Claude Lévêque, Histoires Parallèles
entretien avec Philippe Schweyer, Polystyrène
 
 
"En juxtaposant ces symboles apparemment contradictoires, je cherche à mettre en phase ce que produit l'univers des loisirs et l'amnésie presque totale qui nous caractérise."

Grâce à un remarquable travail sur la lumière et le son, Claude Lévêque joue avec nos sens pour nous donner à voir le décor et son envers le plus sombre. Il présente actuellement une nouvelle version de Valstar Barbie au musée des Beaux-Arts de Besançon, dans le cadre de l'exposition Peintures à histoires.

Si la scénographie de l'exposition Peintures à histoires fonctionne, c'est parce qu'elle permet au regard de rebondir d'une œuvre à l'autre, d'un artiste à l'autre. En multipliant les face-à-face entre maîtres classiques et artistes contemporains, l'exposition ose toutes les confrontations, pointant autant de différences qu'elle révèle de constantes, notamment quant aux thèmes traités. Mais que l'on s'attarde devant une œuvre de Fred Kleinberg (Pallette) pour y déceler une scène d'accident de travail assez pathétique, que l'on s'amuse à déchiffrer un rébus de Collin-Thiébaut ou que l'on se délecte des variations de Paul-Armand Gette autour de La Nymphe à la source, peinte par Lucas Cranach vers 1537, à moins d'être sourd, on se retrouve vite happé par la musique envoûtante d'une valse mystérieuse. À peine distordue, celle-ci, tel le chant d'une sirène, nous attire jusqu'à l'escarpin oublié par une cendrillon démesurée. Pour compléter le dispositif, un long voilage suspendu très haut tremblote sous l'effet d'une batterie de ventilateurs. Claude Lévêque, plutôt que de proposer une reproduction à l'identique de son installation Valstar Barbie, a su parfaitement tirer parti de l'architecture du musée. Définitivement envoûtés, nous sommes à deux doigts de paraphraser Godard comparant la télévision au cinéma : alors que l'on baisse la tête devant certaines peintures, on la lève devant l'œuvre de Claude Lévêque !
 

Claude Lévêque

Expliquez-nous la présence de Valstar Barbie dans une exposition intitulée Peintures à histoires !

Je ne fais pas de peinture, mais j'utilise la couleur et je dispose les éléments de mes installations comme d'autres composent un tableau. Claire Stoulig, la commissaire de l'exposition, m'a demandé de remonter Valstar Barbie qui avait été initialement présentée à la Biennale d'art contemporain de Lyon en 2003, puis à Paris en 2004 (Valstar Barbie vole en éclats à l'Impasse). J'ai tenté de réadapter le dispositif à l'espace du musée en le présentant plutôt dans la verticalité. L'œuvre a évolué et elle s'intitule cette fois La Chute de Valstar Barbie. Elle fait à la fois référence à l'univers féerique et sucré de la poupée Barbie et à Klaus Barbie qui a sévi et a été jugé à Lyon. J'ai eu envie de traiter l'espace de cette manière, en mettant en parallèle deux situations : les loisirs et le drame. Il y a une présence sonore très importante avec la diffusion d'une valse de Vienne ralentie et distordue. Quant à la chaussure de la Barbie, elle est monstrueuse par ses dimensions. Certaines personnes ne perçoivent pas la dimension monstrueuse de l'œuvre et ne retiennent que le côté féerique. D'autre part, même si la Valstar est une bière de base, j'avais aussi envie de triturer la relation entre la valse et la star.

Ne craignez-vous pas d'être parfois mal compris ?

Cela peut arriver. En présentant côte à côte un Mickey en néon repris d'une affiche pour un parc d'attractions et l'épigraphe "Arbeit macht frei" telle qu'elle était inscrite à l'entrée du camp d'Auschwitz, j'ai eu quelques problèmes avec un journaliste qui voulait en tirer parti pour attaquer l'art contemporain. J'ai même été obligé de rédiger une notice pour expliquer mes intentions. Cela allait totalement à l'encontre de mon travail, qui est souvent volontairement ambigu. En juxtaposant ces symboles apparemment contradictoires, je cherchais à mettre en phase ce que produit l'univers des loisirs et l'amnésie presque totale qui nous caractérise.

Vous utilisez les références musicales, très présentes dans votre travail, pour jouer avec la mémoire collective ?

Pas forcément. Par exemple, en titrant une installation I Wanna be your dog, je m'intéresse plus à l'idée de chaos qu'à la mémoire. Les lieux communs de la musique et du cinéma sont comme des clins d'œil qui m'aident à travailler la fiction. Kaurismaki rend la réalité plus dure en utilisant des petites chansons et des musiques sirupeuses dans ses films. J'ai un peu la même démarche en choisissant des titres qui rappellent quelque chose à tout le monde. En général, je conçois un projet, puis je trouve le titre avant de passer à la réalisation. Mais parfois, il m'arrive aussi de ne pas en trouver.

Quels moyens mettez-vous en œuvre pour le montage de vos installations ?

Je dispose d'un bureau, mais je n'ai pas de travail d'atelier, pas d'assistants, simplement des bons amis qui me donnent des coups de main. Je demande souvent à ma mère, qui ne voit plus très bien, d'écrire sur un papier des phrases qui sont ensuite reproduites avec du néon dans mes installations (Nous sommes heureux, Goût à rien, Vous allez tous mourir par exemple). Je peux aussi demander à un ami de me dessiner des fleurs et m'en servir ensuite pour créer une œuvre (Elie). Une fois que j'ai décidé ce que doit être le résultat, je laisse la technique aux techniciens.

Il m'arrive de faire appel à des entreprises ou, parfois, à des étudiants des Beaux-Arts, mais en règle générale je travaille toujours mieux avec des proches. Ainsi, mon DVD a été presque entièrement réalisé par un ami étudiant aux Beaux-arts de Nantes. Pour ma part, je me suis contenté de regarder et de donner mon avis. C'est son regard qui m'intéressait car il est très difficile de retravailler sur son propre travail.

Est-ce que des événements récents vous ont inspiré, tel le fait divers tragique dans lequel étaient impliqués Florence Rey et Audry Maupin ?

Non, à l'époque j'avais été frappé par une phrase écrite par Florence Rey : "Nous voulons en finir avec ce monde irréel." Cela tombait pile au moment où le fameux questionnaire Balladur était adressé à la jeunesse. Cette phrase que j'ai reprise dans une de mes œuvres était une réponse désespérée à ce questionnaire.

Certaines de vos installations créent des climats proches de l'univers de David Lynch…

J'adore Lynch et j'ai moi-même commencé par faire des petits films en associant des images. Il s'agissait alors de petits bricolages. J'ai réalisé récemment une vidéo dans le même esprit avec les moyens d'aujourd'hui. Il s'agit simplement d'une suite d'images mises bout à bout avec des effets dérisoires. Avec Léo, un ami de Mulhouse, je viens de tourner quelques images : Asthma Attack. Comme il est jongleur, et que les images sont renversées, il y a un effet kaléidoscope. C'est aussi avec lui que j'ai attaqué une chaise de Philippe Starck à la perceuse : il fallait vraiment que les impacts soient crédibles. La chaise a été vendue aux enchères au profit d'une association qui s'appelle La Source.

Vous avez aussi réalisé récemment Im Paradies, une installation pérenne à Bâle.

J'ai souvent échoué à aller au bout des commandes publiques. Quand il y a trop d'intervenants, qu'il faut tenir compte des politiques et faire face à la censure, c'est compliqué et ça devient vite l'horreur. Travailler dans l'espace public, qui est par définition l'espace de tous les publics, est passionnant mais extrêmement difficile. Il faut aussi prévoir l'action du temps, veiller à la résistance des matériaux… Une commande publique devrait avoir une durée de vie de dix ans maximum puisque dans les faits, il n'y a souvent aucun entretien, même quand il y a une obligation légale. Même l'intervention de Buren au Palais Royal est dans un triste état… À Bâle, il s'agissait d'honorer une commande privée visible depuis l'espace public. Il y avait non seulement de l'argent, mais surtout de l'envie. Pour que les choses se fassent, il faut que je m'entende bien avec les gens. À partir de là, on me propose en général des choses qui me conviennent. Actuellement, je rêve d'intervenir dans un gymnase. J'adore ce type d'équipement qui a à voir avec le corps et sa mise en place sur le plan intime et public.

Propos recueillis par Philippe Schweyer
Strasbourg, février 2005
en partenariat avec
Polystyrène

Peintures à histoires, Musée des Beaux-Arts et d'Archéologie de Besançon.
Jusqu'au 7 mars 2005, tél. : +33 (0)3 81 87 80 49

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