier Petit

Verbes B. pdf

La difficulté de construire ensuite sur cet échafaudage réside dans le temps (mon propre vieillissement entraînant peut-être une nouvelle ou différente compréhension des termes retenus). Les mots, on le sait, ne sont pas fixes, ils bougent suivant l'âge auquel on les aborde.
Mais aussi, ma compréhension parfois parcellaire (le sexe) ou foncièrement contraire (l'ordre, le rang) devrait faire dévier le semblant objectif que je viens d'évoquer.
Les images, quant à elles, peuvent avoir cette part d'inanité qui les rend imputrescibles.


JCN : Dans Etat Civil et cela vaut pour chacun des 26 volumes, la question du définitif est définitivement relativisée. Les parenthèses semblent se multiplier à l'infini et pourtant il y a un rappel à l'ordre. Tu as recours à des formes sidérantes d'imagerie, (les maladies de peau , les déformations, les coupes anatomiques) qui ont cette double conséquence de relancer l'interprétation et de stopper net toute pérégrination.

Didier Petit : La question d'un ordre définitif est relativisée par la langue et la recherche à l'intérieur du dictionnaire, car je sais, nous le savons tous, que le dictionnaire est un retour infini sur soi (je parle de l'objet).
L'image, quant à elle, appelle plus d'immédiateté. J'allais dire une forme de reconnaissance qui, se situant dans l'espace d'un corps (et c'est peu) et le déroulement d'un temps (et c'est très court) m'oblige à rappeler à l'ordre (un certain ordre en tout cas), le sujet qui, rappelons-le, est, quand même, la partie carnée de l'état civil.

Didier Petit

Avec pensionnaires : Torse. Etat Civil. Didier Petit


La pérégrination dont tu parles a donc forcément une taille, un poids, une dimension que je ne peux franchir, même si je m'autorise parfois une certaine forme de métaphore.
C'est donc à un état de dissection que nous avons à faire, dissection lente puisqu'elle se constitue au fur et à mesure des volumes publiés.
Mais dissection quand même car elle instaure une forme de vérification dans la structure de l'ouvrage (est-ce que tous les membres sont bien là ?)

Didier Petit : Dissection en parallèle enfin car elle se construit non pas de manière tautologique (le doigt, le doigt) mais de façon à préciser, à pointer certaines fonctions ou attributions (le doigt, la désignation, le cas, la cause, la chose…) ou à jouer, ironiquement, d'un certain nombre de préjugés (l'identité, l'œil), ou à s'étonner de notre constitution (la jambe, pareil, pareille), enfin à rire (qui, que, quoi, l'oreille).
Les formes sidérantes ne sont que dans notre propre doute, une sorte de méconnaissance à se croire ainsi fait. J'ai pris, quant à moi, l'habitude de lire ces images médicales comme un sujet artistique à part entière.
Il n'existe pas dans le livre d'images volontairement crues.
Les déformations ne sont que celles qu'ont subi des mains dans l'exercice de leurs métiers.
Les maladies de la peau sont uniquement des signes marquant des troubles de la parole ou de la vision et c'est plutôt discret.
Seul le vieillissement sera fait sans texte accompagnant. Il n'existe que par le regard.

JCN : Les images apparaissent sur trois supports différents : les figures sont imprimées à même le livre, les planches au format du livre ne sont pas reliées et enfin les cartes postales. Le régime des images est soumis à leur mode opératoire d'apparition, quel distingo établis-tu entre ces différents registres ?

Didier Petit : Un dictionnaire ou une encyclopédie proposent des figures dites fig. et des planches (en chiffres romains).
Les fig. sont donc des images noires et blanches jouant avec leur inscription sur le papier (toucher, marcher, tenir, frôler, s'appuyer, se poser …) et que l'on pourra associer avec (la main, le pied, le bras, l'épaule, la hanche, la jambe…).
Le papier choisi n'est pas neutre, il est légèrement gris, permettant un glissement plus subtil du dessin, de la forme au fond.
Les planches, planches anatomiques sont imprimées sur papier blanc rappelant le côté clinique du dictionnaire et de la dissection.

Didier Petit

Grand sympathique. Pl. XIII. Etat Civil. Didier Petit


L'objet le plus étrange est, en effet, ces cartes postales, introduites dans quasiment chaque volume.
Au départ, ce sont des objets en errance (objets reproduits et non desssinés), parcourant ou se déplaçant à l'intérieur du livre, le coupant, le sectionnant lui-même (coupe-papier ?) lors de la lecture, intervenant, un peu comme des trouble-fête.
Je dirais que ce sont eux les rappels à l'ordre.

Didier Petit

Etre debout. Etat Civil. Didier Petit


JCN : Je ne sais pas si tu seras d'accord avec ces termes mais je perçois une dynamique, un frémissement, un bruissement qui court au fil des pages. Le sujet n'est pas très bien anésthésié, il y a plusieurs chirurgiens dans la salle de dissection et l'action me semble se situer avant l'invention de la radiologie. Les migrations de sens, du texte à l'image, font apparaître un sujet irréductible à ses composantes. Le sujet actant dont tu parles à propos des listes de verbes est-il aussi à l'oeuvre dans la fabrication des images ?

Didier Petit : Je n'en suis pas sûr.
Il est forcément plus présent dans le texte, car il se constitue par la langue, et possède ainsi un fond biographique (je n'ai pas dit autobiographique – le je est souvent considéré comme un nous ou un on). Le frémissement dont tu parles est ce sujet énuméré, et s'énumérant se découvrant comme acteur en même temps que récitant.
L'idée d'une langue en analyse de ses propres moyens et de ses propres effets.
Les images ne possèdent pas en elles même cette notion de découverte, elles sont de l'ordre du constat, de l'état, pour reprendre le titre, c'est nous, en tant que regardeur qui leur insufflons un statut différent (la ressemblance, la comparaison, l'échange, la transformation).
Elles se construisent à froid, quelque chose qui a toujours été présent dans mon travail, une manière de se rendre compte du fait, et en même temps, une dérivation, une résistance poétique, due au crayon (très sec ou très gras), au support (le bois brut ou peint) au format (l'échelle 1, parfois plus).
C'est une façon de rattacher le modèle au sujet, intrinsèquement.
La peau pouvant être une autre.

Didier Petit

La peau. Etat Civil. Didier Petit


L'action est pour l'instant, embryonnaire.
Je tente d'abord de poser les premières bases (lien de l'acte au texte, dimension et/ou reconnaissance du sujet, approche des deux analyses simultanées - linguistiques et picturales - découverte des parties). J'ai encore 24 volumes pour creuser ou enfouir la question.

JCN : Le plaisir que j'ai à parcourir ton ouvrage est aussi très ludique. Roland Barthes disait que : "lire au sens de consommer, c'est ne pas jouer avec le texte." ¹
A contrario, il appelait de ses voeux, un Texte et un lecteur pris dans un jeu d'interaction ;
une conception antihiérarchique de production de sens opposé à la vérité d'auteur. Cela résonne comme un écho,
Michel Foucault demandait : Qu'est qu'un auteur ? ²
Le "Didier Petit" d'Etat Civil serait-il ce fameux sujet « parlé » et qu'enfin peu importe qui parle ?


Didier Petit : En effet, peu importe qui parle.
J'essaie, quant à moi, d'être, malgré le je, peu présent.
Les différentes recherches sur le texte, sur le corps, sur le temps qui ont été faites avant moi occupent pas mal d'espace. Je ne peux pas les évacuer, je dois en rendre compte pour pouvoir m'y glisser, jouer avec, les réfuter etc.. et bien sur m'amuser en constatant des spécificités du dictionnaire et de la langue : Pourquoi après est-il toujours avant avant ?
Pourquoi la plupart des onomatopées commencent par H ?
Pourquoi K ne possède-t-il quasiment pas de verbes ?
Peut-on confondre non et nom ?
Autant de questions pas si futiles que ça et qu'Etat Civil va tenter de mettre à jour.
L'idéal serait de faire dégorger la langue elle-même, sans en être l'auteur.

Propos recueillis par JCN
à juin 2006 Paris/Marseille

¹ Roland Barthes "De l'œuvre au texte", Revue d'ésthétique n°3, Paris 1971
² Michel Foucault conférence "Qu'est qu'un auteur ?", société française de philosophie 1969. Dits et écrits, 1954-1988, tome 1, Gallimard, Paris 1994


Etat Civil (Notions préliminaires) de Didier Petit (Souscriptions en 8 pages), www.documentsdartistes.org/petit
Filigranes Editions Lec’h Geoffroy F-22140 Trézélan, tél. : 02 96 45 32 02, www.filigranes.com

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