Gilles Fuchs interview, exporevue, magazine, art vivant et actualité
Un certain regard
Entretien avec Gilles Fuchs
 
Gilles Fuchs est un humaniste curieux, pour qui l'Art pictural aide à grandir, amène à réfléchir, à se remettre en question, confronte aux combats de la vie et stimule l'esprit. Il est issu du monde du luxe, a dirigé Nina Ricci pendant de longues années et a fait participer à cette aventure des artistes de l'époque, Buren, Sol Le Witt…
Ce grand collectionneur est le Président de l'ADIAF (Association pour la Diffusion Internationale de l'Art Français). Cet enfant de Socrate et de Montaigne a le goût de la joie, de l'amusement éclairé, le souci de transmettre ses valeurs, de découvrir encore et encore. Un fin observateur de la "Comédie Humaine".
Il nous livre son regard sur un certain nombre de sujets: Le prix Marcel Duchamp, la scène artistique française, la place des artistes français sur la scène internationale, le lien des collectionneurs aux institutions, la scène anglo-saxonne, la vocation des collectionneurs, les sensibilités respectives de l'expression artistique française et anglo-saxonne…

 
Le prix Marcel Duchamp, ses spécificités et ce qui le differencie du Turner Prize :


Les deux Prix ont des sensibilités, une vocation et un esprit différents. Ils sont issus de contextes culturels distincts.
Le Prix Marcel Duchamp a été créé, il y a dix ans, dans une effervescence artistique particulière. Le nombre de Musées, de Centres d'Art et de Fracs était extrêmement large et dans cette pluralité de discours, il y avait un nombre considérable de propositions fortes qui pouvaient largement se comparer avec n'importe quel discours de la scène artistique étrangère et des collectionneurs qui s'y intéressaient. Et cependant les artistes français étaient quasiment absents de la scène mondiale. Le Prix a été créé avec une ambition réelle, et une intentionnalité de qualitatif, il avait l'objectif de confirmer la notoriété d'artistes émergents résidant en France et de leur donner les moyens d'accroître leur visibilité sur la scène internationale.
À la différence du Turner Prize, son ambition était d'amener des artistes à créer in situ une proposition nouvelle, une œuvre particulière et unique et de démontrer ainsi la force, le sérieux et la créativité des quatre artistes nominés. Ceux-ci sont jugés sur leur carrière, sur leur capacité créative, leur qualité d'expression, sur la globalité de leur cheminement. La liste des artistes sélectionnés est établie par un comité de collectionneurs de l'Adiaf, puis soumise à un jury international composé de conservateurs, critiques et collectionneurs français et étrangers.

Bien sûr, l'espace qui leur est consacré pourrait être plus large, comme c'est le cas du Turner Prize, mais la présence au cœur de la FIAC leur offre une exposition intense à un public très ciblé et un retentissement puissant, grâce à la présentation à "la crème de la crème" en art et à un public très averti et désirant évalué à près de 80.000 personnes. On peut aussi regretter l'absence totale d'intérêt de la presse télévisuelle française pour l'art contemporain et l'absence de relais autour du Prix. Pas de Channel 4 pour relayer l'événement, pas de désir manifeste des grandes chaînes nationales ou thématiques de se faire la caisse de résonance de l'événement auprès du grand public.

Pour ce qui est du Turner Prize, qui a été créé il y a plus de 20 ans il faut le rappeler, Nicholas Serrota, Directeur de la Tate voulait montrer que la scène anglaise avait de nombreux artistes. L'objectif était davantage quantitatif, le Prix a été créé dans un désert culturel, avec un but pédagogique et ludique, la sensibilité naturelle anglaise y étant plus désireuse d'extravagant, de people ou de visions provocantes. Le prix est tourné vers le grand public, le buzz, le bruit, le mélange de genres, il propose une création souvent plus "primaire", (Tracey Emin en 1999, "Tracey behaving badly…"), plus "fun" et dispose d'un vaste espace au cœur même de la Tate. La présentation d'une œuvre y est souvent rétrospective, rarement créée in situ. Le Prix joue aussi sur la durée (trois mois) et a un large relais auprès de tous les médias, dont la télévision. Channel 4 et sa minute quotidienne et le retentissement majeur relayé par les grandes expos de la Tate et celles de la Tate Modern contribuent à sa vaste notoriété…
 
 
Adiaf, Adam Adach
 
Tatiana Trouvé
 
 
Les critères d'évaluation des œuvres contemporaines, leur appropriation par le public :

L'art très contemporain nécessite quelques clefs de lecture, les créations se regardent et s'apprécient en fonctions des œuvres et du tempérament de l'observateur. On peut parler de la force de l'œuvre, de l'intensité, de l'intention, de la qualité de la production, de l'intelligence et de l'esprit de l'œuvre… et au-delà des qualités picturales qui ont considérablement changé en un siècle. On peut juger de la facture de celle-ci, mais la connaissance du contexte culturel du pays dont elle est issue lui donne un éclairage indispensable pour savoir lire un tableau et aller au-delà, aller derrière. "L'art visuel est devenu une religion, "credo quia absurdum…" disait Tertullien, "je crois parce que c'est absurde", mais surtout parce qu'il n'y a pas d'autre chemin que de commencer par croire et ensuite voir pour comprendre". Il faut d'abord plonger et se laisser gagner par cet univers peu accessible d'emblée. Cela n'est pas immédiat.

L'ADIAF

Créée en 1994, 5 collectionneurs privés il y a 8 ans et 220 aujourd'hui. Tous cooptés, passionnés, petits ou grands collectionneurs, tous vrais amoureux d'art. L'ADIAF a pour vocation de faire connaître les artistes français en France puis à l'étranger, de montrer que la culture française existe, de la diffuser de manière large et actuelle et de développer l'esprit de collectionneurs. Elle agit avec les institutions pour contribuer à enrayer "le lent effacement de la scène française sur la scène mondiale" malheureusement confirmé par le rapport Quémin de 2001.

Elle est à l'initiative du Prix Marcel Duchamp et crée régulièrement deux types d'expositions :
- Des expositions thématiques, organisées à l'étranger avec principalement des artistes de la scène française, achetés par les collectionneurs membres de l'ADIAF :
"France, une nouvelle génération" en Espagne et au Portugal, en 1999, "Photopolis" en Belgique, et "Arrêts sur images" à la Kunst-Werke à Berlin en 2001 et des expositions sur le Prix Marcel Duchamp dans le cadre de foires (Cologne et Moscou).
- Et en France tous les 3 ans, une exposition événement :
"De leur temps", un bilan des collections des membres de l'ADIAF, présentée au Musée des Beaux-Arts de Tourcoing dans le cadre de Lille 2004 et cette année à Grenoble. Ce reflet des achats des 3 dernières années est un arrêt sur images de la réalité des collections françaises, une vision de la qualité des collections et des tendances qui se dégagent, l'orientation de ces expositions est principalement axée sur les œuvres françaises.

Le partenaire principal institutionnel est le Musée national d'art moderne, Centre Pompidou, qui consacre chaque année l'espace 315 au Lauréat du Prix pour une présentation de son œuvre. Depuis 2005, la FIAC est également partenaire du prix Marcel Duchamp qui est organisé avec le soutien de mécènes, en particulier Lombard Odier Darier Hentsch.

Les collectionneurs :

Être collectionneur, c'est se mettre en état de grande disponibilité mentale. Les collectionneurs achètent dans les foires, dans les galeries, parfois dans les ventes aux enchères. Collectionner, c'est un plaisir, un amusement, une opportunité de rencontres, une excitation, une occasion de s'étonner soi-même, une découverte, un chemin d'apprivoisement. La contribution de l'Art Contemporain est très stimulante, il conduit à réfléchir et à aller vers nous-même et à la rencontre de l'Autre, dans un contexte plein d'humour et ouvert. Le collectionneur est peut-être à cette image…

Les collectionneurs et les institutions :

Alors qu'aux Etats-Unis et en Angleterre, les liens entre ces deux acteurs sont anciens et ancrés, il n'en est pas toujours de même en France. La cote et la reconnaissance internationales des artistes repose sur le "triangle vertueux" des galeries, des collectionneurs et des institutions. L'absence relative de lien entre les collectionneurs (ou le marché) et les institutions françaises freinent le parcours des artistes français à l'étranger. Cela change peu à peu. Certains présidents de Frac sont aujourd'hui issus du privé (en Aquitaine, en Bretagne…), des collectionneurs sont aux comités de sélection et d'achat des œuvres des Frac.
Mais en France, le système est différent, les conservateurs sont pour la plupart issus de la Conservation, ils ont un regard un peu formaté, une morale propre, une opinion très élevée de l'art, une notion "très inspirée", intellectuelle. Un regard qu'on peut qualifier de moralisant, issu d'une culture formatée, nous sommes des enfants de Descartes, alors que les anglo-saxons ont un regard plus fun, les Français ont une "haute idée de l'art, une idée inspirée, élevée, éclairée".

La part d'incompréhension de l'art français sur la scène internationale :

La scène globale est aujourd'hui tournée vers le Pathos et spectacle, la démesure, le fun, on a peur de s'ennuyer… On peut donc imaginer que la scène française ennuie, elle a été mal vue et mal comprise pendant des années. Cela est probablement dû à des scories, des petites raisons, moins de collectionneurs donc une moindre mise en avant, une certaine arrogance de l'intelligentsia française, un autre héritage culturel. La sensibilité, l'intériorité sont davantage notre marque (on peut évoquer comme illustration de ce propos le travail respectif de Sophie Calle et de Tracey Emin…).
La compréhension de l'Art Contemporain passe par une meilleure connaissance de l'Autre. Cela vaut la peine de défendre ce qui fait nos valeurs profondes, notre différence, notre mémoire humaniste et les éléments de cette culture particulière et unique. "Les étrangers viennent en France voir notre culture". Mais le grand génie de demain sera peut-être de Tombouctou ou du Maghreb, Bouabre, le photographe Sidibé et nombre d'artistes de ces pays apportent une certaine modestie fort intéressante.
 
 
Edith Herlemont-Lassiat
Paris, octobre 2007
Interview réalisée à Paris, pendant la FIAC
 
 
Adiaf, Pierre Ardouvin
 
Adam ADach
Photos Edith Herlemont-Lassiat
 
lire aussi : L'Adiaf, prix Marcel Duchamps 2007

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