L'artiste syrien Najah Albukaï
à la Galerie V12 à Angers
Najah Albukaï
Najah Albukaï
Najah Albukaï
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Najah Albukaï
Najah Albukaï

Najah Albukaï

Najah Albukaï

Graver la mémoire, Najah Albukaï

Le long rectangle aux murs blancs de la galerie de Patrick Simon dans son dépouillement même met naturellement en valeur les travaux de Najah Albukaï, plus d'une trentaine de dessins en lavis, à l'encre et à la gouache, gravures à l'eau-forte et à l'aquatinte, témoignages poignants de son expérience des prisons syriennes où il s'est trouvé enfermé à plusieurs reprises entre 2012 et 2015, avant de fuir par le Liban et de trouver refuge en France avec sa femme et sa fille. Depuis il se reconstruit, se consacrant inlassablement au dessin pour témoigner et exorciser. Présent lors du vernissage, il a dit en commençant tout ce qu'il devait à sa femme, de formation littéraire, qui a appris à travailler la métallurgie à leur arrivée en France pour les faire vivre, et l'a poussé à ne se consacrer qu'à son art. L'homme est doux, souriant, plein d'humour : on a du mal à imaginer que c'est le même qui a vécu il y a peu tout cela et reste hanté par les souvenirs d'horreur qui peuplent ses dessins et ses gravures. Un univers sombre et souterrain de murs oppressants, de cages, de tortures, de promiscuité de corps, où l'on se bat, se réconforte, où l'on survit, où l'on meurt ; des silhouettes d'hommes recroquevillées, murées, silencieuses, gesticulantes, écartelées, hurlantes, solitaires ou en grappes s'accumulent de façon obsessionnelle sur ses feuilles : elles trouvent sans le chercher le regard fasciné et tétanisé du spectateur. "Il rend visible ce que les prisons du régime syrien veulent cacher, dit Patrick Simon, et dessine, dessine encore, comme s'il était toujours en prison".

Mais ses œuvres dépassent à l'évidence la valeur du simple témoignage réaliste et cru de cette réalité qui perdure. Le passage à la gravure, à laquelle il est revenu à partir de 2018, est particulièrement convaincant. Elle accuse le trait du dessin grâce aux incisions, renforce les effets de lumière par le jeu des gris, des noirs, traversés de blanc, rend plus fort et expressif encore le dessin sinueux, qui l'est déjà naturellement dans le lavis, à l'encre ou au stylo-bille. "Tout le travail de gravure et aussi les manipulations de la presse évoquent à mon corps même la souffrance passée", confie l'artiste. Plus encore, son imagination le rapproche à nos yeux d'autres univers d'artistes du passé. On est étonné de voir à quelle vitesse Najah Albukaï a rejoint ainsi la grande tradition européenne de l'estampe en y développant ses thèmes les plus personnels. Et l'on pense immanquablement aux Désastres de la guerre de Goya, aux gravures d'Otto Dix…Deux œuvres retiennent particulièrement l'attention : l'immense gravure sur deux papiers accolés imprimée à Lorient, la représentation d'une cellule du tristement célèbre centre 227 : s'y s'entassent des figures multipliées qui se pressent et débordent même du cadre ; elle peut se lire dans tous les sens, et impressionne par son caractère obsessionnel, pour dire la promiscuité, la négation de toute humanité, comme si ces hommes dans cet entassement vertigineux n'étaient plus des hommes mais des vers de terre qui ne reprennent individualité que lorsqu'on s'approche de leur visage, comme si l'artiste les avait tracés là, les avait accrochés à la feuille car ils ne devaient en aucun cas tomber dans le néant et l'oubli. L'autre est une ténébreuse crucifixion ou plutôt une descente de croix qui se produirait non sur le Golgotha mais dans un sous-sol à peine éclairé par un soupirail, au centre duquel s'étend en diagonale une immense échelle d'où sont précipitées des ombres et au pied de laquelle, ironie, on gueuletonne ! Les noirs profonds, les dégradés de gris donnent à la scène quelque chose de fantomatique et d'infernal. C'est à l'Enfer de Dante que l'on pense plus encore qu'aux descentes de croix de la tradition picturale européenne, qu'elle évoque inévitablement. La présence incongrue d'animaux, chèvres, vaches, porcs, poissons, dans cet enfermement où ils paraissent voués au même sort que les prisonniers sonne comme une tendresse, une humanité oubliée et désormais impossible. L'artiste introduit ici et là dans ses scènes la fantaisie, le grotesque, l'humour noir, et si les bourreaux défigurent leurs victimes, lui défigure à son tour ce réel insupportable, parfois les bourreaux eux-mêmes ou ce qui en est le signe, comme pour surmonter la souffrance et l'inhumanité.

L'exposition s'accompagne de deux livres "Tous témoins", recueil de textes sur l'emprisonnement et toutes les violences d'état édité à l'occasion d'une exposition à la galerie Fait & cause (1) et d'une importante monographie consacrée à l'artiste : "Najah Albukaï, Graver la mémoire", écrite par Denis Lafay (2), qui comporte une biographie fouillée de l'artiste et un long entretien de l'auteur avec Boris Cyrulnik autour de la question de l'art et de la résilience. Une exposition qui ne peut laisser le spectateur indifférent, et mérite qu'on vienne même de loin la voir.
 
Gildas Portalis,
Angers, mars 2023
 
 
Exposition "Graver la mémoire, Najah Albukaï",
du 14 mars au 22 avril 2023 (prolongation probable),
Galerie V12, 12 rue Valdemaine, Angers (49).

(1) : Tous témoins, Farouk Mardam-Bey, Collectif, 2021, éditions Actes Sud en collaboration avec l'association Pour Que Vive L'Esprit.
(2) : Najah Albukaï, Graver la mémoire, Denis Lafay, 2021, éditions El Viso.

Najah Albukaï, né à Homs en Syrie en 1970 est un dessinateur-né : dès trois ans il couvre de ses dessins les murs à la chaux de sa chambre. Sa vocation, qui n'est pas contrariée par ses parents, l'amène à l'adolescence à fréquenter l'école des Beaux-Arts de Damas. Après un séjour de 3 ans en France, où il étudie à Rouen, il rentre en Syrie, se marie, a une fille, enseigne le dessin et vit des années heureuses malgré le contexte politique. C'est dans les années 2010 que la répression des protestations contre le régime, mouvement auquel il participe notamment avec ses dessins, le conduit une première fois en prison en 2012, une seconde fois en 2014. Libéré en juillet 2015 grâce à l'acharnement de sa femme et l'aide financière de ses frères, il s'exile par le Liban en France, abandonnant derrière lui des milliers de dessins. Dès lors il se remet à dessiner, est exposé en divers lieux, Fontenay-Le-Comte, Paris, Lyon ; il est en résidence à Saint Briac en 2018 (une seconde résidence est prévue cette année), à la Casa de Velasquez en 2021-22, et à ce titre est exposé fin 2022 à la Fondation Lambert à Avignon et en ce début d'année à l'Institut, Quai de Conti. Il a le projet d'intégrer un atelier à La Ruche. Connu par des articles sur lui dans le journal Libération et le journal Le Monde, il témoigne sans relâche jusqu'à aujourd'hui dans diverses manifestations et institutions contre l'emprisonnement, la torture et toutes les atteintes à la liberté.

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