Lisette Model
Photographier avec l'oreille
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Lisette Model

Lisette Model, Bather standing

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
On sait que Lisette Model a été le professeur de photographie de Diane Arbus et de Larry Fink. On sait moins, par contre, les principes qui guident son acte photographique.

Elle naît à Vienne le 10 novembre 1901 dans une famile de la grande bourgeoisie, ayant à sa disposition gouvernantes, domestiques, professeurs privés.
Sa mère est française et catholique, son père est autrichien et juif. Il changera son nom Stern en Seybert, quand elle aura 15 mois. Elle dira qu'on lui avait caché cela, et qu'elle ne l'a découvert que beaucoup plus tard.
Ils ont trois enfants: Salvator, Lisette, Olga. Tous trois baptisés et éduqués selon les valeurs chrétiennes.
Son père lit énormément, journaux et livres dans 10 langues, et en parle couramment plusieurs. Il est Zeitungfresser, et sa bibliothèque fait sa fierté. Sa mère peint des tableaux romantiques, écrit des poèmes plaisants.
Mais l'art suprême qui régnait dans cette maison est the sound, le son, la musique. Elle aurait voulu jouer du piano. Mais cet instrument de musique était réservé à l'aîné, tandis qu'on accordait le violon au second enfant.
A 14 ans, elle apprend seule à jouer du piano. A 17 ans, en 1918, Schönberg, ami des parents, l'écoute et insiste pour qu'elle suive des cours avec un professeur particulier, Edward Steuermann. A 18 ans, en 1919, elle entre dans une école de musique, l'école Scharzwald. Là, elle sent qu'elle franchit un seuil, qu'elle se détache du XIXème siècle bourgeois, et entre enfin dans le XXème siècle moderne. C'est alors Schönberg lui-même qui lui donne des cours particuliers. Elle trouve en lui a new father, un nouveau père. Elle part en vacances avec eux, il la considère comme sa fille, dit-elle.

Selon Schönberg, l'artiste n'a pas besoin, pour créer, de règles, de lois, de canons de beauté. Des fausses notes peuvent être tout à fait justes. Il faut donc libérer la dissonance des contraintes de la consonance. D'ailleurs, les véritables artistes ne sont jamais normaux, ils sont en désaccord parfait avec la moyenne des gens éduqués, qui se soumettent à la Kultur.

La dissonance lui est intime. Elle veut se rendre amie avec cette dissonance.
Elle considère que Schönberg a été son seul et unique professeur, qu'il lui a transmis les outils mêmes dans ce qui sera plus tard son art photographique, notamment en ce qu'il lui a fait entendre quelque chose au-delà du son, au-delà de la voix, ce qu'elle appliquera plus tard aux choses visuelles.
Dans cette école Schwarzwald, elle entend la musique contemporaine qui lui débarasse les oreilles des toiles araignées, et qui lui donne des nouveaux critères d'excellence. "Ça a été un des moments les plus importants de ma vie."
Mais en 1921, l'école ferme ses portes. Elle est "distraught", désespérée, affolée. En 1924, son père dépressif, "practically psychotic", meurt d'une crise cardiaque. A ce moment-là, à 23 ans, elle passe, de l'instrument de musique, le piano, à la voix, au chant.

En 1926, sa mère vend la maison et retourne en France, à Nice, où son frère dirige un orphelinat.
Elle est à ce point "astray", égarée, qu'elle compte aller à Berlin suivre des cours au Bauhaus. Mais Schönberg et Kandinski le lui déconseillent.
Elle ne reste pas à Nice, va vivre à Paris, et suit des cours de chant avec Mary Freund, de 1926 à 1933.
A ce moment-là, elle vit une "crise spirituelle". Un jour, sa voix l'abandonna. Elle pouvait certes encore parler, mais elle ne pouvait plus émettre une note musicale. Jamais elle aurait imaginé devenir musicalement muette, elle qui avait été éduquée dans la musique depuis le berceau.
Sa voix se grippe, sa gorge se paralyse, ses cordes vocales cessent d'exister. "J'avais perdu ma voix, j'étais terrifiée."
S'y remettre, s'entraîner, apprendre à réacquérir la voix ? Etait-ce possible ? Non, car on ne fait pas ça avec la voix. La voix a sa propre volonté. Elle vous dit quand il faut cesser de se prendre la tête.
Arrogante, elle voulait être la meilleure ou rien du tout. Pendant dix ans, elle refusa d'aller écouter un concert de musique, se coupa de ce qui faisait sa satisfaction, se coupa de son assuétude musicale.
Elle saisit le piano, le violon, la voix, et jeta tout cela à la poubelle, et n'y revint jamais plus. Mais ce geste était pure bravade. Car la vérité était celle-ci : "I was lost", j'étais perdue.
Pour décrire ce qu'elle ressent, elle se réfère aux Pensées de Blaise Pascal, qu'elle connaît par cœur.
L'idée pascalienne est que nous flottons dans une vaste étendue, allant de-ci, de-là, poussés par le vent. Nous pensons avoir trouvé un point fixe où s'accrocher, mais il glisse. Nous le suivons, mais il échappe à notre prise. Rien n'est fixe ni stable. Or notre désir est de trouver quelque chose de fixe et de stable sur quoi construire une tour s'élevant à l'infini. Mais toute la fondation craque, la terre s'ouvre, et nous sombrons dans les profondeurs de l'abîme.
Voilà ce qu'elle éprouve en 1933, au bout de sept ans de cours de chant. Elle perd la voix, son monde s'écroule, elle s'effondre. C'est la "débâcle".
Peut-on cerner la cause de son effondrement ? En dit-elle un peu plus ? Non. Sa biographe, Ann Thomas, dit : "Vers 1933, la carrière musicale de Lisette prend fin abruptement. On ignore ce qui l'a forcée à arrêter d'étudier le chant et si elle en a pris elle-même la décision. Dans ses interviews, lorsqu'elle évoquait l'extrême tristesse de ce moment, Lisette demeurait évasive sur la nature exacte des événements qui l'amenèrent à canaliser ses énergies créatrices dans un moyen d'expression totalement différent."

Que va-t-elle inventer pour se soutenir ?

Elle a 32 ans. Elle consulte nombre de psychiatres, mais sans résutats.
En 1934, un an plus tard, elle fait deux rencontres importantes.
D'abord, sa sœur Olga, qui lui conseille de travailler dans un labo-photo, qui lui prête son appareil photographique, un Rolleiflex. Ensuite, elle rencontre son futur mari, Evsa Model, qui peint et tient une librairie d'art.
Au départ, la photo l'ennuyait. Pour elle, une photo n'était qu'une tache grise dans un journal. L'art, c'était tout autre chose : le génie, la satisfaction, l'extase, la vibration dans le corps, elle l'éprouvait dans la musique, pas dans la photo. Les photos de Cartier-Bresson, d'August Sander, de Bérénice Abbott, paraissaient bien pâles à côté de l'extase musicale.
Sa sœur la pousse à faire du photo-journalisme. "I went along." "I took up photography." Elle suit le conseil de sa sœur, elle adopte la photographie. Elle ne sait pas comment regarder dans l'appareil, ne sait pas comment le tenir, ne sait pas comment changer la pellicule, etc. Mais elle l'adopte. Elle suit des cours auprès de Florence Henri, achète un Rolleiflex, un Leica, un agrandisseur, et développe elle-même ses films.
Elle passe ainsi à l'appareil photographique, mais sur base de ce qui a toujours été sa source de satisfaction : l'oreille, l'audition. L'œil, ici, est soumis à l'oreille.
"Je suis une maison qui a survécu à un tremblement de terre. Je n'avais plus aucune fondation, plus aucun mur porteur. Mais j'avais une idée à propos de l'appareil photographique. Cela m'aida à explorer cet état de non-savoir, et cela produisit des miracles."

Que photographier ?

Une de ses amies photographes, Rosza Klein, dite Rogi André, ex-femme de André Kertész, lui conseille de ne photographier que ce qui l'intéresse passionnément.
Il faut introduire un autre élément, très puissant chez elle, et qui est sa causticité, sa méfiance, son ironie à l'égard de tout ce qui est valorisé dans le monde de l'art, dans ces magazines bourgeois, dans ce marché du spectacle, de la mode, où chacun est avide de gloire, bref, tout ce qu'elle déteste, tout ce qu'elle ne veut pas être. Et elle va appliquer sa causticité à ce monde-là, qui pourtant la paie et lui achète ses photos.
Fondamentalement, elle veut tremper le lecteur de ces magazines dans de l'acide.
Sa causticité, son ironie est une conséquence de l'effondrement de l'ancienne armature symbolique qui la soutenait. Les valeurs bourgeoises, la culture viennoise, la religion chrétienne, quand tout cela s'effondre, elle considère qu'elle a été trompée, trahie, blousée.
Et sa trouvaille, en 1934, c'est de nouer la photo à ce qui l'a formée et qui lui a procuré satisfaction : l'oreille, le son.
D'où ces photos, où elle photographie les souliers, les pieds, les jambes de ceux qui marchent. Mais ce n'est pas du tout comme Elliott Erwitt, qui photographie aussi un petit chien avec les pieds du maître. Ici, elle photographie le bruit des passants, les sons des pas, le martèlement des talons. De même, quand elle photographie une ravissante femme jouant à une machine à sous, ce n'est pas les belles jambes de cette ravissante femme qui importent, c'est le bruit des pièces de monnaie qui tombent dans la machine.

Le martèlement des talons, le cliquetis de la chute des pièces de monnaie, c'est l'introduction de la dissonance dans la photo.

Il y a un autre aspect de la photo qui touche encore à la dissonance : l'éclatement du corps. Comment rendre l'éclatement dans la photo ?
Ici on voit la causticité de Lisette Model. Ce qu'elle photographie à Nice, à Boston, ou à New York, ce sont ces bourgeois, au corps gras, flasque, ventru, au bord de l'éclatement. Elle découpe, elle rogne les négatifs de ces photos pour que les limites du corps, qui est prêt à exploser, touchent les bords de la photo.
Pour elle, l'appareil photo est un instrument de détection : il permet de percevoir quelque chose au-delà de ce que l'œil voit, quelque chose de caché, quelque chose de secret. L'angle de vue, la lumière, le "déclic" de l'obturateur déchire la peau de la personne photographiée et montre ce qui était caché à l'intérieur. Que voit-elle là ? "Je révèle la corruption, la cruauté, la bête sauvage."
Donc, d'un côté, elle attaque les idéaux bourgeois, les valeurs promues par la société, et elle trempe les lecteurs de ces magazines de luxe dans de l'acide. Et du côté de l'objet, elle introduit dans la dimension photographique, qui est généralement confinée au regard, l'objet vocal, la dissonance.

Dans ces photos, donc, s'exprime l'esprit caustique, sarcastique, à l'égard de ces bourgeois nantis, de ceux qui ont, de ceux qui se définissent par l'avoir.
Elle a, au contraire, une certaine tendresse à l'égard de ceux qui n'ont pas, à l'égard de ceux qui sont jobless, sans emploi, homeless, sans domicile, sans abris, ces destitute, ces sans statuts, ces indigents, ces inebriates, ces ivrognes, ces fichus, ces misérables qui vivent dans une extrême pauvreté, dans une wretchedness wide open, dans une misère à ciel ouvert — bref, tout ce qu'elle aurait pu être elle-même. Elle s'identifie complètement à ces forgotten, à ces oubliés. Et chaque fois qu'elle les photographie, c'est un peu le portrait d'elle-même qu'elle fait, car elle aurait pu tomber là.
En 1938, Lisette et Evsa Model partent aux Etats-unis. D'emblée elle est soutenue par Steiner, Brodovitch, Newhall, les grands noms du monde de la photographie, du MoMA, du magazine Harper's Bazaar (où travailleront plus tard Richard Avedon et Irving Penn, ces photographes de mode et des photos en studio qu'elle méprisera), qui la poussent à publier ses photos.

Et en 1949, Ansel Adams la pousse à donner cours. Or qu'éprouve-t-elle à ce moment ? "This is when my misery started." Pourquoi y a-t-il là quelque chose qui dérape ? C'est qu'elle déteste ce monde de la compétition, du show, du désir de gloire, du mensonge. Tout ça n'est pas de l'art.
Mais, en outre, quand elle devient professeur de photo, elle ne supporte pas cette supposée autorité qu'on lui accorde. Elle qui était ironique, sarcastique, caustique à l'égard de ceux qui ont et qui sont, retourne cette ironie envers elle. Elle sent que c'est "faux", que c'est une escroquerie, une tricherie, qu'elle même devient "Fraud".
Bref, en 49-51, elle devient professeur, et, là, ça se dégrade. Sa meilleure production photographique prend fin. "The years of my best photography were over." Donner cours a été pour elle "an eternal punishment".
D'une part, cette fonction de professeur l'a écrasée. Mais il fallait bien trouver de l'argent quelque part, puisque Evsa n'en ramenait pas. Et d'autre part, elle considère que le mariage avec Evsa lui a retiré ses forces pour faire de la photo.
Et effectivement, quand vous feuilletez le catalogue de ses photos, vous constatez qu'il y a une grande production de photos très intéressantes entre 1935 et 1950, puis, elle photographie encore des musiciens et chanteurs de jazz, mais après, ça s'éteint, ça s'étiole, ça se tarit.

Croisons deux formules de Lacan : Le style, c'est l'objet. Et : Le symptôme se rebrousse en effet de création. Le ressort de la création symptômatique, c'est un traitement de l'objet réel. Il s'agit ici, pour Lisette Model, de la voix. Elle le traitait par la musique ou par le chant. En 1933, cette modalité de traitement échoue. Elle sera reprise grâce au travail photographique. Mais cette reprise rencontre une limite lorsqu'elle est nommée professeur de photographie, et qu'elle a à en faire un savoir, à transmettre un savoir. Manifestement, elle est plus à l'aise dans un traitement intransmissible de l'objet. Elle est plus à l'aise quand elle peut transmettre par son objet, pas par son savoir.
 
Jean-Claude Encalado
Paris, février 2013
 
 
Keitelman Gallery, 44, Rue van Eyck, 1000 Bruxelles
www.keitelmangallery.com - keitelman@keitelmangallery.com - tél. : +32 2 511 35 80

Entretien avec Jean-Claude Encalado par Thierry Genicot à propos de Lisette Model, émission RTBF "Paris Bruxelles, Vienne et New York" Par Ouï-Dire sur la Première, Vendredi 1er février à 22h
www.rtbf.be/radio/player/ - www.rtbf.be/lapremiere/emissions_par-oui-dire

Livres :
Eugenia Parry, Lisette Model, a narrativ autobiography, Steidl, 2009.
Marianne Le Pommeré, Evsa Model, peintre américain, Editions Keitelman Gallery, 2010.
Ann Thomas, Lisette Model, Musée des Beaux-Arts du Canada, Ottawa, 1990.

Je tiens à remercier Avi Keitelman pour les entretiens qu'il m'a accordés, pour les catalogues et photos qu'il a mis à ma disposition. Une partie des photos de Lisette Model exposées à Paris, au Jeu de paume, en 2010, proviennent de sa propre galerie.

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