Art en dépôt n° 6, 2005. En chantier
 
 
L'exposition annuelle Art en Dépôt répond, selon le commissaire Dominique Thébault, à une nécessité de réflexion autour du rapport œuvre-public dans l'art contemporain et "témoigne de la nature particulière de quelques postures esthétiques qui impliquent des choix singuliers d'installation et d'accrochage". Depuis sa première édition en 2000, les œuvres des artistes invités sont présentées successivement dans deux espaces d'exposition : "en dépôt" et en "présentation". Toutes les œuvres sont simultanément montrées sous la forme d'une "réserve" pendant que, à tour de rôle, chaque artiste investit l'espace d' "interaction avec le public".
Pour cette sixième édition, l'association LAC&S invite, à la galerie Lavitrine de Limoges, 8 artistes provenant d'horizons totalement différents pour nous interroger, au moyen d'un chantier permanent, sur les multiples manières de présenter aux visiteurs un travail en devenir.
réflexion

autour

du

rapport

œuvre-public

dans

l'art

contemporain

Art en dépôt
 
 
Le soir du vernissage, Marc Bretillot soumettait à l'attention du public Black-Mulard-Blanc, une installation en trois pièces, chacune constituée d'un trépied métallique soutenant un plateau, une ampoule avec temporisateur et un support contenant des tablettes en chocolat noir, au lait et blanc.
Le chocolat fondait lentement au contact de l'ampoule, un voile onctueux enveloppait progressivement la lumière qui devenait de plus en plus faible, intime, douceâtre. Des gouttes tombaient sur le plateau, d'une blancheur virginale, tout en le salissant avec une masse informe, mi-solide et mi-visqueuse, qui troublait les spectateurs pour sa ressemblance à l'excrément tout en sollicitant leur gourmandise. Le public était invité par l'artiste à toucher et goûter pendant qu'une odeur entêtante envahissait la pièce, "odeur de plaisir, jusqu'à l'écœurement" (Marc Bretillot, catalogue de l'exposition). Une expérience intense et bouleversante à répéter sans modération car tout se démonte, se plie et se range dans une petite malle transportable : Black-Mulard-Blanc est prêt à être "déployé sur tout théâtre d'opération" (Ibidem. L'installation Blanc-Mulatre-Black sera montrée également le soir du finissage le 26 novembre).
 
 
Armand Lestard
 
Armand Lestard, Die Küche meiner Mutti
 
 
Du 14 au 19 octobre, la grande fenêtre d'une cuisine s'est ouverte sur la rue Raspail, devant l'entrée de Lavitrine, la lumière a pénétré à l'intérieur de la pièce en éclairant l'espace aux parois en contreplaqué, exactement de la même manière, si familière à l'artiste Armand Lestard, que par le petit jardin de la rue des Rosiers à Gorcy, en Lorraine…
Die Küche meiner Mutti est "ce lieu où traînent les épluchures de légumes, où les semelles des chaussons deviennent noires (…), avec des tas de torchons propres et secs, et du carrelage d'une blancheur éblouissante" (Banana Yoshimoto, Kitchen, éditions Folio, 1998, p.11), le lieu où on prépare les repas, celui où les liens familiaux se retrouvent et se resserrent, l'âme de la maison.
Il s'agit d'une maquette à l'échelle 1 : 1 de la cuisine des grands-parents de l'artiste conçue d'après une autre maquette, en carton ondulé, réalisée après leur décès en 1999.
Ce n'est pas le réalisme d'une réplique à l'identique qui fait la véridicité de ce lieu mais son essentialité :  Die Küche meiner Mutti est un contenant, une boîte, un coffret bachelardien dans lequel "sont les choses inoubliables, inoubliables pour nous, mais inoubliables pour ceux auxquels nous donnerons nos trésors. Le passé, le présent, un avenir sont là condensés. (…) Le dehors ne signifie plus rien (…) parce qu'une dimension vient de s'ouvrir : la dimension d'intimité" (Gaston Bachelard, La poétique de l'espace, Paris, PUF, 2001, p.88).
 
 
François Guibert
 
François Guibert, Des journées entières à se répéter
 
 
Antichambre de Sophie Dubosc occupe l'espace de "présentation" du 20 au 24 octobre, mais, avec un subtil détournement du concept d'"œuvre en devenir", l'artiste nous met face à une antichambre qui ne cache aucune chambre : "il n'y a rien, ni dedans, ni avant, ni après, rien d'autre qu'une surface offerte à la sensation" (Sophie Dubosc, catalogue de l'exposition), une forme imposante, presque encombrante, enveloppée de velours bleu, qui s'offre au regard et au toucher mais qui frustre le désir voyeur du visiteur car ses draperies restent figées trahissant la promesse d'une découverte.
Du 25 au 30 octobre, Bruno Even transformera la petite salle de Lavitrine en laboratoire invitant les visiteurs à expérimenter et à manipuler (avec précaution…) l'attirail d'objets insolites de son Labo 2. "En construisant des pseudo-laboratoires et scènes de reconstitution" affirme l'artiste, "je tente de mettre l'accent sur l'acte créatif dans son mode de fabrication, par le biais du dispositif et du processus" (Bruno Even, catalogue de l'exposition).
Sans Titre, d'Olivier Alibert, sortira du "dépôt" du 31 octobre au 7 novembre envahissant l'espace avec ses objets disparates, bibelots d'un quotidien fragmenté. Selon l'artiste, "l'espace ainsi construit est conçu comme un univers en soi à expérimenter, ludique et onirique, à la limite du familier et de l'étrange, de la réalité et de la fiction. Ce dernier, articulé comme un langage, interroge la perception du visiteur, sollicite son imaginaire et encourage chez lui l'idée d'une narration dans un dispositif qui contrarie le récit linéaire et logique" (Olivier Alibert, catalogue de l'exposition).
 
 
Marc Bretillot
 
Marc Bretillot, Black-Mulard-Blanc
 
 
François Guibert nous propose un work in progress qui se réalise dans la mise en œuvre de son installation (du 8 au 14 novembre) mais qui est aussi véhicule d'un autre chantier, en puissance, qui ne s'actualise que dans la perception sensible du visiteur.
Des journées entières à se répéter est une installation évolutive, une sculpture polymorphe qui prend forme par le montage-démontage-remontage de différents modules qui la composent. Il s'agit d'un assemblage ramifié de pièces qui se répètent, une structure industrielle, une métastase, une forme familière et totalement étrangère…
Mais "le paradoxe de la répétition n'est-il pas qu'on ne puisse parler de répétition que par la différence ou le changement qu'elle introduit dans l'esprit qui la contemple ? Par une différence que l'esprit soutire à la répétition ?" (Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 2000, p.96).
Sorte de jeu mnémotechnique, Des journées entières à se répéter trouble la perception des spectateurs en les piégeant entre amnésie (perte totale ou partielle de la mémoire), paramnésie (localisation erronée des souvenirs ou illusion du déjà vu) et hypermnésie (activité anormalement intense de la mémoire)…
Ce "déraillement" perceptif n'est pas seulement dû aux combinaisons aléatoires et aux différentes associations, mais aussi aux déformations imperceptibles qui surviennent à chaque moulage, à chaque étape de la production. Tout module qui se répète est porteur d'une mutation infinitésimale, une métamorphose inévitable vers une forme autre et qui échappe pour autant à tout contrôle et toute prévision : une évolution des formes engendrée par les formes elles-mêmes.

Si l'écrivain Italo Calvino affirmait que les contes sont vrais car "ils sont, pris dans leur ensemble, avec leurs multiples statistiques d'entreprises humaines, toujours les mêmes et toujours différentes, une explication de la vie (…) surtout pour ce qui concerne cette partie de la vie qui est le devenir d'un destin" (Italo Calvino, introduction au Fiabe Italiane, Torino, Einaudi, 1956. Traduction libre de l'italien), Jonathan Loppin, du 15 au 19 novembre, invitera les visiteurs à s'approprier ses objets incongrus (une montagne enneigée posée sur une palette ; trois haches arborant, à la place des lames, des boîtes triangulaires encastrées contre le mur ; une haie, un animal empaillé ou, peut être, un fragment de vallée…) pour les re-combiner pour raconter leur propre histoire. "Ces trois pièces composent un ensemble montagneux et forestier, elle relèvent d'une imagerie populaire, ancienne et durable. On y retrouve la cruauté des contes et leur calme étrangeté, l'énoncé mystérieux du vœu et de l'épreuve" (Jonathan Loppin, catalogue de l'exposition).

Du 20 au 25 novembre, Lionel Redon installera son chantier : "une surface au sol comme perpétuation de l'instant présent" (Sophie E. Denis, à propos de l'œuvre de Lionel Redon, catalogue de l'exposition). Lionel Redon délimite un territoire qui est, peut-être, celui d'une fouille archéologique qui fera émerger du passé des anciennes structures ou juste la démarcation des fondements d'un édifice futur…
S'agit-il d'une construction en puissance ou de l'actualisation d'un parcours en devenir ?

"Sans le vacarme des tractopelles jaunes, quelque chose, sous nos yeux, imperceptiblement, advient" (Ibiden).
Martina Russo
Limoges, novembre 2005

LAC&S (Limousin Art Contemporain & Sculptures), Lavitrine 4, rue Raspail, Limoges, du 14 octobre au 26 novembre 2005

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