11e Biennale de l'Image en Mouvement. Visions en métaphore
BIM 2005 en images
 
Née il y a vingt ans, la Biennale de l'Image en Mouvement, qui se consacre au cinéma d'une façon exemplaire, vient avec sa nouvelle édition - et une programmation qui cette année donne une place particulière aux auteurs d'Amérique latine (Uruguay, Argentine, Chili) - conforter l'existence d'un cinéma expérimental vivant qui tient une place non négligeable entre le cinéma de grande distribution, le film d'auteur et la vidéo d'artiste.
Sébastian Diaz Morales
 
Sebastian Diaz Morales
 
Sébastian Diaz Morales
 
Sebastian Diaz Morales
 
Sébastian Diaz Morales
 
Sebastian Diaz Morales
 
Runa Islam
 
Runa Islam
 
Runa Islam
 
Runa Islam
 
Runa Islam
 
Runa Islam
 
Runa Islam
 
Runa Islam
 
Stan Brackhage
 
Stan Brackhage
 
Stan Brackhage
 
Stan Brackhage
 
Avi Mograbi
 
Avi Mograbi
 
Avi Mograbi
 
Avi Mograbi
 
Erik Bullot
 
Erik Bullot
 
Erik Bullot
 
Erik Bullot
 
Erik Bullot
 
Erik Bullot
 
Emmanuelle Antille
 
Emmanuelle Antille
 
Rodrigo Alonso
 
Rodrigo Alonso
 
 
 
Car qu'est–ce qui unit ensemble Runa Islam, Stan Brackhage, Sebastian Diaz Morales, Sarah Morris, Erik Bullot, Raul Ruiz, Matthew Barney, Alexandre Sokurov et Christophe Draeger, pour ne citer que ceux-là ?

Au-delà des générations, vraisemblablement une attention commune à défendre une idée du cinéma dont le lien demeure fortement maintenu avec les arts plastiques, soit parce que les choix formels sont exigeants, soit que le contenu narratif défie les lois du genre, ou tout simplement parce que ces cinéastes se défient des circuits de diffusion habituels et montrent leurs films dans des galeries sous forme d'installations.

On pense tout particulièrement à Sebastian Diaz Morales qui, parallèlement à sa présence à cette dernière BIM, présente à la galerie Attitude de Genève Dependencia, vidéo-installation mystérieuse composées de cinq projections qui s'articulent autour de l'aliénation, qu'elle soit sociale ou politique, tout en questionnant la tentative collective d'en secouer le joug. Voici trois ans, c'est à l'espace Cube de la Fiac que l'on découvrait avec stupeur et jubilation ce jeune cinéaste argentin étonnamment précoce et novateur. On le retrouve à Genève avec notamment The Persecution of the White Car, tourné en 2001 dans les townships de Durban en Afrique du Sud, fable énigmatique virevoltant entre la découpe du réel le plus tangible et le fantasme jamais éclairci d'une menace ni située, ni définie.

Si d'emblée, on est à nouveau envoûté par ces documents de création qui voyagent de Djakarta à l'Afrique du Sud en passant par la Patagonie dont il est originaire, ce cinéaste qui a su nous plonger si profondément dans un climat de violence sourde, convainc moins lorsqu'il s'attaque complètement à la fiction. On pense à cet égard à Paralelo 46 (1998), un récit initiatique à la Borges qui semble manquer sa cible. En revanche, lorsqu'il frôle le fantastique avec ces documentaires détournés de leur but pour devenir des carnets de voyage aériens sur la mémoire et l'oubli, la solitude et le temps qui passe dans des lieux souvent improbables, il atteint une force de persuasion que l'on trouve rarement chez d'autres cinéastes.
Non loin de la démarche de cet artiste se tient Runa Islam, une Anglaise née au Bangladesh, passée comme Diaz Morales par la Rijksakademie van Beeldende Kunsten d'Amsterdam.

Une artiste dont on a pu découvrir le travail à la dernière Biennale de Venise avec un film projeté sous forme d'installation : Be the First to See What You See As You See It (2004), variation autour de la fragilité dont on pourrait résumer ainsi la teneur, au risque de choquer les puristes : comment lier ensemble à l'heure du thé la dépression des house wives et la tragédie grecque.

Ces films en 35 et en 16 millimètres, et qui sans doute pour cette raison ne souffrent pas d'être montrés autrement que sur grand écran, déploient un univers éminemment subtil.

Se réclamant pour les influences du cinéma européen avec Godard et Fassbinder comme figures de proue, Runa Islam propose une réflexion sur l'image qui tente de déjouer les automatismes des sens, contrecarrant ce que nous voyions en délitant le temps de l'image comme First day of Spring (2005), filmé à Dhaka au Bangladesh, long plan séquence qui scrute des conducteurs de rickshaws à qui la cinéaste a demandé de s'immobiliser sous le regard de sa caméra, moyennant le prix de leur course. Ce temps volé au travail a alors pour effet d'extraire momentanément ces chauffeurs de leurs actions répétitives quotidiennes et de les rendre tout entiers à leur pure présence à eux-mêmes.

C'est d'ailleurs le propre de beaucoup de films expérimentaux, et Runa Islam en est un exemple probant, de se départir d'un côté d'une apparente logique narrative, et de l'autre de s'attacher à susciter de l'étrangeté au cœur des décors et des tempos les plus familiers.

Ces déplacements de signification, on les retrouve aussi dans la façon qu'a Runa Islam de filmer les corps et les visages tout en distillant délicatement une temporalité sans début ni fin.

Un procédé poussé à son paroxysme dans son dernier film Times lines (2005) où les personnages en costumes Belle Époque semblent flotter au-dessus d'une ville parfaitement contemporaine. Une situation filmée de telle sorte qu'avec elle disparaît tout repère temporel et géographique.

Beau à regarder, comme l'ensemble des productions de la cinéaste d'ailleurs, ce film, tourné du haut du téléphérique de Montjuif à Barcelone, donne à voir une nouvelle architecture de la réalité que la cinéaste tend à déconstruire, renverser, tout autant qu'à percer à jour, via les méandres de la psyché. Une preuve encore que cette artiste de premier plan est à la hauteur de vue de son illustre prédécesseur dans l'art de la construction métaphorique de l'image : Stan Brackhage, aussi à l'honneur cette année à la BIM. Poète visionnaire et cinéaste culte américain dans le champ du cinéma expérimental, Stan Brackhage (1933-2003), avec plus de 300 films à son actif, a fait plus que filmer, il a peint ses films inspirés par Pollock, mythologisant le cinéma dont il a tenté de déjouer les évidences en défigurant l'image à coup d'audaces formelles. Un travail qu'il a entrepris à même la matière du film qu'il a gratté, repeint, et finalement totalement reconsidéré. De sorte que pour bien en comprendre les mécanismes, on se rapportera avec intérêt au début de son essai théorique et poétique Métaphores et vision (Éditions du Centre Georges Pompidou, 1998) où il écrit ceci : "Imaginons un œil qui ne sait rien des lois de la perspective inventées par l'homme, un œil qui ignore la recomposition logique, un œil qui ne correspond à rien de bien défini, mais qui doit découvrir chaque objet rencontré dans la vie à travers une aventure perceptive. Combien existe-t-il de couleurs pour l'œil d'un bébé à quatre pattes sur la pelouse et qui ne connaît rien du concept de "Vert" ?" Sans pour autant en faire le prophète de la pure visualité que d'aucuns ont bien voulu en faire, son imagisme au sens fort - on pense à Anticipation of the night tourné en 1958 où les lumières des réverbères sur une route surgie de la nuit génèrent des filets et des coulées continues, puis dispersées sur l'écran par la magie de la vitesse des séquences - est en outre étayé par le refus d'ajouter une bande-son à ses films.

Les tableaux en mouvement de Brackhage se voient dans le silence, perturbés seulement au cœur de la pesanteur par les borborygmes gênés des spectateurs, et le frottement continu du passage de la pellicule. Un cinéma qui souhaite ainsi être au plus près du rythme de la pensée intérieure, afin de faire corps avec le "Stream of consciouness" suivant en cela les préceptes du mentor de Brackhage à l'Université expérimentale de Black Montain en Caroline du Nord, le poète Charles Olson : "Le poète doit à la fois enregistrer les acquisitions de son oreille et les pressions de son souffle."

Les films de Brackhage collent ainsi aux respirations rythmées de la vie et de la mort : un accouchement centré plein feu sur l'expulsion et les humeurs corporelles (Window Water Baby Moving, 1959), une séance d'autopsie filmée à la loupe à la morgue de Pittsburgh (the Act of Seeing with One's Own eye, 1971) ; des scènes que le cinéaste filment au plus cru, faisant de la projection une expérience dont on ne sort pas indemne. Brackhage n'a au fond que faire des tabous du regard, il filme la mort, le sexe, décelant leur potentiel de violence avec un appétit dionysiaque et une foi de pèlerin dans le pouvoir d'absorption métaphysique de la matière. Toutefois s'il est sans concession pour l'œil et la sensibilité du spectateur, filmant à revers ce qui est immontrable, l'en-decà et l'au-delà du monde, c'est toujours sans se défaire d'un authentique travail de pictorialiste de la pellicule.

Ces films fortement influencés par les peintres expressionnistes abstraits de l'école de New York, Pollock, Rothko, Kline, De Kooning, ont fait aussi école ; une cinéaste d'un autre âge, Sarah Morris y aura elle-même puisé un regain de liberté et la source de sa propre prise de distance formelle et critique par rapport à la figuration.
Cette dernière qui présente actuellement ses travaux au musée d'art contemporain du Palais de Tokyo à Paris, présente à la BIM ses films sur les villes américaines : Los Angeles (2004) Miami (2002), Capital (2000). Des courts-métrages qui tentent de sortir du cadre formaté de l'écran télévisuel comme du film en panavision hollywodien, pour rendre compte des grands ensembles architecturés de l'urbanisme américain. Ces villes, Sarah Morris les a filmées de façon quasi abstraite, par points, lignes, plans et couleurs saturées, afin d'accentuer encore l'impression de bulles autarciques de ces agglomérations souvent closes sur elles-mêmes. Dans un registre plus érudit, le propos d'Erik Bullot, écrivain, cinéaste, photographe et membre actif de l'association Pointligneplan créée en 1998 - qui s'attache à diffuser des œuvres d'artistes et de cinéastes à l'intersection du cinéma et de l'art contemporain - vient là pour mentionner que le cinéma expérimental est aussi une expérience du doute et de l'interrogation sur et avec les images. Des essais filmés donc chez Erik Bullot, ou encore de brefs petits traités du temps qui passe et des carnets de route aussi précieux que possédés par l'envie de faire entrer la littérature dans le langage cinématographique.

A l'opposé de ce parti pris filmique, on trouve Avi Mograbi, cinéaste spontané et réactif à l'actualité, dont on a pu voir à la BIM le documentaire : Avenge but One of My Two Eyes, actuellement à l'affiche en France. Ce documentariste israélien a filmé au jour le jour les humiliations dont sont victimes les Palestiniens, injustices quotidiennes générées par le système de défense israélien. Mograbi militant pour la paix est un cinéaste qui tente de comprendre les sources du conflit à travers la captation de la charge d'incompréhension et de malentendu à l'œuvre entre les deux populations. Parti prenant de ses propres films, il n'hésite pas à invectiver les soldats israéliens pendant qu'il tourne. Et s'il téléphone à un ami palestinien qui vit en reclus dans une zone occupée, c'est aussi sous l'œil de la caméra, ce qui donne un dialogue téléphonique à la fois terrifiant et bouleversant sur l'impuissance des uns et des autres face à une situation de crise dont la seule issue semble être la violence la plus extrême. Extrait de ce dialogue : "Avi Mograbi : tu as peur de mourir… l'ami palestinien : je ne me demande pas si je vais mourir et si j'ai peur de mourir mais comment je vais continuer à vivre. Je n'ai plus envie de vivre, Avi, (…) plus personne ici n'a envie de vivre, on vit comme des esclaves (…) Avi Mograbi : je ne crois pas que la force soit une solution (…) l'ami palestinien : Mais quelle est la solution ?"

Sur un thème similaire quant à la question du conflit et de la crise, le Suisse Christophe Draeger tire des fictions qui jouent de la frontière ténue entre la réalité et sa représentation à partir de la retranscription filmée de catastrophes, qu'elles soient aériennes - Crash, (1999) fait à partir d'images documentaires - , ou qu'il s'agisse de reconstituer artificiellement le déroulement d'une attaque terroriste, Black September (2002). Si la démarche ouvre dans un premier temps des perspectives intéressantes sur la puissance d'impression instantanée de ces situations mortifères aussi bien que leur peu de poids sur la conscience individuelle dans la durée, il se pourrait que Draeger n'arrive pas à dépasser un certain degré de complaisance et de fascination morbide pour celles-ci. Dans un tout autre registre et néanmoins évocateur aussi de catastrophes et même de cataclysmes naturels, Emmanuelle Antille, présente à la BIM avec Rollow, tente de faire une fiction fanstastico-poétique à partir de situations puisées à même la réalité la plus brute : des adolescents livrés à eux–mêmes dans une sorte de cité HLM vivent en vase clos selon des codes tribaux ultra-violents. Parallèlement à ce contexte social, une tornade menace de s'abattre sur les habitants. Sauf qu'Emmanuelle Antille s'est sans doute laissé happer par la séduction de ses jeunes acteurs au naturel frondeur. S'ils emportent quant à eux l'adhésion, le propos du film est en revanche souvent caricatural et maladroitement agencé, comme si à osciller un peu trop entre hyper réalisme et conte poétique, le propos, avant que d'explorer des situations jusqu'à leur véritable point de tension émotionnelle et psychologique, se contentait d'ébranler le spectateur artificiellement.

En bref, on ne pourra revenir sur tous les films passionnés et passionnants présents lors de cette Biennale de l'Image, ni sur les envoûtants films latino-américains — on pense à Lecciones nocturnas du réalisateur chilien Guillermo Cifuentes qui traite de la mémoire collective propre à l'histoire politique et dictatoriale du Chili et démontre une fois encore la formidable énergie créative de ce continent en matière filmique. Un univers riche et contrasté dont Nestor Olhagaray (directeur de la Biennale de Vidéo et des nouveaux Médias de Santiago du Chili) dit en parlant du Chili qu'il est fait de chiasme et de versatilité parce que, dans ce pays l'évidence et l'apparence ne coïncident pas.

Il ne reste donc plus qu'à attendre d'ici là la prochaine biennale dont on espère autant de qualité et de diversités culturelles et esthétiques.
Raya Baudinet
Genève, décembre 2005
BIM 2005 en images

11e BIM, Biennale de l'Image en Mouvement, Centre pour l'image contemporaine, Saint-Gervais, 5, rue du Temple, 1201 Genève, Suisse
du 11 au 19 novembre 2005, www.11bim.ch
Retrouvez les lauréats de la 11ème BIM à cette adresse : www.11bim.ch/index
Expositions partenaires : Attitudes - espace d'arts contemporains, 4, rue du Beulet, 1203 Genève
Dependencia de Sebastian Diaz Morales du 11 novembre au 18 décembre 2005

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