L'Incurable mémoire des corps, exporevue, magazine, art vivant et actualité
L'Incurable mémoire des corps
Le corps est dans le monde social, mais le monde social est dans tous le corps














































La mémoire du corps est en ce sens "incurable" qu'elle est ce qui demeure en l'homme lorsqu'il a tout oublié














































Avoir conscience de son corps, c'est reconnaître, comme le dit Georges Bataille, que nous sommes des êtres discontinu














































Il convient de considérer la douleur comme l'état intentionnel de l'imagination














































Le corps est traversé par la mémoire

Hamel

Patrice Hamel


Nos ordinateurs comportent tous une touche "efface", dont la simple présence vient souligner la fragilité de la mémoire. Mais y a-t-il un mode de mémoire qui résiste coûte que coûte à l’effacement ? Une mémoire indélébile et pour ainsi dire incurable ?
L’art seul, peut-être, est à même de fournir une réponse palpable à ces questions. Car si le corps est partoutreprésenté dans l’imagerie contemporaine, et s’il constitue, au même titre que la mémoire, un matériau de base pour de nombreux artistes contemporains, le corps ne montre pas sa mémoire : il l’agit puisqu’il l’incarne. Et dans la mesure où elle n’emmagasine aucune image ou représentation, la mémoire du corps ne peut s’"effacer" que par la destruction du corps lui-même.
C’était pour interroger cette hypothèse, peut-être surtout pour l’inquiéter (car le plaisir de comprendre doit beaucoup au plaisir de détruire des hypothèses pharisiennes, avec des formules du genre "ceci n’est que cela"), que j’ai voulu mettre sur pied cette exposition.


Unglee

Unglee


Une exposition ex situ, œuvres in situ

Il s’agit donc d’une exposition ex situ, collective au plein sens du terme (j’y reviendrai), dans laquelle vingt-cinq artistes qui, dans leurs travaux antérieurs, s’étaient intéressés soit au corps, soit à la mémoire, ont investi le site de l’Hôpital Charles-Foix - l’ancien Hospice des Incurables -, ainsi que ses jardins, couloirs, chambres, chapelle, etc., y réalisant une œuvre in situ, s’inspirant de la thématique de la mémoire des corps. Utilisant tous types de supports, allant de la peinture aux installations sonores et olfactives, du graphisme aux pratiques relationnelles, les artistes ont pris le temps de comprendre la spécificité - et la difficulté - du lieu, et de connaître tant soit peu ceux qui l’habitent.
La problématique que je m’étais posée était : comment une exposition peut-elle résulter de l'activité d'un groupe de travail ? Il s’agissait de tenir compte de notre propre activité de rencontre et de discussion collective avant de nous pencher sur une réalité artistique, afin d'être aussi conscients que possible des cadres intellectuels dans lesquels nous appréhendons cette réalité. Aussi, il nous a dès le départ semblé indispensable de tenir compte du contexte de l’exposition, dans le choix de la thématique, la sélection des artistes, et la préparation de l’exposition.

De tenir compte, d’abord, de l’histoire de ce lieu. Fondé au milieu du XIXe, l’Hospice des Incurables était ainsi contemporain de la naissance de la médecine moderne, si bien analysée par Michel Foucault. Comme il l’a écrit dans Naissance de la clinique, la modernité médicale - tout comme le regard scientifique qui l’informe - est signalée sans être épuisée "par le changement infime et décisif qui a substitué à la question : Qu’avez-vous ?, par quoi s’inaugurait au XVIIIe siècle le dialogue du médecin et du malade avec sa grammaire et son style propres, cette autre où nous reconnaissons le jeu de la clinique et le principe de tout son discours : Où avez-vous mal ?" À partir de ce moment-là, le corps - désormais divisible en symptômes - ne résiste à plus aucun savoir : il devient curable. L’optimisme de l’âge moderne bannissant donc toute notion d’incurabilité, l’hôpital se voit rebaptiser ; si cet abandon du nom initial constitue un exemple éloquent de la naissance de cette nouvelle grammaire médicale, j’ai souhaité le réinscrire dans le titre et donc au cœur de la problématique de l’exposition.

Le corps est traversé par la mémoire ; mais puisqu’il traverse et use à son tour des lieux inertes, la notion de mémoire des corps peut s’entendre aussi bien intransitivement que transitivement. Avant d’être les traces du temps inscrites dans la chair de ceux qui sont, à un moment donné, passés dans ces lieux, cette mémoire est ce qui témoigne encore de leur passage, et les projets de certains artistes se sont portés sur le site lui-même - qui est tout sauf muséal -, l’excavant, cherchant à arracher quelques traces au vide qui se creuse. Si l’art a un rôle heuristique à jouer >- en clair, s’il sert à la découverte - c’est bien en dénaturalisant les apparences, pour remettre en évidence, par des biais inattendus et souvent très ludiques, les traces de cette mémoire occultée, des innovations institutionnelles devenues normes. C’est ainsi comme contre-savoir que l’art peut jouer un certain rôle de contre-pouvoir, multiforme mais efficace, dont le champ d’action se trouve entre les institutions et les corps eux-mêmes avec leur matérialité et leurs forces et faiblesses.


Maisongrande

Françoise Maisongrande


Faire et défaire le monde

Si l’art d’avant-garde du XXe siècle a contesté le primat du sensible, une bonne partie de la littérature de la modernité, d’Artaud à Beckett, a été fondée sur une familiarité et une fidélité à soi primordiale, garantie par une réalité que le doute le plus corrosif ne saurait remettre en cause : il s’agit de l’a priori de la douleur. Le primat du concept est contesté par l’autorité du corps — plus précisément, par l’autorité incontournable du corps souffrant.

C’est l’absence de la douleur, affirme Elaine Scarry dans un ouvrage remarquable, qui permet la présence du monde ; inversement, c’est la présence de la douleur qui entraîne le rétrécissement du monde. Le corps en douleur n’a plus de point de vue ; sa situation se réduit à ce point de vue qu’il est sur lui-même. À l’ironie de l’esprit, la gravité du corps fait contrepoids : sa preuve irréfutable d’être, son incontestable autorité, c’est la douleur physique qu’il ressent : tel est son pouvoir dans les moments de défaillance.

Chacun vit ses expériences de façon absolument unique; pour autant qu’un état de conscience renvoie à un objet référentiel, l’objectivation de cet état ne pose pas de problème insurmontable : l’amour, la peur, etc., sont toujours l’amour, la peur de quelqu’un ou de quelque chose. Or, il en va autrement en ce qui concerne la douleur, un état de conscience qui n’a pas d’objet référentiel du tout ; c’est un phénomène dont l’expérience est si radicalement subjective qu’elle ne saura être éprouvée inter-subjectivement : la douleur n’est pas, et ne peut jamais être douleur de quoi que ce soit. Cette absence de tout contenu référentiel rend la traduction verbale de la douleur extrêmement difficile. Le triomphe de la douleur c’est d’ouvrir une rupture absolue entre la réalité d’une personne et celle de tous les autres. Avoir de la douleur, c’est avoir une certitude ; en entendre parler, c’est avoir des doutes. L’art - l’imagination en général - est donc en relation inverse par rapport à la douleur : alors que cette dernière est sans objet, l’imagination n’est autre que ses objets : j’imagine ceci ou cela : on ne peut imaginer sans imaginer quelque chose.

Comme l’écrit Scarry : "la douleur physique... est un état intentionnel sans objet intentionnel ; l’imagination est un objet intentionnel sans état intentionnel dont on peut faire l’expérience. Ainsi il se peut, curieusement, qu’il convient de considérer la douleur comme l’état intentionnel de l’imagination, et d’identifier l’imagination comme l’objet intentionnel de la douleur. [...] Pour être plus précis, on peut dire que la douleur ne devient un état intentionnel qu’une fois qu’elle soit mise en relation avec le pouvoir objectivant de l’imagination.".


Charley Case

Charley Case - Lit


Je suis mon corps ; je suis ma mémoire

L’immédiateté de mon expérience de la corporalité - comme de la mémoire - est indicative de la perspective intérieure que j’occupe à l’égard de "mon corps" et de "ma mémoire" : je ne suis ni dans mon corps, ni rattaché à lui ; il ne m’appartient pas plus qu’il ne m’accompagne : je suis mon corps, au même titre que je suis ma mémoire. Je suis inséré dans le monde corporellement et mon expérience du monde me parvient à travers mon corps. Mais non seulement mon corps absorbe de l’information sur le monde, il est, par rapport à mon œil, un objet - ma propriété autant que mon être. D’où la tendance à considérer l’objectivité du corps comme sa condition primaire et à supposer que sa subjectivité est sécrétée invisiblement à l’intérieur.

Dans L’Être et le Néant, Sartre a défini le corps comme point de vue contingent sur le monde. Il a cependant précisé que la notion même du point de vue suppose "un double rapport : un rapport avec les choses sur lesquelles il est point de vue et un rapport avec l’observateur pour lequel il est point de vue," distinction capitale car si, de manière générale, l’observateur peut reculer pour "prendre du champ" et adopter, et sur son point de vue, et sur la vue, un point de vue, mon corps est "le point de vue sur lequel je ne puis plus prendre de point de vue." Or si, dans l’absolu, je suis mon corps, on peut se demander dans quelle mesure les diverses institutions, médicales en première ligne, ne m’en dépossèdent pas. Michel Foucault a notamment et puissamment étudié le passage de la main redresseuse, et déclarée comme telle, à la main agissant à distance, sous les couverts de l’anonymat. Et entre la main mise et la mainmise persistera un va et vient aussi constant qu’insidieux.

Avoir conscience de son corps, c’est reconnaître, comme le dit Georges Bataille, que nous sommes des êtres discontinu; seulement nous ressentons tous le même vertige devant cet abîme qui nous sépare et que nulle communication ne pourra supprimer. Le désir, s’il nous rappelle cette rupture, quand bien même il l’intensifie, constitue en même temps une tentative d’atteindre la continuité de l’être. Mais les formes spécifiques de nos désirs, comme de nos humeurs relèvent d’une subjectivité socialisée ; pour instinctuel qu’il puisse sembler, rien n’est plus imprégné de mémoire acquise que le corps désirant.
Mais parler du corps désirant, sexué, souffrant, remémorant, c’est penser le corps comme support de différentes significations, alors que le corps lui-même est en deçà de toute signification. Le corps est aussi, et peut-être surtout cette étendue par laquelle je touche à tout, tout me touche ; c’est l’interstice qui me relie et me sépare de tout.


Faust - Waiting for 2

Faust Cardinali - Waiting for 2


Qu’est-ce que la mémoire des corps ?

Par mémoire du corps, on entend les innombrables manières par lesquelles le corps reste fidèle à son passé, l’intégrant et l’exprimant dans ses gestes apparemment les plus spontanés. Il suffit de penser à quel point le corps refuse de désavouer ses propres circonstances primitives, intégrant obstinément dans ses accents, ses rythmes et ses postures les signes d’appartenance à un temps et un espace spécifiques. Le corps est dans le monde social, mais le monde social est dans tous le corps.

Tout le tragi-comique de la mémoire des corps saute aux yeux dans les situations où sa provenance diffère du contexte de son actualisation : lorsque l’étranger se heurte, désarmé, à l’arbitraire des gestes, coutumes et accents locaux. Ou encore lorsque quelqu’un, en ascension ou en déclin dans la hiérarchie sociale (le parvenu, le déclassé), cherche en vain à adapter ses manières - expression directe de la mémoire du corps - en dissonance légère mais criante avec la nouvelle position qu’il occupe. Ou, enfin, lorsque des personnes âgées perpétuent, à la Don Quichotte, des gestes à contretemps - ce qui montre le caractère relativement durable, sinon tout à fait immuable, de la mémoire du corps. Donc bien que la mémoire se conjugue forcément au singulier, elle demeure inséparable d’une histoire collective, s’actualisant dans des goûts en matière d’alimentation, de décoration, d’habillement, de chansons, etc.

Cette mémoire corporelle est également immanente au champ proprement artistique. Chez l’artiste, la mémoire du corps est l’écran introduit entre le stimulus et la réaction, la connaissance pré-réflexive, c’est-à-dire la spontanéité conditionnée, qui lui permet de "savoir" réagir face à telle ou telle configuration d’éléments, d’anticiper l’avenir de son œuvre. Elle est à ce titre comparable à la mémoire musculaire dont parlent des athlètes de haut niveau.


Licha

Emanuel Licha


Souviens-toi d’oublier

C’est par cette mémoire incorporée que le corps individuel intègre le corps social. Car dès son plus jeune âge, le corps se fait "civiliser" : on lui apprend à "se tenir", à saluer, à interagir, selon les normes d’une culture, d’une nation, d’une religion particulières, et l’on n’en finira jamais à énumérer les valeurs faites corps. Ce qui est appris par le corps n’est pas quelque chose que l’on a, que l’on peut représenter devant soi, mais quelque chose que l’on est.

La mémoire du corps est en ce sens "incurable" qu’elle est ce qui demeure en l’homme lorsqu’il a tout oublié.La notion de mémoire du corps et la notion d’habitus, largement employé à l’instar de Marcel Mauss dans "Les Techniques du corps" par des sociologues comme Pierre Bourdieu, se recoupent sur bien des points. Sur le plan conceptuel, la notion d’habitus permet avant tout de rompre avec la philosophie cartésienne de la conscience et à surmonter les insuffisances aussi bien des diverses théories mécanistes, qui tiennent que l’action est l’effet mécanique de causes externes, que des théories finalistes, qui tiennent que les sujets agissent de manière libre. En un mot, comme la mémoire du corps qu’on cherche à fouiller ici, l’habitus permet d’échapper et aux pièges d’une pensée du sujet sans le sacrifier, et aux pièges d’une pensée de la structure sans négliger les effets qu’elle exerce sur le sujet et à travers lui.

Il ne s’agit pas d’insinuer, cependant, que la mémoire du corps est en quelque sorte le protagoniste de cette exposition, résistant tant bien que mal à la perfidie de l’oubli. Nous sommes tout aussi prisonniers de la mémoire que rescapés de l’oubli. D’autant plus que l’oubli n’est pas la simple négation du souvenir ; c’est même la condition de possibilité de la mémoire, parce que si l’on devait se souvenir de tout, la mémoire serait vite saturée. Mais la mémoire du corps se laisse bien plus difficilement oublier que la mémoire mentale.


Groupe

Groupe


Qu’est-ce qu’une exposition collective ?

Il y a sans doute bien des manières d’organiser une exposition collective. Souvent, pourtant, les expositions dites collectives ne s’avèrent en réalité qu’une juxtaposition plus ou moins tonique de pièces sans lien les unes avec les autres. Peut-être pour compenser nos petits moyens financiers, j’ai décidé d’adopter une démarche expérimentale, organisant un travail en commun sur l’idée initiale, créant en quelque sorte une commande. Ainsi, à une dizaine de reprises lors des dix-huit mois précédant l’exposition, moi-même et les vingt-cinq plasticiens nous sommes réunis non seulement pour faire le point sur l’évolution des projets, mais pour lire un certain nombre de textes ayant trait au concept de l’exposition - dont on trouve des extraits intercalés dans les pages du catalogue de l'exposition, en cherchant d’en dégager les éléments susceptibles d’enrichir le propos général.
Le défi fut de négocier une série de virages entre plasticité et conceptualité, car si l’exposition est infiniment davantage que la somme de sa bibliographie, mon parti pris tout au long du processus était que les différents discours visuels ne pourraient faire corps et sens que s’ils réfléchissaient une même problématique. La genèse de l’exposition, et la confrontation, parfois véhémente, de démarches et d’idées qu’elle a permise, ont sûrement contribué à nourrir les propositions d’une manière qu’aucune mise en regard du croquis primitif et de l’œuvre finale ne saurait révéler.

Peut-être s’agissait-il aussi, du moins implicitement, de poser les questions suivantes : Qu’est-ce qu’une exposition collective ? Peut-on, et dans quelles conditions, parler d’une œuvre collective ? Seule l’exposition est à même d’y répondre, à la fois implicitement et concrètement, mais je suis pour ma part persuadé que si œuvre d’ensemble il y a, elle est avant tout processuelle et contextuelle; mais comme tout ensemble, elle n’est en tant que telle observable que sous les espèces des éléments qui la composent.
Pratiquement obscure, parce que située en deçà du dualisme du sujet et de l’objet, de l’activité et de la passivité, du déterminisme et de la liberté, la mémoire du corps constitue un champ de prédilection pour le type d’exploration dans lequel l’art contemporain excelle. Regardant aujourd’hui l’accrochage davantage en spectateur, qu’en déclencheur d’un processus plastique qui fait désormais son chemin, je ne peux qu’être saisi par l’imprévisible diversité des œuvres. Mais ce qui me touche par dessus tout dans les œuvres ici présentées tient, je crois, à ce qu’elles abordent des questions sérieuses, sans jamais exiger, à la différence de la philosophie ou de la science, à être prises tout à fait au sérieux.

Stephen Wright

Exposition collective d'art contemporain
Hôpital Charles-Foix, Ivry sur Seine, du 22 septembre au 5 novembre
Partenaria ExpoRevue
 
Présentation de l'exposition
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