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Il existe une longue histoire des images de la chambre mais son véritable acte de naissance reste lié à l'âge d'or de la peinture hollandaise. Pour la première fois, dans les tableaux de Gérard Ter Borch, de Pieter de Hooch ou de Vermeer, les scènes de la vie domestique deviennent, les véritables sujets d'une pratique artistique. Jusqu'alors, en effet, la noblesse des actions et des personnages représentés déterminait seule la noblesse de la peinture selon une hiérarchie fermement établie. La renommée acquise par cette "peinture de genre" (par opposition à la peinture historique) a contribué à la remise en cause de cet ancien système et permis l'apparition d'un nouveau regard.
 
 
Sur la chambre
et ses
représentations
pèse,
aujourd'hui
plus que jamais,
le soupçon
d'un repli
sur soi
qui se ferait
en marge et
en dépit
des réalités
du monde

Intro

Cette évolution essentielle connaît généralement une double lecture. D'un côté, on insiste sur l'émancipation esthétique que constitue, pour la peinture, la fin du diktat du "grand sujet" et la possibilité inédite de traiter des éléments les plus anodins. De l'autre, on souligne le sens politique de ce changement d'attitude. L'œuvre des maîtres hollandais est alors comprise comme célébration d'un mode de vie spécifique liée à l'émergence d'une nouvelle classe sociale (la bourgeoisie commerçante) aux Pays-Bas. Dans les tableaux hollandais, comme le résume Hegel en une formule célèbre, "c'est le dimanche de la vie qui égalise tout et qui éloigne toute idée du mal".

Depuis Vermeer, quatre siècles se sont écoulés. Sur la chambre et ses représentations pèse, aujourd'hui plus que jamais, le soupçon d'un repli sur soi qui se ferait en marge et en dépit des réalités du monde. Une génération, insouciante du cours de l'Histoire, s'assoupirait dans un long dimanche de cocooning feutré et d'hébétude télévisuelle. Symbole technologique de ce nouvel état de fait, le home cinéma pousserait l'illusion spectaculaire jusqu'à ramener l'ensemble de l'univers aux dimensions du salon familial. Contre cette clôture égotiste, la tentation est forte de demander aux créateurs de se transformer en agents exclusifs du dehors, en derniers combattants de l'espace public.

Les artistes présentés dans cette exposition refusent cependant de céder à cette injonction. Sans se faire les chantres du bonheur domestique, ils inscrivent encore leurs travaux dans le cadre de la chambre et revendiquent le droit de faire œuvre du quotidien le plus banal. Mais chacun contredit à sa façon les implications induites par leur sujet. L'une divise et dédouble le dedans, l'autre montre la porosité des frontières entre intérieur et extérieur. L'autre, encore, invalide la séparation par aplanissement de l'image. Tous font un autre genre de home cinéma qui fait entrer dans la chambre tous les jours de la semaine et l'idée même du mal.


Tincelin

Il y a deux manières conjointes d'aborder Télégéniques d'Aude Tincelin – en soulignant ce que la photographe refuse et en analysant ce que ce refus positivement déploie. Au premier abord, la série semble construite sur un seul principe critique – le rejet de l'imagerie habituelle du téléspectateur. En effet, ce monstre des temps modernes est d'ordinaire représenté face à son poste comme un zombi nocturne plongé dans un sempiternel halo bleuté. En inversant la perspective, Tincelin contredit ce lieu commun visuel en lui opposant un contre-champ diurne. Mais, se faisant, elle donne à voir une autre réalité plus complexe et plus ambiguë.

Ce que rend d'abord visible cette inversion, c'est la diversité des façons d'occuper un espace domestique. Pluralité des habitats des plus luxueux aux plus simples, des plus dépouillés aux plus surchargés. Le poste de télévision n'est alors qu'un meuble parmi d'autres qui participe à la décoration et au standing de l'ensemble. Pluralité des comportements aussi. On vit seul, en couple ou en famille. On dort, on joue ou on s'embrasse. Certains occupent les lieux de façon permanente, d'autres ne font peut-être qu'y passer. Tous, cependant, ont choisi une attitude spécifique qui les définit au sein de ce contexte familier. Les photographies de Télégéniques s'inscrivent ainsi dans une tradition picturale du portrait de famille.

Mais ces portraits sont d'un genre nouveau. Les habitants des lieux ne font jamais directement face à l'objectif. Seule leur réflexion apparaît sur la surface vitrée du poste comme s'ils étaient "vus à la télé". La télévision fonctionne alors à la fois comme un cadre dans le cadre et comme une plaque sensible. Elle recompose autrement l'espace et révèle la présence de ses occupants. La photographie rentre ici en dialogue avec l'image écranique pour compléter le champ du visible.

Si l'on en croit le travail d'Aude Tincelin, nous ne sommes pas de simples téléspectateurs s'abandonnant, après de dures journées de travail, à de longues soirées d'oubli médiatique. Nous sommes télégéniques et cette manière d'être englobe potentiellement la totalité de notre existence comme une humeur diffuse. Nulle déploration, cependant, ici. L'évanouissement fantomatique des différentes figures est contrebalancé par la précision documentaire de chaque environnement. Avec Télégéniques, Tincelin cherche plutôt à poser les termes d'une situation. La confrontation au réel n'est pas liée à la sortie dans le monde extérieur. Elle ne consiste pas nécessairement à aller se brûler à la lumière aveuglante du dehors. Elle se joue déjà dans le périmètre de la chambre, dans le passage – moins héroïque, plus quotidien – d'un cadre à un autre.


Smith

La vidéo Background to a seduction de Gregg Smith est le produit de différentes étapes de travail. Au départ, l'artiste avait réalisé une série de performances nocturnes dans le quartier de Roubaix où il habitait. Une scène était construite à l'aide d'éléments simples de décor (un pan de mur avec du papier peint fleuri, un éclairage, une table, deux chaises) dans différents lieux visibles par le voisinage (toit de garage, jardin). Smith et une jeune actrice s'installaient alors comme pour un dîner intime. Par la suite, certaines des prises de vues effectuées pendant ces performances ont été complétées par des séquences de dialogue tournées en studio. Un travail de retouche numérique a enfin été accompli pour donner vie aux fleurs du papier peint.

Au final, dans le film, un même mouvement se répète plusieurs fois. On passe de l'intérieur de "vrais" appartements à la scène extérieure où se déroulent les performances et de cette scène extérieure à sa reconstitution en studio. Le background de cette séduction est ainsi instable et multiple. Il n'a de cesse de basculer du privé au public et du réel à l'illusion. La complexité de cette structure contraste au premier abord avec l'apparence simplicité du propos – une banale conversation de salon entre un homme et une femme. Pourquoi donc mettre en place un tel dispositif pour un échange aussi trivial ?

Il paraît pourtant difficile de ne voir ici qu'une variation formelle sur l'idée de spectacle et de voyeurisme étant donné l'importance du lieu choisi. L'hypothèse d'un simple jeu ironique sur la vacuité de nos existences n'arrive pas plus à rendre compte de l'impression que produit le film dans son ensemble. Si une drôlerie douce habite de nombreux plans, la lenteur des mouvements d'appareil et la répétition vaine du procédé produit plutôt un trouble sentiment d'angoisse. S'il est impossible d'oublier le poids social du contexte et l'inquiétant surplace de la conversation, c'est que l'artiste explore précisément la relation souterraine qui unit la séduction et son background.

En 1963, dans Le Mépris, Jean-Luc Godard mettait en scène une dispute conjugale entre Michel Piccoli et Brigitte Bardot. Entre les deux acteurs, une lampe blanche, tour à tour allumée ou éteinte, barrait le chemin de la conversation en inscrivant un pur vide dans l'image. On dirait volontiers que le travail de Gregg Smith s'est engouffré dans cette brèche pour y installer son dispositif. Au lieu du drame abstrait de l'incommunicabilité, il instaure la comédie toujours particulière des rapports entre intérieur et extérieur. Moralité du conte – ce qui se passe entre nous dépend de ce qui se passe au dehors. Notre petit théâtre domestique ne fonctionne jamais qu'à ciel ouvert.


Rousseau

Depuis 1983 et Jeune Femme à sa fenêtre lisant une lettre, Jean-Claude Rousseau invente un parcours singulier de cinéma qui croise les influences de Robert Bresson et d'Andy Warhol, d'Ozu et de Michael Snow. Dans ses courts-métrages (Venise n'existe pas, Keep in touch) comme dans ses longs (Les Antiquités de Rome, La Vallée Close), une même dramaturgie se répète. Un homme, seul dans une chambre, règle le cadre et rentre dans le champ pour faire face à la caméra. Cette dramaturgie immuable qui combine la dépersonnalisation du dispositif et la transformation du cinéaste en modèle, est le nœud théorique et sensible de l'œuvre. S'y échange une position de maîtrise contre une position de faiblesse. Chez Rousseau, en effet, le regard du metteur en scène n'est plus cette puissance cachée d'organisation du monde mais la faille apparente venant dessiller l'ordre établi.

En 2001, la Lettre à Roberto marque un tournant décisif. Pour la première fois, le cinéaste filme en numérique. Jusqu'alors, en effet, Rousseau utilisait une caméra super-8 et la construction de ses films était basée sur l'unité élémentaire de bobines conservées dans leur intégralité (amorces comprises). Tout ce qui faisait la séduction immédiate de la pellicule ici disparaît. Plongé pour une durée indéterminée dans une lueur spectrale, la scène se donne à voir avec une violence nouvelle et abrupte.

Dès le premier plan, le corps marqué du cinéaste apparaît dans le décor aseptisé d'un grand hôtel. Un miroir central qui confère à l'ensemble des allures de loge de théâtre, renforce le sentiment de se trouver en présence d'un vieil acteur avant son entrée en scène. Quelque chose se joue ici qui tient à la fois des Feux de la rampe et des derniers autoportraits de Rembrandt. Seul accident à peine notable – quand le réalisateur vient s'asseoir sur le lit, un chapeau posé sur la couverture roule un instant avant de s'immobiliser de nouveau dans un équilibre incertain. Le surgissement final d'un paysage urbain ne semble intervenir que pour opposer le flux infini de la circulation à la vision tenue de cette haute solitude.

Entre l'intérieur et la rue se glisse pourtant un blanc furtif qui n'est plus celui d'une amorce mais d'un papier à lettre. Ce blême couperet empêche le film de se clôturer sur lui-même dans un antagonisme binaire entre dedans et dehors. Il réinscrit, avec une incroyable économie de moyens, la figure de l'autre comme destinataire absent. Aussi désespérée soit-elle, la Lettre à Roberto maintient cette fragile ouverture. Chambre et monde alors s'équivalent. Ils font partie du même envoi. Comme le dit Rousseau, "dans un cadre juste, l'image se retire". De cette "libération des éléments dans les limites du cadre", le spectateur est seul témoin.

Patrice Blouin
Paris, janvier 2005

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