Thierry De Cordier ; un homme, une maison, un paysage
 
 
Un musée d'art moderne n'est pas un musée d'anthropologie, pourtant il l'est. Ce paradoxe, qu'a évoqué Jacques Rancière récemment dans une émission radiophonique, m'a traversé l'esprit lors de ma visite de l'exposition de Thierry De Cordier au Centre Pompidou.
 
Thierry De Cordier
 
Le travail
plastique
présente,
non sans ironie,
une souffrance
intérieure,
par laquelle
il se place dans
la tradition
romantique
allemande

Les œuvres de cet artiste belge, dont l'exposition présente un ensemble aussi dense que somptueux, se présentent comme les témoins vivants d'un monde hors de notre temps et de notre espace.

L'auteur, lui, s'esquive derrière une fiction sombre, dont, en même temps, on ne peut mettre en doute l'authenticité ni l'impact. Faute d'issue du "double-bind" entre désirs et réalité, il me semble que De Cordier ne fait pas de l'art, mais est artiste par défaut. L'isolement choisi et l'œuvre, aussi fragile que peu nombreuse, font de lui, depuis le début, l'un des artistes à la fois les moins branchés et les plus cotés de son pays.

L'exposition présente une large sélection de ses œuvres depuis la fin des années 1980. Comprenant un grand nombre de petits dessins et quelques objets sculpturaux, elle s'articule autour de trois thèmes, qui en constituent en réalité un seul. A l'instar de la Trinité, l'homme, une maison et un paysage sont les éléments inséparables d'une seule vérité, celle de l'artiste.

L'ensemble ouvre et se referme par une œuvre sculpturale de grande dimension, "La jardinière", de 1989, qui fait partie de la collection du musée national d'art moderne. Il s'agit d'un volume noir bricolé avec toutes sortes de matériaux pauvres. A travers la seule ouverture qu'est la fente en bas, entre le volume visiblement fragile et le socle plat, on ne peut que deviner le creux intérieur. Cet objet fermé et presque mystique (le titre fait penser à la notion chrétienne du "hortus conclusus") renvoie à l'un des dessins exposés dans la salle adjacente, intitulé "Jardinière (Denk-Meubel, terme néerlandais à l'orthographe allemande : "meuble à pensée"). Abri pour fond de jardin", présentant cette sculpture en coupe. Sur la même feuille, l'artiste a noté : "quand le vide intérieur d'une très grande sculpture est utilisé à des fonctions utilitaires. Ci-dessous : comme séchoir pour plantes médicinales… celles qui guérissent les maux !… et en même temps […] petit cabinet d'écrivain qui contient tout ce qu'il faut pour écrire." Dans l'œuvre de De Cordier, l'écriture est aussi fondamentale que la création plastique. L'ordre entre ces deux aspects a peu d'importance, comme c'est le cas aussi dans la tradition catholique.
Son pays natal, la Flandre - dont il nous montre dans ses dessins gris-noirs les paysages plats, dépourvus de vie ou remplis de rideaux de pluie - en est durement impregné. Son écriture, où l'imperfection formelle augmente la précision du message, semble refléter la richesse absurde causée par les croisements linguistiques et culturels au sein de son pays. La plupart des œuvres du néerlandophone De Cordier comportent des légendes, notes et commentaires rédigés dans un français parfois volontairement archaïsant et tous méticuleusement et élégamment écrits à la main. Dans la solitude et le silence choisis, l'artiste contourne, avec application, le vide absolu face au monde contemporain, qu'il se refuse à intégrer.

Le travail plastique présente, non sans ironie, une souffrance intérieure, par laquelle il se place dans la tradition romantique allemande. En témoigne notamment la sculpture monumentale "Attrape-Souffrances", objet anthropomorphe, noir et renfermé, bricolé avec des moyens du bord, à l'image du Christ crucifié au phallus proéminent et au monogramme "RTTY" (l'orthographe du nom de l'artiste, reproduit de mémoire par un ami handicapé mental au cours de plusieurs visites).
Dans cette identification avec l'handicapé, on reconnaît l'écho d'une tradition romantique où l'artiste se veut à la fois saint et exclu, visionnaire et pauvre d'esprit, solitaire et exposé à la nature. Cette nature, comme elle est représentée dans les nombreux petits dessins dans l'exposition, n'est jamais hospitalière. Ceci rappelle des œuvres relativement anciennes de l'artiste, dans lesquelles il conçut des dispositifs (une banderole tendue sur le toit d'un immeuble moderne devenue illisible par le vent, une cachette-mégaphone perdue dans la montagne,…) pour énoncer ses idées, à des endroits par définition trop éloignés des gens. Pourtant - et il en est certes bien conscient - ses idées ne trouvent leur audience que dans l'intimité tantôt effrayante tantôt comique, qu'évoque un objet isolé, un dessin, un carnet de notes ou un livre.

Afin de faire la connaissance de cet artiste, il va de soi que la visite de cette exposition très respectueuse de l'esprit du travail est bien plus efficace que l'acquisition du catalogue édité à cette occasion. A la taille d'un livre de salon, celui-ci présente des textes critiques et des reproductions de presque la totalité de l'œuvre de Thierry De Cordier. On peut regretter la faible qualité des illustrations, qui ne permettent guère de déchiffrer l'écriture pourtant si importante pour l'appréciation des dessins.

Adriaan Himmelreich
Paris, janvier 2005

 Beaubourg, Centre Georges Pompidou, Paris, du 20 octobre 2004 au 31 janvier 2005

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