Les gens de la ville ne sont pas des citadins
Photographies de Garry Winogrand
Garry Winogrand
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Garry Winogrand

Garry Winogrand

Il y a dans la manière de ce photographe des Etats-Unis quelque chose de sans pareil et peut-être de jamais vu. À partir des non-événements de la vie quotidienne il construit un trésor d'images qui s'imposent au regard avec une évidence définitive. Ce qu'il montre dans ses photos acquiert une présence saisissante et pourtant elles n'ont ni sujet ni objet.

On pense à la question posée par les touristes à tonton Gabriel dans Zazie dans le métro : kouavouar, kouavouar ? Telle est bien la question. Oui, quoi voir quand rien ne se donne à regarder ? Tout est là, mais simultanément, à l'état brut dans le désordre le plus complet, comme dans la vie quotidienne. Des gens affairés se préparent à traverser la rue sur un passage piétonnier. Le regard d'un anonyme croise celui d'un autre anonyme. Un passant s'immobilise un instant pour compter son argent. Un joyeux groupe de jeunes filles prend un moment de plaisir sur un banc public. Une mère tenant la poussette de son enfant passe à côté d'une poubelle postée sur le même trottoir. Avec ces instantanés d'une confondante banalité Garry Winogrand chante une épopée urbaine sans héros et sans action. Rien de dérisoire, pourtant, rien d'ironique dans ces images. La vie collective s'écoule dans un présent continu, s'auto-entretenant elle-même avec une belle énergie. Du grand art, en noir et blanc, qu'il présente en ces termes : "Le monde n'est pas très rangé, c'est un cafouillis. Je ne cherche pas à le rendre lisse."

Pour mieux saisir l'originalité de cet immense photographe, on peut se rappeler comment d'autres photographes célèbres, disons Robert Doisneau ou Willy Ronis, s'y prennent pour capter la vie urbaine dans leurs drôles de boîtes. Ils nous donnent des images pittoresques de scènes vécues. Ici, ce sont des enfants jouant dans la rue, là, un solitaire est accoudé à un bar, ou un orateur harangue une foule et, bien sûr, les ombres des arbres s'étalent sur les pavés humides, ou d'étranges découpes architecturales sont entrevues depuis une fenêtre, sans parler des amoureux de toujours, en tête-à-tête dans leur bulle invisible. Ce qui sous-tend cette imagerie, c'est une dramaturgie interne, porteuse d'un sujet évident. La photographie présente une action humaine dans le décor de la ville, accentuée par des effets d'éclairage, de cadrage et de flous. C'est précisément ce que refuse le photographe américain. Il n'oppose pas l'homme à la ville. Les hommes font partie du décor de la ville, ils lui sont même indifférents, semble-t-il, ils l'ont admise une fois pour toutes. Ils s'y coulent avec la fluidité d'un cours d'eau traversant un paysage familier. Et ils sont loin d'être des anonymes. Nul soupçon du drame existentiel de l'homme-masse condamné à l'horreur de l'asphalte et des supermarchés. Garry Winogrand montre beaucoup de visages ; ils restent proches d'autres visages tout proches, porteurs de sentiments ou de préoccupations semblables. Il est le photographe d'une vie démocratique effective, d'une société qui s'accepte telle qu'elle est. Chacun est à la fois soi-même et personne. Et les amoureux de toujours sont, bien sûr, présents de ce côté comme de l'autre de l'Atlantique. Il s'embrassent, appuyés contre un arbre de Central Park. Toute proche, une femme solitaire leur tourne le dos et autour d'eux la terre des sentiers, les pierres des massifs, participent à la même indifférence placide. L'éclosion d'un amour est un événement naturel parmi les autres.

Garry Winogrand (1928 - 1984) est new yorkais par naissance et par vocation. Il apprend la photographie à l'école du maître Alexey Brodovitch. Puis il se fait rapidement connaître pour sa symbiose avec l'image de sa ville. Insatiable avaleur de clichés, il enregistre quelque 20 000 bobines au cours de ses balades de gourmandise visuelle. Il est invité à exposer dans des institutions prestigieuses, telle la "George Eastman House of Photography" de Rochester,(l'un des berceaux de l'art photographique) ; il est invité à donner des cours. En 1978 il reçoit une bourse de la Fondation Guggenheim pour photographier la Californie. Sa curiosité pour les villes et leur flot humain se dirige vers d'autres espaces et d'autres sujets. Homme de société et bon vivant, il est de toutes les "parties". C'est sa période "Boom and Bust", (exaltation et déprime ). Il continue à être plus rapide que son ombre pour capturer des images qu'il n'a pas le temps de développer. Il a laissé plus de 2500 pellicules non développées. Un trésor à découvrir. L'exposition de Paris en révèle déjà quelques merveilles.
 
Michel Ellenberger
Paris, décembre 2014
 
 
Garry Winogrand, Jusqu'au 8 février 2015
Jeu de Paume, 1 place de la Concorde, Paris 75008
© The Estate of Garry Winogrand, courtesy Fraenkel Gallery, San Francisco
www.jeudepaume.org

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