Entretien de Jean-Christophe Nourisson par Favret-Manez
Hors Champs à Nice
Jean-Christophe Nourisson
Jean-Christophe Nourisson
Jean-Christophe Nourisson
Jean-Christophe Nourisson
Jean-Christophe Nourisson
Jean-Christophe Nourisson
Jean-Christophe Nourisson
Jean-Christophe Nourisson
Jean-Christophe Nourisson
Jean-Christophe Nourisson
 

Jean-Christophe Nourisson

Jean-Christophe Nourisson achèvera au début de l'été 2010 une commande artistique au Pôle universitaire Saint Jean d'Angély à Nice. En parallèle à cette intervention dans l'espace public, 33 pièces dispersées entre plusieurs ilôts autour de l'université, l'association South Art sur invitation d'Anne Favret et de Patrick Manez a laissé carte blanche à l'artiste afin qu'il investisse l'espace de la Galerie Soardi.

L'exposition met en oeuvre une réflexion sur les jardins chinois qui s'appuie aussi bien sur le langage, "pierres Liu He", "pavillons des coupes flottantes", que sur une observation des modèles architecturaux asiatiques et de leurs rapport au paysage. Il s'agit d'une installation qui integre des pièces à regarder et d'autres à expérimenter, notamment un corridor praticable qui est à la fois sculpture et dispositif pour voir. Hors Champs de Jean-Christophe Nourisson nous invite à une experience de l'espace de la galerie et de l'oeuvre qui va à l'encontre de nos habitudes de spectateur. Par le déplacement incessant de nos frontières mentales et physiques. Nourisson affirme sa proposition artistique et nous interroge sur nos attentes et nos certitudes.



Favret-Manez

Ton travail, aussi bien dans tes interventions dans l'espace public que dans tes installations, dialogue avec les lieux dans lesquels les œuvres s'inscrivent et en propose une autre vision et un autre usage. Peux-tu nous décrire ton processus de travail, de l'observation du lieu jusqu'à la finalisation des œuvres ?

Jean-Christophe Nourisson

Je commence toujours par une analyse assez fine du lieu, que je suis amené à investir… L'architecture est un contenant signifiant et idéologique, qui conditionne la réception de l'oeuvre. En fonction de cette prédétermination de l'espace, je mets en place une stratégie particulière qui vient courber, tordre les significations. Chaque espace est donc investi en fonction des forces qui sont en jeu. Je peux me faire très discret ou au contraire déployer des ensembles très présents. Je me déplace toujours sur site avant de proposer quoi que ce soit. La physique de l'espace est plus importante que son image. Je passe par une phase de modélisation, dessin, maquette, vue 3D et je travaille aussi beaucoup sur plan. Ensuite, vient la phase de réalisation qui est programmée sur la base des études, il m'arrive de déléguer totalement ce travail à des entreprises. Enfin, il y a quelques réglages sur site qui sont d'une grande importance. Cela se joue parfois à quelques centimètres. C'est l'installation de l'ensemble d'œuvres qui est déterminante. Si je bouge une pièce l'ensemble est affecté et il n'y a que dans l'espace que cela se met en place.

Favret-Manez

Comment articules-tu le travail sur l'espace public et la conception d'expositions? Dans ce cas, y a-t-il un lien entre ton intervention au Pôle universitaire de Saint-Jean d'Angély et l'exposition à l'Atelier Soardi ?

Jean-Christophe Nourisson

L'art est foncièrement public, quel que soit son lieu d'apparition. L'art n'est privé que dans les coffres-forts des mafieux de l'art. Le travail pour l'université de Saint-Jean d'Angély a été conçu il y a quatre ans et devrait être complètement installé au début de l'été. Depuis mon travail a inévitablement évolué, il s'est enrichi de problématiques nouvelles. L'exposition que vous m'avez proposée voilà quelques mois, me permet de faire état de l'avancée de mes recherches. Je ne travaille pas comme une marque déposée, qui imposerait sa griffe au quatre coins de la planète. Les deux types d'espaces investis recouvrent des problématiques très différentes. Pour le Pôle universitaire, il s'agit d'une œuvre composée de 33 pièces dispersées entre plusieurs îlots. Trois pièces sont reproduites en plusieurs exemplaires et assemblées selon des critères spécifiques à chaque emplacement. Ce sont des œuvres en béton composite qui s'apparentent à du mobilier urbain (des pupitres, des lits, des méridiennes). À l'impératif du "Circulez, il n'y a rien à voir !» que semble nous crier l'espace public, j'oppose une décompression et tente modestement de ralentir le flux. L'invitation, la pause comme autant de moments de l'être-là ensemble dans la ville. Pour la Galerie Soardi, j'ai conçu une installation qui prolonge l'exposition à la galerie Voss en Allemagne. C'est un travail que je mène depuis 2007 sur les jardins chinois. Source d'interrogation sur l'espace abstrait, le rapport au langage et sur le rapport entre cinématique de l'espace et architectonique. Il y aura les photogrammes des pierres de Liuhu qui rafraîchissent naturellement la vue ; quelques résidus des ouvrages dits «des pavillons des coupes flottantes», un corridor praticable et un monochrome en laine de verre.

Favret-Manez

Borderline, D'une place à l'autre, Sur les bords, tes titres évoquent la frontière et le déplacement. Tes œuvres agissent sur l'espace en en soulignant l'architecture et, simultanément, nous renvoient à un ailleurs. Comment envisages-tu ce rapport entre le local et le global ?

Jean-Christophe Nourisson

Borderline : est utilisé en psychiatrie pour décrire un état clinique entre névrose et psychose. Le sujet passant d'un mécanisme à l'autre souvent sans signe annonciateur. Mais en anglais c'est plus couramment la limite. D'une place, à l'autre renvoie à la mobilité au changement de point de vue (c'est une attaque en règle du classicisme "à la française" qui cours toujours dans l'aménagement urbain), sur les bords est passé dans le langage populaire pour décrire un type pas trop net mais c'est aussi une forme d'évocation poétique. Le local, je ne sais pas ce que c'est. Si j'étais unique représentant d'une langue en voie de disparition au fin fond de la Sibérie orientale, j'en aurais peut-être une conscience très forte, mais même cela on ne peut pas décemment en parler en termes de local. Local et global résonne à mes oreilles comme le poste avancé d'une vision coloniale. À la terrifiante géo localisation, j'oppose cette phrase merveilleuse de Walter Benjamin qui ouvre le recueil de nouvelles d'Une enfance Berlinoise : «…ne pas trouver son chemin dans une ville, ça ne signifie pas grand-chose . Mais s'égarer dans une ville comme dans une forêt demande toute une éducation…". Le plaisir de l'art a à voir avec cet égarement. L'ailleurs ne m'appartient pas, je travaille sur des franges qui laissent ouverte cette possibilité. Disons que c'est le pique-nique du visiteur pour lequel j'ai une grande considération. Bloquer la chaîne associative, c'est être dans l'imposition, dans la vertu éducative, dans la propagande, quand bien même celle-ci serait émancipatrice. J'ai toujours eu un problème avec les diktats. À rebours mes œuvres ouvrent grand les portes. L'art est un déport, il travaille sur une ligne d'instabilité qui ne t'apportera aucune aide. En ce sens l'art a à voir avec l'ailleurs, c'est une ligne inquiétante qui déplace nos certitudes. Comme artiste tu as le choix, celui de donner à manger au public ce à quoi il est accoutumé, c'est le lieu de la reconnaissance, ou bien ne cesser de le déplacer vers des terrains différents. D'autres lignes de frontière. C'est beaucoup plus risqué, mais la question de l'art est toujours à ce prix. Plutôt que de souligner l'architecture les œuvres s'appuient sur, travaillent avec. La situation réelle de l'espace est le support, le cadre signifiant, et mes œuvres n'existent pas sans sujet perceptif. (Merci Marcel !) C'est un ménage à trois avec un papa maison (l'architecture), un enfant (l'œuvre) et des invités (les spectateurs).

Favret-Manez

Nombre de tes pièces s'originent dans le champ de l'art moderne occidental (les manifestes, les photogrammes réalisés à partir d'œuvres majeures du XX° siècle). Aujourd'hui tu intègres dans les Résidus de nombreuses références à la Chine. Comment opères-tu ce passage entre la modernité occidentale et des savoirs éloignés dans le temps et dans l'espace de nos conceptions et de nos usages de l'art ?

Jean-Christophe Nourisson

Je cite le critique d'art Raymond Williams, qui formule bien mieux que je ne saurais le faire une définition du résiduel qui m'intéresse: “Le résiduel, par définition, c'est effectivement constitué dans le passé, mais il reste actif dans le processus culturel, pas seulement - et souvent pas du tout - comme un élément du passé, mais comme un élément effectif du présent. Ainsi, certaines expériences, certaines significations et valeurs qui ne peuvent êtres exprimés ou vérifiées réellement au regard de la culture dominante sont néanmoins vécues et mises en pratique à titre de résidu - culturel autant que social - d'une formation ou d'une institution sociale et culturelle antérieure”. Le bonheur des petits poissons de Simon Leys ou certaines pages de Michel de Certeau conviendrait très bien à ce qui est en jeu dans les photogrammes. Le titre générique : "Résidus" dit quelque chose de très simple, je travaille sur et avec les restes. La série a débuté en 1995 et se poursuit jusqu'à ce jour. Ce sont des contacts directs réalisés en laboratoire photographique. La photographie d'une reproduction qui subit un processus d'effacement pour ne laisser au final qu'une silhouette blanche sur fond monochrome (noir ou rouge). Pour reprendre une distinction courante, je m'intéresse plus à la valeur indicielle qu'a l'indexation. Ces œuvres sont donc proposées comme indice d'un questionnement sur l'art. Au fil du temps, je me suis penché sur différends corpus d'œuvres. Il s'agissait et il s'agit toujours d'interroger non pas la référence formelle (rien à voir donc avec un quelconque primitivisme) mais plutôt ce qui dans la trace de ces œuvres que je donne à voir peut être encore opérateur aujourd'hui. Si on alignait toutes les légendes des résidus, il y a eu des déplacements du côté de l‘architecture, des manifestes, des happenings… Je ne me suis jamais tenu stricto sensu à l'œuvre d'art mais à des objets culturels qui me semblent dignes d'intérêt. Et très souvent à des objets-limites qui bousculent les catégories. Quand je suis arrivé à l'art dans les années 80 nous étions déjà dans un après. L'art n'était déjà plus que l'ombre de lui-même, mais il y avait tout de même l'espoir du seul post-modernisme qui m'intéressait qui était celui d'une combinatoire nouvelle. Un art marqué par le structuralisme, la psychanalyse et le marxisme… C'était le moment d'un post-modernisme qui n'en finissait pas et qui au fond n'en a toujours pas fini. Puis la répétition, le bégaiement des grilles d'interprétations a commencé à m'apparaître et pour clore le tout, ce qui restait d'espace critique s'est peu à peu liquéfié. La question s'est donc posée de savoir comment maintenir une portée critique dans un cadre où la critique est devenu la norme, où la subversion n'est plus qu'une figure de style. J'ai même vu une expo sur Guy Debord, c'est vous dire l'état de liquidité. Le déplacement s'avérait nécessaire, aller creuser d'autres approches philosophiques, d'autres manières d'aborder les questions d'espaces. Et, comme toutes les histoires, ça commence par des rencontres miroir. À ce moment, je suis tombé sur l'histoire merveilleuse d'un art qui combine savamment langage et visuel, concept et percept. Cela est en partie dû à l'histoire de l'écriture. Et à un savoir de l'espace très étonnement lié au langage. L'art asiatique c'est du conceptuel avant l'heure. Mon intérêt pour la Chine est donc né d'une conjonction entre mes propres recherches sur les questions d'espace et la richesse de ce que j'y ai découvert. Ce qui m'intéresse a peu à voir avec l'immédiateté, je ne suis pas dans l'urgence de rendre compte du monde dans lequel nous semblons être. Je laisse cela aux photos-reporters de l'art. Nous sommes des êtres de mémoire et l'on se trimballe toujours avec sa propre histoire. Mon histoire est reliée aux livres et aux œuvres que je fréquente. Ils sont un peu comme une partie de moi-même. Je suis sur le mouvement, à la fois de ma propre contemporanéité et sur ce qui fait retour. Je suis là et ailleurs tout à la fois. Lorsque j'ai décidé de faire ma première série sur les pierres dressées des jardins asiatiques en 2006 cela ne s'est pas passé simplement. Au fil du temps, des auteurs aussi divers que Peter Sloterdijk (La mobilisation infinie), Medhi Bel Kacem ou Bertold Brecht avec La belle âme du Sechouan m'ont apporté un soutien intellectuel inestimable. Le déport, comme je disais tout à l'heure, peut s'avérer très efficace pour parler au présent. Ce n'est jamais le sujet de l'art qui fait l'art. Enfin, la soi-disant coupure est un des mythes modernes, qui n'a fait qu'alimenter et qui toujours contribue à l'impérialisme. C'est souvent une méconnaissance de l'hybridation, de l'emprunt, aujourd'hui on dirait du transfert de technologie, qui a toujours fonctionné et dans tous les sens. Tu vois, c'est un peu pompeux de penser que le modernisme peut être associé de manière si certaine à l'occident. En réalité il y a des modernismes, chinois, brésiliens, éthiopiens…, qu'il conviendrait de regarder avec une grande attention. Ce sera peut-être le futur de mon travail si je trouve le temps de cette tâche immense. Sur les usages et les conceptions, il faudrait examiner au cas par cas. La délectation esthétique désintéressée de l'art asiatique est, par exemple, très éloigné de l'art édifiant gréco-Romain dont ne sont parfois pas très loin certains de nos collègues, mais très proches de John Cage ou de Robert Filliou. J'ai fais une exposition charnière à l'école d'art d'Angers en 2007 et même une œuvre charnière qui est le diptyque Chengdu-Petrograd. Où cohabitent côte à côte le photogramme d'une architectone de Malevich et le photogramme d'un rocher pris dans un jardin chinois. Ces deux objets, qui se rapportent à des histoires semble-t-il très éloignées, cohabitent dans ma mémoire comme dans l'exposition. Au final, mon objet se précise : le modernisme peut être considéré comme un vaste ensemble historique dont les injonctions méritent d'être requestionnées et le parallélisme opéré par la confrontation des séries y contribue.

Favret-Manez

Les espaces de paroles dans ton travail ont toujours été importants, soit parce qu'elle s'exprime sous forme de performances (Parole pour un désert, Brewery Project, Los Angeles,1999) soit sous formes d'espaces, bancs, pupitres, plateaux, aptes à susciter la parole. Comment ce rapport à la parole a-t-il évolué dans ton travail durant ces dernières années ?

Jean-Christophe Nourisson

Les quelques fois où j'ai pratiqué la mise en scène d'une énonciation publique, c'était pour indiquer un usage potentiel de la pièce. Mes œuvres sont offertes et à disposition du public. Il n'y a pas d'impératif mais une possibilité. La prise de parole en est une, mais s'asseoir, s'y endormir ou s'en servir pour voir ce qu'il y a autour de soi en sont d'autres. Aujourd'hui, si la parole ou un quelque chose du langage est à l'œuvre, c'est de manière beaucoup moins démonstrative. Si tu regardes les pupitres que j'ai installés à l'Université de Saint Jean d'Angély, la figure du lecteur est convoquée par son absence. Je n'ai plus besoin d'en indiquer l'usage parce que tout se passe très simplement ; le public s'approprie le travail sans mode d'emploi. L'invitation préverbale assurée par les œuvres tient à des questions très plastiques, hauteur, échelle, composition. L'emprunt de vue nécessaire à l'harmonie du jardin Yu à Shanghai a subi par la force du temps une altération profonde. Au-dessus du mur d'enceinte, il n'y a plus de lointain végétal, mais la skyline d'une ville de plusieurs millions d'habitants. Apprécier ce jardin pour ce qu'il est, une oeuvre de l'esprit humain, nécessite une adaptation comparable à celle de l'ouverture d'un livre dans le RER, les conditions ne sont pas très bonnes. La limite matérielle du jardin laisse pénétrer la rumeur du dehors, pourtant le bruit de la ville finit par s'estomper, il devient comme un doux bruissement. Le mouvement infini du vivant ne cesse pas d'opérer les mutations nécessaires à sa survie.
 
Entretien de Jean-Christophe Nourisson
par Anne Favret et Patrick Manez
Nice, mai 2010
 
 
Jean-Christophe Nourisson, Hors Champs, du 4 mai au 19 juin 2010
Galerie Soardi & South Art, 8 rue Désiré Niel, 06000 Nice, tél. +33 4 93 62 32 03

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