Jean Cocteau
Ecrits sur l'art

Jean Cocteau, couverture des Ecrits sur l'art

Jean Cocteau, couverture des Ecrits sur l'art

"Chaque nuit la Joconde en soi-même se change."
Jean Cocteau
 
Certains se souviennent d'avoir lu de très beaux textes de Cocteau sur Picasso, recueilli dans Essai de critique indirecte, en forme de digressions lumineuses autour de l'histoire de la peinture, d'artistes de son époque et des écrivains, publié en 1932 (1), qui aborde notamment l'œuvre de Giorgio De Chirico. Un livre dynamique, au style ardent, qui n'a pas pris une ride et que nous pouvons encore conseiller aux jeunes critiques d'art d'aujourd'hui, et aux artistes ! La publication de ce volume d'écrits sur l'art nous le révèle sous un jour des plus intéressants par son acuité critique et son style (2).

Signalons néanmoins que Picasso et Cocteau, deux amis artistes inséparables à leurs débuts et réunis autour de leurs projets communs, se sont écrits pendant presque cinquante ans, entre 1915 et 1963, un livre en témoigne : Jean Coc¬teau, Pablo Picasso, Cor¬res¬pon¬dance 1915–1963 (3). Cocteau a fréquenté toute l'avant-garde de son époque : Picasso, Braque, Picabia, Matisse, Gleizes, Delaunay, Man Ray, Chirico (texte n°26, 1928, un texte qui figure dans cette édition) et son frère, Alberto Savinio, écrivain, peintre et compositeur, etc. Il fut aussi un soutien pour toute une nouvelle génération des années 1930. Il connaissait les maîtres italiens, flamands et bien sûr la tradition française. Cette anthologie de textes comprend des études, des textes de catalogues d'expositions, des commémorations et des hommages divers qui ont paru dans des journaux et revues (La NRF, Le Siècle, Arts…). Textes sur Cézanne, Vinci, Léger, Dufy, le Douanier Rousseau, Modigliani, Laurencin, etc. Cocteau a écrit de plus de 300 textes sur l'art ! Nous avons ici une sélection sur l'esthétique du XXe siècle qui s'étale sur plus de 40 ans, jusqu'aux années 1960. David Gullentops met à jour les versions originales des textes sur l'art qui avaient été modifié par certains éditeurs et rédacteurs en chef de revues. Bravo. Notamment pour un texte sur Matisse, n°76, de 1949 : Citons quelques mots : "Il (Matisse) fait du don, si décrié à l'heure actuelle, une entreprise parfaite." (…) "Le génie n'ouvre aucune porte. Il les ferme toutes.", suivent deux autres textes. Le cheminement critique de Cocteau se lit à travers le temps, il s'affirme dès 1950, ses textes témoignent de son engagement et de sa réflexion sur l'avant-garde historique et les anciens. De Rembrandt à Vermeer, Tiepolo (dont il s'inspire pour ses films), Guardi, de Van Gogh à Picasso. Ses grands piliers de références sont évidemment Picasso et Matisse. Il évoque aussi les impressionnistes : Renoir, Vuillard, Bonnard… Il évoque le théâtre et ses affichistes, la photographie avec Lucien Clergue. Il admire Renoir pour sa "fraîcheur florale". Grand lecteur d'Apollinaire et d'André Salmon, critiques d'art emblématiques du début du XXe siècle, il se réfère, bien sûr, à Diderot, Goethe et Baudelaire ; il a aussi en mémoire les écrits d'Eugenio d'Ors sur le Baroque. Sa position de critique d'art est tranchée, il se refuse au pathos ridicule, ou aux souvenirs d'expositions vues avec les artistes. Il affiche ce qu'il nomme "poésie critique", qui prendra finalement le terme d'essai de "critique indirecte". Il marque ses positions esthétiques quand il aborde Lipchitz (1922), Man Ray, ou Germaine Krull (texte n°56, 1930). On a redécouvert Germain Krull, ces dernières années, au festival de la photo à Arles. Ce qui l'intéresse, c'est l'esprit de l'artiste, sa manière d'autoportrait inscrit dans ses œuvres, son art de composer : la singularité propre de l'artiste.

De Bellmer (n°5), il écrit que ses portraits naissent d'une âme qui se consume, un "bombardement nucléaire entre le figuratif et le non figuratif". Jacques-Emile Blanche correspond pour lui à "l'époque moderne", entre 1915 et 1926. Son Entretien sur Braque, Picasso, Matisse et Dali de 1951, par André Parinaud est un véritable "morceau" ! Ainsi que les lettres et brefs textes qui suivent. Sur Cézanne : "Tout œuvre de génie est un accident sur la grande ligne de l'art." (…) "Il ouvre des angles neufs sur lesquels la beauté (qui déplacent continuellement ses lignes) peut être vue." (…) "Une lumière bleue traversait l'âme de Cézanne et sortait par sa main savante." Car cette lumière il l'a construite. Quelle phrase ! Klee a retenu la leçon. L'élégance plus que l'obscurité rend une œuvre invisible. Picasso intrigue, De Chirico est plein de mystères, ce dernier compose avec les procédés du sommeil ! disait-il. Pour Cocteau, chaque époque apporte des transitions dans l'histoire de l'art. Le public ne peut pas toujours s'adapter aux innovations artistiques qui sont en marche. Chaque ligne profonde, chaque trait, sont une manière de se représenter. Les contemporains de Vermeer s'interrogeaient sur ses représentations du monde, comme on a pu s'interroger sur les visions de Cézanne, de Picasso, de Braque. Lisez son texte sur Le Greco, cette "âme violente" (n°52), écrit en 1943. Il revient sur Matisse qui peint aux antipodes. Comme Picasso, l'un et l'autre : "naufragent la jeunesse qui cherche à imiter l'inimitable et se brisera sur les côtes jusqu'au jour où quelque jeune peintre inventera un nouveau jeu cruel." Matisse échappe à l'analyse, il règne par la grâce divine ; la ligne vivante de Matisse "n'est pas celle du modèle mais celle du peintre, ce fil embobiné dans sa nuit et qu'il en tire pour capturer sa victime." Aragon, plus tard, s'attaquera durant plus de vingt années à suivre l'œuvre de Matisse, en ayant une approche des plus originales dans l'histoire de la littérature sur la peinture dans son : Henri Matisse, roman (Quarto, Ed. Gallimard, 1998). Il ne se considérait nullement comme un critique d'art, comme il l'écrivait dans son livre ainsi que dans un autre ouvrage, Je n'ai jamais appris à écrire, ou les incipit (Ed. Skira, 1969 – et Ed. Flammarion, 1999). Cocteau précisera que chaque artiste invente sa propre technique et qu'il en invente une autre à chaque œuvre nouvelle. Tel Picasso. Ils les rapprochent de Victor Hugo : "(ils) ont conquis avec des œuvres secrètes une gloire équivalente à celle que Victor Hugo obtint avec une œuvre d'éloquence." Il faut les textes sur Modigliani, Picabia, Berthe Morisot, Utrillo, Kees Van Dongen, Moretti, et bien sûr Vermeer qui "met son individualisme en œuvre sous un aspect d'une telle réserve, qu'il s'exhibe avec une telle modestie" (n°105 et 106). Etc. C'est la palette nerveuse et florissante de Cocteau !

Les grands peintres sont des archéologues d'eux-mêmes. Ils échappent à l'analyse, comme le répétait souvent Cocteau. Le métier, c'est ce qui ne s'apprend pas, disait Picasso. Dont acte.
 
Patrick Amine
Paris, avril 2022
 
 
Jean Cocteau, Ecrits sur l’art. Edition Gallimard, Collection Art et Artistes, 2022

Notes :
(1) Editions Grasset, Coll. Les Cahiers Rouges
(2) Cette édition des Ecrits sur l'art de Cocteau a été conçue par David Gullentops (de l’université de Bruxelles, coéditeur des Œuvres poétiques de Jean Cocteau dans la "Bibliothèque de la Pléiade")
(3) Édition de Pierre Caizairgues et Ioannis Kontaxopoulos, Gallimard, collection "Art et Artistes", Paris, 2018.

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