Franz Ackermann, manipulateur d'espaces
 
 
Entre abstraction et réalité, Franz Ackermann nous invite à parcourir les salles du Frac Champagne-Ardenne afin de découvrir son univers aussi insolite que troublant. Pour sa première exposition personnelle en France, le peintre allemand investit entièrement l'espace de l'ancien collège jésuite et nous entraîne dans une réalité des plus déconcertantes.
expédition
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la réalité
dans
un univers
vertigineux
Vue générale bas
 
Vue générale de l'exposition
 
 
Né en 1963 en Allemagne, Franz Ackermann vit aujourd'hui à Berlin. Jeune artiste, il profite de ses études aux Beaux-Arts pour visiter New-York, Londres, Rome et Copenhague. Son diplôme en poche, il décide de se rendre à Hong-Kong, ville qui correspond en tout point à son attention d'alors. En quête d'éléments picturaux singuliers, il découvre un langage formel (panneaux, les idéogrammes chinois, etc.) original et différent du modèle occidental. De ce dernier voyage, naît le travail artistique de l'artiste. Une œuvre visionnaire et unique qui allie toutes les pratiques techniques afin de représenter la réalité dans sa globalité.

L'expression artistique de Franz Ackermann s'articule autour du voyage, du déplacement (autant physique qu'intellectuel) vers un ailleurs inconnu. Une mouvance parfois déséquilibrante figurant dans ses œuvres et dans lesquelles l'artiste ajoute des extraits, des particules d'images entraperçus lors de ses pérégrinations. Pour lui, la mobilité est intrinsèquement liée au voyage ; elle demeure une manière de relier travail artistique et expériences personnelles.

Parcours initiatique du public ou mise en abîme de l'individu dans l'espace ? Franz Ackermann place son œuvre à la frontière de deux étendues et, perturbe ainsi, les sens des spectateurs. Face à l'entrée, une grande structure intitulée "No roof but the sky" (2005) est posée sur un support rotatif. La charge picturale et colorée de l'œuvre illumine tous les recoins de la salle en fonction de la vitesse de rotation du socle. Reprenant l'image d'un astre qui tourne sur lui-même, Franz Ackermann modifie avec finesse l'ambiance miroitante de l'exposition.

A ses précédents travaux, les "Mental maps" - plans géomorphologiques d'une ville - dont les motifs s'étendent parfois d'une toile à l'autre, Franz Ackermann associe ponctuellement photos, vidéos et divers objets. Aux prises avec une réalité complexe, il pousse le spectateur à lire l'image en profondeur afin de prendre conscience du visible qui l'entoure. Sans cesse, l'artiste confronte les forces intérieures et extérieures de la réalité. Le gigantisme des "Mental maps" projette le spectateur au cœur de la toile pour le soumettre à ce milieu de l'entre-deux, entre le réel et l'abstrait. Le lieu est examiné sous différents angles, puis décomposé jusqu'à "l'essentiel". Chaque composition doit se suffire à elle-même. La série des "cartes mentales" transporte le public vers un nouveau paysage inspiré du réel et qui se métamorphose en une entité autonome et animée.

Combinateur d'une dynamique d'images et de jeux d'optique, le peintre livre au spectateur l'étendue de son ressenti et de sa subjectivité. Sans cesse, l'artiste poursuit son exploration de la ville et de ses images multiples, sur des formats plus importants. Les peintures monumentales "Evasions" se composent de larges plages de couleurs explosives, de formes ondulantes engendrant des milieux instables et mouvants. Jusqu'à atteindre une saturation visuelle, la présence troublante et la violence des couleurs font perdre tout repère. Le spectateur se retrouve entraîné dans un incessant tourbillon coloré. Ackermann crée volontairement une ambivalence entre ces effets colorés pour proposer d'autres vues possibles du tangible. Il installe également des espaces dans l'espace à l'exemple de la boite noire difforme "IBN BATUTA" (2003). La cage exiguë, doublée à l'intérieur d'un solide grillage, enserre et isole une frêle chaise en bois. La comparaison à une cellule de prison est indéniable. Que suggère-t-elle ? La symbolique de l'enfermement ou l'outrepassement possible des frontières ?

Cherchant à stimuler l'intellect à travers la circulation du regard, Franz Ackermann crée d'enveloppants environnements où formes et couleurs vives évoluent librement. Plutôt que de séparer, il intègre le milieu du dehors - l'environnement - à celui du dedans pour former un espace d'entre-deux, un réceptacle objectif de la réalité. Ce processus lui permet de renforcer la sensation de chaos originel d'une œuvre ; une œuvre qui se veut rigoureusement maîtrisée et composée. Pour l'artiste, la réalité s'enrichit de sens avec le passage de personnages dans un paysage. Le flux révèle la multiplicité du monde réel : une vie de liberté mais aussi un quotidien pesant et parfois critique.

A l'étage supérieur, Franz Ackermann impose au public un cheminement de l'ombre vers la lumière et rythme cet espace transitoire d'installations, de peintures murales et de vidéos harmonisées en un ensemble homogène en parfaite adéquation avec le lieu ("Permanent standby", 2005). Dans la pièce assombrie par l'obstruction des ouvertures, il projette sur grand écran une vidéo d'un avion immobilisé sur un socle. Quelques fois, des personnages viennent brouiller l'image immobile de l'imposant appareil. L'artiste s'empare également de l'espace avec plusieurs écrans proposant des vidéos aux thèmes variés : une est filmée sur les plages de Majorque à la date du 11 septembre 2001, deux autres présentent des foires internationales, une suivante fixe une autoroute à Sao Paulo et enfin, la dernière offre un aperçu de l'ensemble de l'œuvre de l'artiste. Ici et là, il disperse une innombrable quantité de catalogues de voyages (énumérant tous les sites auxquels on peut accéder à partir de Reims).

De retour à la lumière, le spectateur arrive devant une toile monumentale, vaste dentelle d'araignée où le noir se fait progressivement dévorer par la couleur. Au jour, se présente un échafaudage ("Faceland IV", 2005) sur lequel sont installés des morceaux de polystyrène, des bidons vides et surtout d'immenses têtes de couleur noire dont une recouverte de plumes. Les sombres apparences de ces étranges visages appartiennent à divers représentants de partis extrémistes. Afin de les tourner en dérision, l'artiste leur inflige un supplice datant du XVIIè siècle. Badigeonné de goudron et recouvert de plumes, l'homme qui avait commis une faute était ainsi humilié et ensuite ostracisé. La tête souillée de la sorte, ces personnages sont tout autant des otages de l'artiste que de riches trophées, symboles d'une puissante culture passée. Vidés allègrement de leurs contenus sur ces personnalités, les bidons reposent désormais dans un angle de l'échafaudage et font face à une étrange machine à torture d'où est suspendu un sac empli de plumes. Singulière présence que cette installation de l'artiste engagé qui incite le public à réfléchir sur la signification de la composition : destitution politique ou mise en chantier d'un nouveau monde ?

Entre réalité et apocalypse ? En déformant la réalité, l'artiste essaie sans doute de trouver un aspect plus ressemblant ou, en tout cas, plus véridique de sa vision des choses. Il conjugue des faits-divers à son imaginaire afin d'approcher l'essence du monde. Ses œuvres jouent le rôle d'histoires ; des histoires qui décrivent la vision de l'artiste sur les échanges culturels et économiques. Franz Ackermann dénonce le tourisme, marque incontestable d'une économie capitaliste riche, imposant ses idées et qui pousse à la mobilité (démographique, économique, commerciale, etc.). Combattant le marasme industriel pour lui allouer une seconde nature, il manipule les images pour formuler une réécriture de la société moderne. A travers ses immenses tableaux, les parties inexplorées de notre conscience sont interpellées et transforment alors le réel en un absolu champ poétique. L'œuvre d'Ackermann s'engage dans une expédition où la réalité est aux prises avec un tourbillon infernal de vie et de complexité.

Expédition, recherche, migration… Afin de trouver le monde dans son état originel, Franz Ackermann met en scène un milieu issu de la réalité dans un univers vertigineux. Il prend également soin de choisir des titres parlants à ses œuvres. Ils évoquent de véritables voyages, des promenades intérieures dans des lieux inconnus ou entrevus mais seulement par l'artiste. Il ouvre des voies du possible, des nouvelles barrières à franchir afin d'appréhender le monde dans lequel nous évoluons, vivons et participons. Désormais c'est au visiteur de se faire son opinion et de retenir les éléments qu'il préfère dans l'œuvre d'Ackermann pour se forger sa propre image du réel…
Géraldine Selin
Reims, juillet 2005
 
Vue générale haut
 
Vue générale de l'exposition

"Franz Ackermann", Le Collège, Frac Champagne-Ardenne, Reims, du 3 juin au 30 octobre 2005.
"A propos des Mental maps", interview de Franz Ackermann par Wolf-Günter Thiel et Milena Nikolova in Flash Art, janvier, février 2001, n°216, pp. 78-82.

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