LE MAGAZINE
d'ExpoRevue


L'éphémère au cœur de la fête : Kawamata à Evreux


Kawamata

"Pour moi, il n'y a pas d'art solitaire ou narcissique. Je travaille avec les gens et pour les gens. Mon travail étant devenu quasiment planétaire, je voyage d'un pays à l'autre, d'un continent à l'autre. Je suis moi-même devenu un errant, un marginal, un "drifter", un "outsider" par rapport à la société établie", m'avait dit Tadashi Kawamata lors de sa dernière intervention en France, à Metz (1). Et il avait ajouté : "pour moi la fin de l'art n'est pas de fabriquer des objets à exposer, mais d'établir une relation entre les hommes et les femmes au cours d'un travail qui se construit en commun, jour après jour" .
La récente installation de l'artiste japonais à Evreux (du 19 mai au 16 juillet 2000), lui a-t-elle apporté ce sentiment de solidarité humaine, d'expériences partagées qu'il recherche avant tout ? A-t-il continué à tisser la chaîne de solidarité qui s'était nouée entre les vieilles maisons et le musée tout neuf de Barcelone (1996), sur la place remodelée de Wiener Neustadt (1996), ou dans le réseau de passerelles qui traversent les polders d'Alkmaar (1997) ou encore sur le site de l'ancienne mine de charbon de Tagawa (travail en cours) ?

La question se pose.

Chaque fois que Tadashi Kawamata répond à la sollicitation d'une communauté, chaque fois qu'il se laisse inspirer par un site, une ville, un paysage, j'ai l'impression que son art prend un nouveau tournant. Il sait pénétrer par empathie dans le génie d'un lieu, sentir le drame qui couve dans une disposition architecturale héritée du passé ou relever les besoins d'une place publique qui depuis des décennies est à la recherche de sa vraie personnalité. Et chaque fois il apporte une réponse originale à l'interrogation qui lui est posée. Mais en retour son art évolue et s'infléchit par rapport à son propos initial. Intuitif, ductile, sensible, I'art de Kawamata court le risque trop bien tourner dans la spirale de la demande et de l'offre de l'lnternationale de la consommation culturelle. De ce point de vue l'installation d'Evreux est révélatrice.

Kawamata

Jeune artiste, étudiant à Tokyo, Tadashi Kawamata avait été frappé par l'impermanence de la ville. Là où d'autres voient des blocs de maisons immuables, des monuments anciens, l'expression même de la continuité d'une civilisation, lui, il voyait ce qui grouille dans les interstices : chantiers de démolition, squelettes de maisons en construction, échafaudages et palissades, des remblais et des déblais. Il voyait aussi ce que le regard quotidien du citadin moyen met entre parenthèses : les abris d'autobus où Ies gens vivent intensément leur attente, les cahutes des clochards rafistolées chaque soir et détruites chaque matin, les corridors provisoires qui s'éternisent dans les quartiers en rénovation, les éventaires des marchands dressés les jours de marché et repliés le soir. Il était frappé par ces parcelles de noman's land qui subsistent entre espaces de nature différente, la culée d'un pont qui violente la rive d'une rivière, la palissade d'une usine qui repousse un jardin public, le geste d'une maison nouvelle qui plastronne à côté d'une habitation ouvrière lépreuse...

Dans ses premières interventions il accentuait ces dissonances, il révélait l'éphémère dans la fixité urbaine. Il montrait la part maudite refoulée par 1'évolution des villes. Puis, il s'est penché sur la dimension provisoire de ses propres installations. Une intervention de Tadashi Kawamata ne commence pas le jour de l'inauguration pour se terminer avec le cocktail de clôture. La phase de construction est aussi importante que celle du démontage. Et ce qui lui importe, c'est cette communauté qui se forme autour de chaque projet, qui en partage les émotions, puis se disperse étrangement, comme si rien n'avait eu lieu. En ce sens - et en ce sens seulement - ses actions publiques peuvent évoquer celles de Christo, souvent cité à son propos.

A Evreux, cet été, les choses se sont passées différemment. Cette petite ville a été longtemps considérée comme un lieu de passage, une halte sur la route, où il n'y avait pas grand chose à faire. Qui connaît Evreux ? Je fais partie de ceux qui ont découvert Evreux grâce à Kawamata ! Mais je reviendrai.

La municipalité avait l'ambition de faire sortir Evreux de cet état de faits. Pour l'an 2000 elle a lancé le premier festival biennal des arts vivants : les Passavents d'Évreux. Tous les ingrédients nécessaires ont été réunis : concerts publics, feux d'artifice, expositions, créations théâtrales. Et selon l'expression de Roland Plaisance, maire d'Evreux, et de Jean-Pierre Pavon, maire adjoint chargé de la culture, le fer de lance de l'opération est la passerelle de Tadashi Kawamata, installée au centre ville. Cette initiative menée à bien et réussie (ce qui n'est pas une mince affaire), montre, entre autres, I'importance prépondérante prise par la culture dans la politique des villes.

Kawamata

L'artiste est venu à Evreux un an auparavant et il a commencé, selon son habitude, par flâner dans la ville, se laissant pénétrer par cet esprit des lieux, si difficile à saisir. La ville qu'il a découverte est certainement différente de celle des Ebroïciens !

Il a vu les cicatrices de la deuxième guerre mondiale. Il a vu des bâtiments anciens groupés en rond autour de la place centrale (place Charles De Gaulle), comme une famille frileuse autour d'un brasero : le beffroi (Renaissance), doyen de ces bâtiments, opposé à l'Hôtel de Ville, au théâtre et à la Maison des Arts qui portent beau leur dix-neuvième siècle. Ces bâtiments sont entourés de maisons sans attrait qui témoignent, comme toute la ville, du lugubre manque d'imagination de l'après-guerre. L'artiste japonais a voulu renforcer le noyau dur historique. Il a conçu une passerelle entourant la place, s'élevant et s'abaissant au niveau du premier étage. Un regard neuf, un angle de vue insolite sur des constructions que l'on redécouvrira, une grande bouffée d'air de jardin dans un lieu minéral, une promenade publique de quatre cents mètres linéaires sur des planches en pleine ville. L'installation porterait un nom dynamique : Sur la voie.

Kawamata

Il a fallu plusieurs semaines pour construire cette installation, infrastructure tubulaire en acier, escaliers et planchers en bois. L'artiste eut aimé travailler avec une équipe de bénévoles, comme il l'avait fait ailleurs. Impossible pour raison de sécurité ! En raison du nombre de visiteurs prévus (et qui sont effectivement venus) I'ouvrage a été confié à une entreprise spécialisée, sous le contrôle d'un bureau de sécurité. Et le chantier a été interdit au public. Tadashi Kawamata l'a ressenti douloureusement.
La sécurité est bien sûr impérative, m'a-t-il confié, mais je n'ai jamais autant compris la contradiction fondamentale qui existe entre créativité et travail en espace public. Jusqu'ici j'avais construit des sentiers ; à Evreux cela devenait une autoroute ! Cette passerelle idéale que je voulais lancer entre les gens, entre les époques, entre sites urbains disparates, il faut la rechercher dans les maquettes exposées au musée.

Néanmoins des bénévoles ont pu collaborer à l'habillage des structures métalliques. Des étudiants, des artistes et des gens en situation de réinsertion sociale. Quelques vingt-cinq personnes en tout. Tous satisfaits de cette expérience de travail collectif et de plein air.

Le soir de l'inauguration, I'artiste eut aimé voir les citadins prendre d'assaut sa voie, après la coupure du cordon. Ce moment fut retardé jusqu'à la fin du spectacle d'ouverture du festival, une performance musicale et pyrotechnique très réussie, donnée par la compagnie Lubat dé Gasconha. Chanteurs et enfants masqués dansaient sur la passerelle. Celle-ci changeait d'aspect et de fonction : elle devenait un décor de fête. Quand enfin l'accès fut libre pour tous, un autre type de réjouissance commença.

La fête continue le lendemain. Les jeunes, les vieux, les enfants gambadent sur les planches, à cinq mètres au-dessus du sol. Ils ne se lassent pas de découvrir le cœur de la ville, les nouvelles échappées qui se présentent aux accoudoirs, judicieusement prévues par Tadashi Kawamata. Détails et vues d'ensemble. Vues de près et vues de loin. On est à la fois à Lilliput et à Brobdingnac ! Et que l'installation est belle dans son ensemble, avec son raffinement de non-civilisé : un échafaudage industriel, mais fignolé dans les détails, portant une promenade en bois brut avec balcons, reposoirs et belvédères.

Quelques échos de radio-trottoir :
- Ça a été beaucoup critiqué, mais vraiment ça vaut la peine ! Je découvre Evreux, j'ai l'impression d'être dans une nouvelle ville.
- Grâce à la passerelle on voit de près la fontaine de la place et les détails de la façade du théâtre. C'est incroyablement beau.
- Avez-vous remarqué les traces d'obus sur le beffroi ? Ils datent des combats de la Libération. J'espère que les jeunes les remarqueront et que ça les fera réfléchir.
- Ça fait 45 ans que j'habite ici et je n'avais jamais remarqué le buste de Boieldieu sur la façade du théâtre !

Evreux est en fête. Qui s'en plaindrait ? Mais je m'interroge. Le projet de Tadashi Kawamata n'a-t-il pas été détourné de son sens ? L'artiste veut rompre les habitudes et les inerties. Cela, il l'a réussi. Il insiste aussi sur la fragilité, la fugacité inhérente à toute chose. Cela a-t-il été vu ? Il joue l'intensité de l'instant heureux contre la durée lénifiante, le vécu immédiat contre la permanence du construit. A-t-il été entendu ? Paradoxalement, son installation est devenue la charpente d'un festival. Un décor que l'on plante pour la fête et que l'on démonte après, un cadre temporaire dans lequel on met autre chose.

On sait que les feux d'artifice ont été inventés par les artilleurs pour célébrer les victoires et reconstituer les batailles en toute sécurité. Quant aux décors urbains - temples de la gloire, arcs de triomphe et autres montagnes allégoriques - ils ont été inventés par les princes pour associer le bon peuple à leurs plaisirs. Aujourd'hui la fête s'est démocratisée. Elle n'est plus imposée par le savoir-faire des guerriers ou la munificence des souverains. Ce sont les villes qui inventent des réjouissances pour leurs concitoyens. Mais, aujourd'hui comme autrefois, la fête est régentée par l'autorité publique, alors que l'art reste une création personnelle. Il peut participer à la fête, mais ne devrait pas lui être subordonné. Le danger qui guette l'artiste est celui de la récupération institutionnelle. Tadashi Kawamata, auteur d'une œuvre qui interroge subtilement le sentiment de chacun au devenir urbain, devait nécessairement rencontrer les organisateurs de fêtes publiques. Il s'agit encore d'un nouveau tournant dans une œuvre qui ne cesse de s'enrichir d'expériences nouvelles. Mais que ce tournant est problématique !

Les amateurs d'art peuvent aller voir l'exposition qui est consacrée à Kawamata au Musée d'Evreux, jusqu'au 24 septembre 2000. Les œuvres de l'artiste sont mêlées, salle après salle, à la collection permanente d'art et d'histoire. L'effet est peu commun, dans la continuité et dans la rupture. Les maquettes de ses constructions éphémères voisinent avec celles de huttes et de yourtes préhistoriques dont les restes ont été trouvés dans la région. Les petites constructions de l'artiste en bois de balsa sont posées sur des vitrines qui abritent des faïences et des porcelaines des ateliers du pays. Ses dessins et planches d'études voisinent sur les murs avec des portraits de notables du dix-neuvième siècle. Des modèles réduits d'échafaudage, assemblant chaotiquement du matériel de travaux publics, sont posés sur d'élégantes consoles Louis XV. Enfin, dans le sous-sol, le vieux mur gallo-romain du IIIème siècle a été doublé par la maquette d'échelle 1, d'un élément de la passerelle installée place Charles De Gaulle.

Michel Ellenberger
Photographies de l'auteur

Relation








Intuitif,


ductible,


sensible








Dissonances








L'éphémère


dans


la fixité


urbaine








Un regard neuf








Voie








Passerelle








Continuité








Rupture








Constructions


éphémère

(1) Tadashi Kawamata, Du fugitif au momentané, entretien avec Michel Ellenberger, artpress, n° 238, septembre 98, pp. 24

Musée d'Evreux, Evreux, France, jusqu'au 24 septembre 2000.

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