Ballade dans Paris
Monumenta et les traces du sacré

Francis Bacon

Traces du Sacré, Francis Bacon, "Head", 1948
photographie noir et blanc rehaussée de peinture
courtesy Faggionato Fine Arts, Londres et Tony Shafrazi Gallery, New York

Serra  a relevé avec brio le défi du bâtiment et pris avec honneur la suite d'Anselm Kieffer.

J'ai été captivée par l'élégance et l'ingéniosité de l'installation, belle sans être conceptuelle. Je dois dire que d'emblée, j'étais légèrement déçue par ces cinq plaques gigantesques en acier, simples et dénudées en apparence. Ce n'est qu'en se promenant entre elles, par la déambulation, que l'on en décèle la complexité masquée et les nombreux points de vue. Le charme de l'oeuvre commence à opérer et elle devient séduisante. On se rend compte alors que rien n'est laissé au hasard et que flâner entre ces plaques éveille des envies de méditation. On ressent alors clairement les tensions entre la force et la pureté de l'acier et la féminité des volutes du bâtiment et on commence à faire partie de l'ensemble.  L'expérience devient alors émotive, faite de sensations très personnelles.

Seule condition : il faut prendre le temps de  se laisser imprégner par l'atmosphère qui se dégage de cet échange entre l'oeuvre, le bâtiment, la lumière, son propre dialogue intérieur, son mouvement et celui des autres promeneurs. Le tout s'inspire des principes d'agencement des jardins japonais. J'étais ravie, j'y ai passé presque deux heures !

Seul regret : ne pas avoir pu rester pour le concert de Philippe Glass, prévu à 19h30. Son piano était là, comme une pièce de musée.
J'ai également été voir "Clara-Clara", réinstallée pour l'occasion au Jardin des Tuileries. A voir aussi, juste aux pieds de l'escalier d'André le Nôtre, avec une belle perspective sur les Jardins des Tuileries et l'axe des Champs Elysées. J'ai appris que "Clara" est le prénom de l'épouse de Serra, qu'il invoque deux fois.

"Traces du Sacré" dans le prolongement de Richard Serra.
On continue de s'élever et l'on s'infiltre dans le domaine des grands questionnements qui jalonnent notre vie et notre histoire d'humains. Ici, par contre, j'ai été gênée dans ce  parcours métaphysique par les autres visiteurs. Je conseille d'éviter les heures de grande affluence. L'expo est très riche, le fil rouge, la quête du spirituel et la transcription dans la création de la fin du XIX et du XXe siècle des grandes interrogations sur l'existence, le mal et la mort, le rôle de l'art, nous conduit d'approches variées, religieuses à des croyances païennes, de rituels anthropologiques vers des conceptions philosophiques. Elle mérite qu'on s'y attarde pour comprendre la trame et apprécier la conception des différents artistes, la richesse et l'univers de très bonnes œuvres. Kandinsky, Giacometti, les mystiques rhénans, Jean Arp, Paul Klee, Beuys, André Masson, Friedrich, Munch, Rothko, Matisse, Pollock, Lucio Fontana, Malevitch, Yves Klein, Bacon, Le Corbusier, etc. réunis. Tout ceci nourri de réflexions philosophiques et intellectuelles, ça n'arrive pas tous les jours ! Je suis souvent revenue sur mes pas… Après l'unité de la Monumenta, l'expo fait appel à un autre type de  perception et demande un tout autre rythme. On se sent très sollicité. Si l'on souhaite voir les deux, je conseillerais plutôt de commencer par "Traces du Sacré" et de se rendre au Grand Palais après… pour se détendre,  méditer et succomber à l'emprise du lieu, dans une expérience plus subtile et sensitive.

Mon palmarès personnel : pour l'émotion et la beauté, coup de cœur pour une sculpture en plexiglas et résine d'Anish Kapoor… ; un noyau d'immatériel en mouvement dans le vide. Si je devais choisir une représentation de l'âme et de son essence, c'est celle-là que je choisirais.  J'ai aimé la totalité cosmique de Kandisnky, la croix solaire de Joseph Beuys, le "Devenir" de Giacometti, l'oiseau de Brancusi, le Cerf de Paul Klee pour la fusion avec l'intelligence cosmique. Certaines œuvres se penchent sur l'échelle planétaire : à la fin du parcours, j'ai adoré la poésie de "Eins, un, one" de Robert Filliou, ses dés jetés sur le sol et son interrogation : le monde est-il conçu comme un jeu de hasard ou d'une volonté supérieure ?
On se sent soudain lilliputien et vulnérable, soumis par cette volonté supérieure, même si nous sommes tous des numéro "un".

J'ai aimé la projection d'ombres chinoises de Paul Chan (First light 2005) sans parler de l'humour de "We gave a party for the gods and the gods all came". Dans le hall du Centre Pompidou, je me suis longuement arrêtée devant le moulin à prière de Huang Yong Ping ("Ehi ehi sina sina"), emblème de la spiritualité bouddhiste, qui, par sa taille démultipliée évoque une massue géante (réminiscences de mon voyage au Ladakh oblige)

Qui a osé annoncer que l'art était mort ? Qui a osé affirmer que nous traversons une époque de l'éphémère ? Dans l'art, seules les techniques et  les moyens d'expression évoluent vite. Mais on dirait que les mêmes questionnements s'éternisent et défient le temps. L'art "serait-il un contrepoids" à la conscience de l'éphémère et du court passage qu'est notre vie ?

Je suis sortie rassurée de l'expo,  habitée d'une certitude : l'immatériel  prévaut sur le matériel. Mais avec, toutefois, le sentiment de ne pas y avoir consacré assez de temps. J'ai aimé, en tout cas.
 
Elisabeth Martin, Paris, juin 2008
Thalys

Man Ray

Traces du Sacré, Man Ray, "La prière", c.1906/9, 1968
photographie sur toile, galerie À l'Enseigne des Oudin, Paris

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