L'Homme, entre figuration et abstraction ou comment un corps peut en cacher un autre ?, Magazine exporevue, art vivant, art en écrit, art en question, archives
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   L'Homme, entre figuration et abstraction ou comment un corps peut en cacher un autre ?

 

Deux hommes ou peut-être deux femmes, se regardent l'un l'autre. Que se passe-t-il ? Ils sont là. Imparfaits, silencieux. Un combat invisible se trame dans leur esprit. Des batailles se mènent. Une force les pousse vers un monde d'exacte perfection où ils seraient unis dans la diversité. Mais peut-on passer d'un monde à l'autre ? Croire à la transparence, de soi à soi comme de l'un à l'autre, ne fait-il pas courir le risque de céder aux prestiges des images, la sienne et celle de l'autre, en oubliant la rencontre sensuelle des corps ? Celle-ci est impossible tant que les hommes, captifs du jeu social, souvent impitoyable, ne savent que lutter pour obtenir la reconnaissance de ceux qu'ils ne savent ni respecter, ni aimer, mais seulement flatter et séduire. Mais la tentation de s'imposer et de gagner cet enjeu se profile peu à peu. Les deux hommes s'interrogent, songeurs. Leur corps est ici une prison essentielle et contingente qu'il faut connaître pour la combattre et s'en délivrer, pour aller au-delà, pour s'extirper de son enveloppe charnelle. L'un avance, se rapproche encore et encore, toujours plus près, jusqu'à passer de l'autre côté du miroir. Les deux hommes ne font plus qu'un. Ce dernier sourit et repart vers son destin, là où il n'y a pas de faille, pas de rupture, pas de différence, où il sera libre, peut-être enfin...

L'Homme avec un grand H a toujours été au centre des préoccupations des artistes. L'étonnement face à la multiplicité inépuisable mais fragile des formes vivantes qui font de ce monde une réalité toujours déconcertante, énigmatique aussi, a suscité depuis le plus lointain passé, comme l'enseigne l'art de Lascaux, le désir de les peindre ou de les sculpter. Et pourtant en ce siècle finissant, la mise en scène de la figure humaine est aussi omniprésente en leurs œuvres qu'elle est périphérique, voire même quasiment absente, l'art du XXe siècle ayant préféré s'adonner à l'abstraction et aux concepts, plutôt que de se confronter aux âpres vertiges de la figure et de ses douloureux questionnements.

C'est ainsi, qu'un jour, dans les années 1940-1950, le corps a disparu. Alors, a volé en éclats blessants le trop beau miroir où l'humanisme narcissique aimait à admirer la noblesse de son visage - la photographie, le cinéma ayant également rendu quelque peu caduc cet élitisme.

Puis, à l'aube des années 1990, il est réapparu, comme cela... un besoin de se retrouver, de se réincarner, un retour vers l'humain, ses préoccupations, son humanité justement. Les artistes ont eu besoin de poursuivre des expériences pour ouvrir les valves de la sensation. Il s'agissait d'une tentative pour que la figuration atteigne le système nerveux de manière plus violente et plus poignante.

- Et alors, quoi ? se demandent le peintre, le sculpteur, le graveur ou le photographe.
- Alors rien !

Et ce rien, le faire vivre, lui donner vie. Retranscrire le mystère de la création dans tous ses états artistiques, ce devenir ou non de la forme. Homme, femme, figuration, abstraction, cela importe peu. Errances, impudeur, images de corps, intimité de la chair, simples formes ou contours allusifs. Quelles sont infinies les combinaisons de la figure humaine !

Ils sont une centaine d'artistes à s'être penchés sur ce rien pour le 18e salon d'arts plastiques de Marne-la-Vallée.

Qui mieux que Guy Ferrer pouvait illustrer le thème choisi cette année par Marie-Jeanne Lataix-Fernier, commissaire de l'exposition ? Sa démarche participe en effet de cet inépuisable questionnement du statut humain dans l'espace de la peinture ou dans celui de l'univers.

Exegi monumentum aere perennius : promesse d'immortalité, s'il en est... Guy Ferrer sait qu'un jour notre corps disparaîtra. Il sera poussière, néant. Il ne sera qu'un rien perdu dans l'infini, dans l'impalpable, dans l'au-delà innommable où errera notre âme, sans fin ? Dans son tableau présenté pour l'occasion : Immortality, l'artiste interroge son devenir. Sans la matière que nous sommes, qui nous entoure, saurait-on que l'on vibre, que l'on existe ? Sans cette matière, prendrait-on conscience que l'univers est un autre nous-même plus vaste, mais finalement, peut-être moins impénétrable ? Pourtant, cette matière nous pétrit inlassablement à son image, nous étrique, nous renferme sur nous-même et surtout, nous empêche d'aller de l'autre côté du miroir - encore et toujours lui -, là où règne l'infinie sagesse, l'irrépressible perfection en toute chose, l'immortalité sublimée. Ici aussi, un combat terrible et silencieux se mène, douloureux pour celui qui veut franchir le pas. L'Homme attend son destin, au centre d'une masse grise immobile, sans résonance, née du mélange spirituel de la passivité contente de soi et d'un rayonnement fortement actif. Saura-t-il briser les chaînes non pas tant de son ignorance que de son incapacité à s'arracher de ses certitudes ? Ferrer, sans fin, mais non sans espoir, le fait aller derrière, sur l'autre versant, là où est la vérité absolue, l'émotion pure qui emportent, dépassent et protègent le corps éternellement. Ainsi, Mors ultima ratio prend un tout autre sens et n'est plus qu'une superstition désuète : l'immortalité devient ici possible.

Chez certains artistes, l'image du corps est comme indéfiniment encensée, sublimée, chez Tatis avec une danse sans fin, le corps, ses mouvements et son immuabilité, sa grâce et ses transes contenues, ses désirs de fusion, de profondeur et son impassibilité. L'artiste ne réalise pas, dans ses monotypes, ce que ses modèles apportent de leurs formes, elle cherche en eux leurs émotions, leur force intérieure et leur pureté. Chez Agnès Pezeu, les corps sont esquissés, capturés, recouverts de peinture, d'encre. Ils ne sont que des frémissements, des oscillations, figés dans l'espace. Superbes. Quant à Nicole de Bertier, elle fait fusionner au pastel et au fusain des corps nus en des lignes imparfaites, en des rythmes ondulés. Ou alors, cette image est déformée, violentée, les sculptures de Paul de Pignol n'en finissent pas de se boursoufler telles d'immenses déesses de la fécondité préhistoriques. Les visages de Nora Jaraba, souvent des autoportraits, sont captivants : regardez-nous... jusqu'à ce que nos gros yeux effarés vous regardent, vous capturent et vous sondent l'âme !, semblent-ils nous lancer avec arrogance. Pascal Marlin fait gonfler ses personnages en des formes rondes et opulentes jusqu'à occuper l'espace tout entier.

Chez d'autres artistes, la figure est isolée comme chez German Parra qui mêle des têtes ou des corps humains à des éléments de la nature, sorte de rituels, d'offrandes. Quant à Ben-Ami Koller, après avoir travaillé exclusivement le dessin et la figuration - corps nus et visages -, son œuvre a glissé vers une certaine abstraction où les lignes font penser à des viscères, des cœurs, ou des silhouettes qui se détachent des couleurs et de la matière. Gil Griffoux, lui, met en œuvre la relation du corps et de son espace de mémoire. Il peint des morceaux de corps marqués d'une succession d'instants : d'une heure à l'autre, d'une journée à l'autre, qu'il attrape au vol, fragmente, ressent. Il transforme la vision du corps en la schématisant à l'extrême par une simple silhouette, une tache de couleur, un rythme plastique. Transformation qui ne saurait s'embarrasser de mains, de bras, des détails d'un visage. Un expressionnisme conscient et rituel, une évocation de la mémoire dans sa chair, sa violence, ses ambiguïtés... Les sculptures de Stéphane Daireaux, trempées d'acide, s'étirent dans l'espace, se baladent nonchalamment d'une chaise à une autre, d'une échelle à une autre, cherchant, cherchant, mais cherchant quoi ? Ils ont déjà oublié ! Les installations de Génia Golendorf mettent en scène des gisants qui ne sont pas encore morts, masses de chair figée, calcifiée, amputée qui attendent sans le courage de finir, ni la force de continuer. Inquiétant. Un étrange dialogue entre le spectateur et ses personnages s'instaure. Yanik Pen'Du associe des silhouettes presque indéfinies de l'homme, de la femme et de l'animal à la recherche d'une femme-sirène ou d'un homme-centaure.

Cette image peut également être réaliste comme dans les photos de Jorge Rivas-Rivas qui saisit avec émotion les visages des enfants de France, du Vénézuela ou d'ailleurs. Mais l'artiste utilise aussi des modèles enduits de blanc aux grands yeux noirs ébaillis, à la bouche ouverte, ou dans un état second.

Mais pourquoi tant de représentations ? Francis Bacon a affirmé que c'était pour conjurer le caractère figuratif, illustratif, narratif, que la figure aurait nécessairement. Gilles Deleuze l'explique ainsi : la peinture n'a ni modèle à représenter, ni histoire à raconter. Dès lors, elle a comme deux voies possibles pour échapper au figuratif, vers la forme pure, par abstraction, ou bien vers le pur Figural, par extraction ou isolation1. Aux artistes de nous montrer la voie.

Après tout, figuratif ou abstrait, qu'est-ce que cela implique véritablement ? Ce qu'il faut savoir c'est que la forme abstraite s'adresse au cerveau directement et que la Figure, à proprement parler, est la forme sensible rapportée à la sensation : elle agit immédiatement sur le système nerveux2. Finalement, ces considérations sont sans réelle incidence dans la représentation humaine puisque art figuratif et art abstrait ne doivent pas se comparer comme l'erreur à la vérité ou la vertu au vice3 mais s'apprécier et laisser vibrer celui qui croise leur chemin.

Au-delà d'une simple attirance physique pour les corps, on ne peut rester in-différent face à l'un d'eux. Ce face-à-face avec soi ou autrui présuppose une proximité ou une promiscuité qui est la non-in-différence. Espérons que les œuvres de l'exposition sauront faire ressentir de telles émotions et qu'elles ne laisseront pas indifférents ceux et celles qui les regarderont.

1 Gilles Deleuze, Françis Bacon, Logique de la sensation, ed. de La Différence, 1996.
2 Gilles Deleuze, Françis Bacon, Logique de la sensation, ed. de La Différence, 1996.
3 Léon Degand, Abstraction, figuration, ed. Cercles d'art, 1988.

Muriel Carbonnet, Paris 1999

   18e salon des arts plastiques de Marne la Vallée, espace Michel Simon, Noisy-le-Grand, France, du 30 octobre au 27 novembre 1999.

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