Inferno
Entretiens avec Jean Clair & Laura Bossi
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Inferno Jean Clair

Anonimo - Inferno - Jean Clair

Inferno. L’exposition. Célébration du septième centenaire de la mort de Dante Alighieri,
aux Scuderie del Quirinale, Rome, Italie.
(1)


L'avertissement est explicite : "Afin de célébrer dignement le septième centenaire de la mort de Dante Alighieri par une exposition d'art, le thème de l'Enfer s'est imposé comme une évidence. Non seulement parce que, par rapport aux autres cantiques, c'est sans doute l'extraordinaire iconographie de l'enfer qui a le plus inspiré les artistes, avec un impact durable sur la culture visuelle européenne ; mais aussi en raison de son actualité, dans un monde où la destruction de la nature et la crise sociale et culturelle nous amènent à réfléchir sur le destin de l'humanité et sur les choses ultimes." Jean Clair et Laura Bossi.

Jean Clair est l'auteur du texte : De Saturne à Satan, qui ouvre le catalogue, avec d'autres contributeurs. Est-il besoin de présenter son auteur, Jean Clair, véritable "esprit libre", historien d'art, chroniqueur, commissaire d'expositions historiques et internationales, directeur du musée Picasso-Paris (1989-2005), auteur d'essais sur l'art et de Journaux (Dernier ouvrage paru : La Part de l'ange, 2016, Gallimard), plus d'une trentaine de livres et comprenant des catalogues d'expositions.

Jean Clair déclarera que ce projet réalise, en quelque sorte, un de ses vieux rêves, celui de conclure son travail de commissaire d'exposition sur un thème aussi spectaculaire que celui-ci et qui lui tenait à cœur. Cet entretien exclusif a été réalisé à Paris avec Jean Clair et Laura Bossi, co-commissaire de l'exposition et auteur du texte : L'enfer. Une topographie du mal. Catalogue Ed. Electa, Jean Clair, Laura Bossi, 480 p. 350 ill. Edition en italien & en anglais.


"Ce qui m'intéresse, c'est l'histoire des formes d'art, non pas comme une fin en soi, mais comme un témoignage de l'identité d'une époque." Jean Clair

• Patrick Amine : Comment avez-vous conçu l'exposition Inferno ? Pourquoi aux Scuderie del Quirinale, à Rome ? Vous disiez que ce thème vous taraudait depuis 2006 ; et, il apparaît que depuis la Mélancolie, votre exposition ainsi que les autres révèlent une filiation d'idées et de concepts chez vous que peu d'historiens et commissaires d'exposition ont abordé dans les institutions "muséales" ?

• Jean Clair : Ce sont les Scuderie del Quirinale, à Rome, qui m'ont approché pour réaliser cette exposition dans le cadre des célébrations du 700e anniversaire de la mort de Dante (1265-1321). Au premier abord, réaliser une exposition sur le thème de l'Enfer en hommage à Dante et à sa Divine Comédie me paraissait relever d'un orgueil insensé … et diabolique. J'ai d'abord refusé, non par modestie, mais en raison d'une conscience aiguë des difficultés d'un sujet aussi vaste et périlleux. Comme la plupart des Français, je suis incapable de lire Dante dans sa langue, même si je parle italien à peu près couramment. C'est une langue magnifique mais extrêmement difficile, et les traductions françaises, y compris les plus sérieuses, sont à mon sens médiocres. Par conséquent, j'étais hors-jeu pour ces deux raisons : mon ignorance de Dante, sujet de l'exposition, et, d'autre part, ma peur de ce milieu "satanique" qui a obsédé l'imagination des Européens et des Chrétiens pendant des siècles. Finalement, ce sont des amis qui m'ont convaincu de tenter l'aventure, et notamment mon épouse, Laura Bossi (1), qui m'a poussé énergiquement à la réaliser, en m'apportant une aide inappréciable. Certains de mes amis m'avaient dit que ce serait là la conclusion d'un cycle d'expositions que j'avais conduites à travers les années et dans lesquelles se trouvait déjà le climat, l'atmosphère, la désolation d'un thème infernal… En particulier Mélancolie, entre génie et folie (Grand Palais, 2005), dont à l'époque j'avais eu beaucoup de mal à faire accepter l'idée par les Musées de France. On considère souvent la mélancolie comme une "disposition de l'âme", une douce mélancolie, une sorte de vague à l'âme, en ignorant ce que a été l'humeur noire, l'atrabile, au sens noble, qui a dominé à la fois la pensée philosophique, la médecine et les formes en Occident depuis les Grecs. D'Aristote et Hippocrate jusqu'à Freud et la psychiatrie contemporaine, la réflexion sur la mélancolie et ses relations avec le génie créateur a couru à travers les siècles et a donné forme à une iconographie parmi les plus stables et les plus obsédantes de l'art occidental, et pas seulement dans la Chrétienté. C'est la figure de l'homme assis ou la femme assise qui a une "main à la maisselle", appuyée à la mâchoire (voir la gravure de Dürer, ou dans l'exposition le tableau "Lucifer" de Franz Von Stuck), et l'autre main libre ou qui griffonne. C'est l'abattement profond, c'est la dépression sévère ou la psychose maniaco-dépressive… c'est la même figure que l'on trouve chez les Grecs dès le 6ème siècle avant J.-C. et jusqu'aujourd'hui. La dernière œuvre montrée dans l'exposition Mélancolie était le vieillard (Big Man) de Ron Mueck, l'artiste australien (Hans Ronald Mueck, 1958), affalé, la main à la maisselle, en proie à l'humeur noire.

La bile noire était le "balneum diaboli", la mélancolie peut conduire à la méditation sur l'enfer… Dans d'autres expositions déjà j'avais pu traiter le sujet de la mélancolie et de la folie : par exemple en 1993, dans L'Âme au corps, que j'ai réalisée avec Jean-Pierre Changeux, le neurobiologiste, lui, l'approchant par le biais de la science, et moi, sous l'angle de l'histoire des idées, avec ses aspects spirituels et religieux. Mais ma première exposition qui abordait ce thème d'un monde en décomposition, d'une humeur noire, chagrine, mais si féconde spirituellement parlant, fut peut-être Vienne, 1880-1938, l'Apocalypse joyeuse (1986), l'expression de la pensée autrichienne de l'époque. Après la première guerre, il y a eu cette fracture d'un Empire, l'Empire austro-hongrois, qui a été le dernier grand empire sur le sol européen, et qui a connu une efflorescence étonnante sur le plan littéraire, musical, pictural, architectural, philosophique et scientifique.

Mais après la chute de son empire, l'Autriche est demeurée ignorée des Français. L'Autriche, depuis Clemenceau, demeurait le pays maudit !… Et d'autre part, son éclatement, la dislocation de l'Autriche-Hongrie, si riche intellectuellement, cet effondrement a abouti à une Europe éclatée, divisée, affaiblie. Ainsi l'exposition sur Vienne était-elle aussi une réflexion sur le destin de l'Europe depuis le début du XXe siècle et de la première guerre mondiale jusqu'à aujourd'hui. On a découvert ensuite seulement Robert Musil, A. Schnitzler, Adolf Loos et l'architecture, et la musique, avec Mahler, Schoenberg…

• P. A. : Vous avez déclaré que ce qui vous intéressait : "c'est l'histoire des formes d'art, non pas comme une fin en soi, mais comme un témoignage de l'identité d'une époque." Qu'en est-il de cette identité d'une époque, de ses formes et de votre vision de cet Inferno ? Du cheminement de la conception de cette exposition.

• J. C. : Qu'appelle-t-on "art" aujourd'hui ? La connaissance esthétique ? Lorsque je suis entré dans les musées, on continuait à considérer l'«art" comme un domaine à part, l'histoire de l'art c'était l'esthétique, les études sur le vrai, le beau, les faux, la paternité des œuvres, les copies, les études monographiques… Il me semblait que cette approche passait à côté du vrai problème, du sens de l'histoire de l'art. Je cherchais à ce moment-là une tradition de l'étude des "formes de l'art" dans le souvenir de Panofsky et d'Aby Warburg, qui faisait appel et référence à d'autres aspects de l'activité humaine, en particulier à la science, à la spiritualité, à la religion, à la philosophie et à la littérature bien évidemment. Que la rencontre entre ces divers champs ait été difficilement concevable par les autorités muséales françaises à l'époque me paraissait d'autant plus étonnant que c'est la France qui la première, en 1793, a imaginé un musée universel, où l'union de tous ces domaines humains aurait été réalisée sous la forme de trois institutions : le Louvre, le Muséum d'histoire naturelle et le musée des savoirs techniques (les Arts et Métiers). Aujourd'hui, il ne reste pas grand-chose de ce projet trinitaire ! Mais le problème se pose plus que jamais : Qu'est-ce qu'une forme d'art, toutes les diversités de ces formes d'art recueillies dans les musées, qu'est-ce que cet art a à faire avec le reste du savoir humain ? On est dans l'horrible vérification d'un art "contemporain" qui désormais n'a plus ni aucun sens ni aucune forme, parce qu'on ne sait plus pour qui il est fait, à quoi il sert, dans quel but il a été créé, agi… A l'origine, l'art était une métaphysique. Son but était un hommage à Dieu. Les plus belles représentations étaient faites pour les puissances supérieures, et non pour l'être humain, au point que parfois dans les églises, des chefs-d'œuvre, des œuvres que l'on considère de nos jours comme des chefs-d'œuvre, n'étaient pas faites pour être admirées par les fidèles qui venaient à la messe, mais étaient cachées dans les chapelles à l'étage supérieur. Concept qui aujourd'hui nous parait extraordinairement incompréhensible ! Mais ces images crées pour Dieu ont donné lieu à l'épanouissement le plus étonnant de la création de formes, à la naissance de la beauté telle que nous la concevons ou telle que nous la concevions encore un peu jusqu'à présent.

• P. A. : Comment avez-vous exploré cet univers "diabolique" à travers l'immense iconographie de l'Enfer, et à travers les innombrables textes historico-thématique et l'incomparable vision symbolique de l'œuvre de Dante ?

• J. C. : L'enfer n'est pas une invention de la Chrétienté. Il y a un enfer chez les Assyriens, chez les Mésopotamiens, chez les Grecs… Il y a un Enfer chez les Juifs, sous la forme du Shéol (qui n'est pas véritablement ni un lieu de punition ni de récompenses). On ne pouvait pas retracer toute cette histoire de l'enfer qui s'étend quasiment des origines de l'humanité sous des formes très diverses. Nous nous sommes donc attachés à l'apparition d'un enfer chrétien, c'est-à-dire vers les 4ième et 5ième siècles, en particulier en étudiant et le plus possible les périodes qui ont été les plus illustrées. On a choisi les œuvres pour cette exposition empiriquement, à travers l'iconographie énorme, les dessins, les peintures, les sculptures (malheureusement, certaines des plus belles représentations de l'Enfer, fresques ou mosaïques, sont intransportables…).

Nous avons d'abord évoqué la naissance de l'enfer, avec la chute des anges rebelles, et rappelé les fins dernières (Mort, Jugement, Enfer et Paradis) de la théologie avant Dante et la naissance du Purgatoire. Pour entrer dans l'enfer, il faut une porte… La magnifique Porte de l'enfer de Rodin s'imposait évidemment. Le musée Rodin a accepté avec beaucoup de générosité de nous prêter la version en plâtre. Elle n'avait jamais voyagé. Nous avons réalisé cette exposition aussi pour le grand public. A partir de cette introduction, nous avons décliné les visions infernales les plus frappantes et le plus persistantes, comme la gueule de l'enfer, enfer pour tous, image terrifiante qui évoque la peur archaïque d'être dévorés ; ou les représentations des peines destinées à punir chaque vice capital … pour arriver à la Divine Comédie et aux rencontres de Dante et Virgile avec les damnés.

Tous ces épisodes historiques et mythiques ont donné naissance à des œuvres dont on a retenu d'abord la beauté et la puissance d'évocation. Nous avons appris en réalisant cette exposition que le siècle d'or de l'enfer n'est pas la fin du Moyen-Âge ni le classicisme, mais le Romantisme et le Symbolisme. Au moment où le christianisme commence à perdre de sa puissance d'attraction et de réflexion, les formes elles-mêmes s'emparent du thème et aboutissent à une peinture infernale chez les Romantiques et chez les Symbolistes. Il n'y avait pas eu d'équivalent auparavant. Ces apports nous ont guidés vers des peintres comme Delacroix, mais aussi vers des peintres qui étaient considérés comme académiques, des peintres tels que Georges-Antoine Rochegrosse, Bouguereau, Gustave Doré... Quand nous avons ressorti et contextualisé les œuvres de ces peintres, elles nous ont paru et ont paru aussi au public, extraordinairement frappantes et méritant d'être reconsidérées. Cette exposition a permis de réévaluer la puissance et la grandeur d'une certaine peinture "académique", surtout française et italienne. Une peinture méprisée depuis au moins un siècle ! Du point de vue de l'érotisme en particulier, certaines de ces œuvres peuvent être choquantes et aujourd'hui seraient à la limite de la légalité. Il faudrait réécrire une histoire de l'art moderne ; ces œuvres considérées comme "pompier" font partie de l'Histoire, et elles sont aussi intéressantes que les œuvres impressionnistes ou sans sujet… Gustave Doré, dont nous avons présenté un grand et magnifique tableau représentant la rencontre avec Ugolin, était considéré comme un peintre mineur. Il a fallu revoir les dessins de cet extraordinaire artiste pour comprendre la grandeur du personnage.

• P. A. : Dans l'évocation de cet enfer, vous avez montré notamment un ensemble de marionnettes napolitaines et de Catane très surprenant aux côtés de ce foisonnement visuel de plus de deux cent œuvres historiques et esthétiques. Sans oublier une certaine métaphysique liée au sujet.

• J. C. : A côté de cette peinture savante ou parfois érudite (voir Franz von Stuck), qui relisait la Bible et traduisait les images les plus étonnantes, il y a eu dans certains pays chrétiens, et en Italie en particulier, un art populaire qui s'est développé autour de l'enfer, des personnages du diable, d'une sorte de satanisme plus proche de la magie que de la théologie. Cette imagerie psychique du monde infernal a passionné les petits et les grands pour son incroyable richesse ! Si vous allez à Naples, vous avez encore des théâtres populaires avec des marionnettes dont les thèmes sont sataniques ou diaboliques. Enfin il a fallu trouver une conclusion à cet enfer. Nous avons effleuré des thèmes théologiques dans lesquels nous ne sommes pas vraiment entrés, pour faire comprendre le changement par rapport à l'imagination infernale. L'invention du Purgatoire, un règne transitoire de purification, est une invention très tardive par rapport à l'Enfer et au Paradis. Le purgatoire est incorporé dans la doctrine de l'Eglise catholique une trentaine d'années avant l'écriture par Dante de la Divine Comédie, et Dante a beaucoup contribué à sa diffusion. Si le Paradis a des bases théologiques solides, les allusions à l'Enfer sont impalpables… Quand j'ai rencontré des théologiens, je me suis toujours retrouvé face à un grand embarras, à un grand désarroi, à une incertitude à propos de l'idée de l'Enfer, à des gens ne sachant plus exactement quoi ou qui croire… Ces discussions ont alimenté la théologie du XIXème, soulevant des questions aujourd'hui passées sous silence, car de nos jours l'Église, semble-t-il, ne sait plus quoi répondre. Le théologien catholique Hans Urs von Balthasar (1905-1988), se demandait si les âmes damnées y resteraient pour l'éternité, ou si l'enfer ne perdrait pas sa nécessité à la fin des temps, en raison de l'infinie bonté de Dieu. Ces questions ne pouvaient pas être illustrées mais évoquées dans notre exposition. Ce qui pouvait être montré, c'est le fait que l'enfer n'est pas un lieu informe. Dans la Divine Comédie de Dante, l'enfer a une forme, une morphologie, une architecture forte, puissante et affirmée à la fois. Nous y rencontrons la version la plus noble, la plus belle de l'enfer. C'est un entonnoir qui s'enfonce dans la terre ; il y a tout en bas Lucifer qui trône au centre de la Terre. Il a existé des œuvres, des représentations fascinantes que les gens découvrent aujourd'hui. Botticelli est un exemple des plus étonnants (voir cette aquarelle). Cette magnifique aquarelle sur parchemin, prêtée généreusement par la Bibliothèque du Vatican, reproduit chaque cercle de l'enfer qui s'empile sur un autre, et à chaque cercle est assignée une fonction, avec une gradation dans la gravité de la faute : il y a le cercle des luxurieux, des avaricieux, … Et le cercle des faussaires qui est l'un des plus profonds, des plus dangereux, est celui qui m'amuse personnellement : l'art occupe une fonction éminente dans cet enfer ! Cette forme en entonnoir, en amphithéâtre, a été reprise sous des formes inversées : c'est le Purgatoire, c'est la tour de Babel, ce sont les théâtres d'anatomies que nous avons aussi présentés. Ce ne sont pas les dérives de l'imagination. Cela correspond à des schémas mentaux extraordinairement puissants.

• Laura Bossi a été co-commissaire de l'exposition Inferno. Elle a écrit pour le catalogue le texte intitulé : L'enfer. Une topographie du mal.


"Le paradis est-il une région de l'espace ? De même pour l'enfer." Kurt Gödel

• P. A. : Dans votre texte sur la Topographie du mal, vous avez abordé la singulière cartographie de l'enfer et ses mesures ainsi que toutes les discussions qui ont suivi après la publication de La Divine Comédie. Quels étaient ces principaux protagonistes ?

• Laura Bossi : Dans mon essai j'ai tenté de résumer les différentes visions de l'Enfer comme un "lieu", un espace physique. Depuis l'épopée de Gilgamesh, les poètes ont imaginé une géographie symbolique de l'Enfer, souvent à travers la narration du voyage d'un vivant dans le règne des morts. C'est le thème de la "catabase", que l'on retrouve dans les mythes grecs d'Ulysse, Thésée, Héraclès, Psychè, comme chez les Latins, en particulier chez Virgile dans le VIème livre de l'Enéide. Mais la plus belle catabase, et la plus étonnante parmi les cosmologies, les géographies et les architectures infernales est celle que Dante raconte à la première personne. Ses descriptions sont tellement précises et "vraisemblables" qu'elles ont incité une foule de commentateurs à en calculer les mesures, à vérifier si son enfer est "possible".
Nous avons pu montrer dans l'exposition les plus marquantes de ces différentes "modélisations" de l'enfer.

En tant que scientifique, il y a un épisode qui m'a particulièrement intéressée, à plusieurs égards, c'est l'intervention du jeune Galilée dans le débat sur les mesures de l'enfer. Galilée, âgé de vingt-quatre ans, était encore étudiant en médecine mais il était déjà connu pour ses travaux en mathématiques et en physique. L'Académie de Florence lui demande en 1587 de donner son avis scientifique sur les "modèles" des deux premiers cartographes de l'enfer qui sont Manetti (1423-1497), un florentin, ami de Marsilio Ficino et biographe de Brunelleschi, et Vellutello (1473 ? -1550 ?), un lucquois actif à Venise. Galilée accepte la proposition et, dans ses Deux conférences à l'Académie florentine sur la figure, le site et la taille de l'Enfer de Dante, il compare les mesures des deux "topographes". Les florentins tiennent bien sûr à donner une justification scientifique aux mesures de l'enfer de leur compatriote. Manetti le décrit comme un cône renversé, comme l'illustre à merveille la célèbre aquarelle de Botticelli, subdivisé en neuf cercles descendants, disposés en huit niveaux comparables aux gradins d'un amphithéâtre, et avec une très grande coupole et des parois coniques qui se restreignent et descendent au fur et à mesure que l'on approche du centre de la terre où est planté Lucifer, la tête dans l'hémisphère boréal, les jambes dans l'hémisphère austral. C'est lui en effet qui a créé cette énorme caverne en étant précipité avec les anges rebelles, lors de la création de l'enfer. Les damnés sont répartis selon la gravité croissante des fautes, les moins graves en haut (celles de ceux qui n'ont pas su dominer leurs passions, comme la luxure ou la gourmandise), les plus graves tout au fond du puits (les traîtres, immergés dans une glace éternelle).

Manetti essaie alors de mesurer, selon la description de Dante, la dimension de l'enfer et de la coupole, la profondeur du puits, la taille de Lucifer et des géants qui veillent sur le puits des traîtres… Aujourd'hui, nous regardons cela avec un sourire. Mais c'est extrêmement fascinant. Brunelleschi, le grand architecte, a étudié tous ces éléments. Mais après ces travaux publiés en 1506, une quarantaine d'années plus tard, Vellutello, un autre grand topographe de l'enfer, critique de manière assez violente les mesures de Manetti. Il argumente que cette coupole, bien trop grande et aux parois trop fines, serait sûrement tombée. Il pense aussi que les gradins de l'enfer ne devraient pas être coniques, mais disposés à la verticale. Je vous passe tous les détails mathématiques - je cite les sources dans mon texte. Galilée défend "l'ingénieux Manetti" et son calcul de la coupole, car il trouve que l'enfer de Vellutello serait beaucoup trop petit, et ne pourrait pas contenir tous les damnés. Ce qui est très intéressant, pour nous aujourd'hui, c'est qu'il se trompe. En fait, Galilée ne tient pas compte de la physique, de la résistance des matériaux, qui suit des lois d'échelle qui ne sont pas purement géométriques. Si l'Enfer correspondait aux descriptions de Dante et aux calculs de Manetti, la coupole s'écroulerait. Et Lucifer devrait avoir des pieds d'éléphant pour soutenir son poids ! Or c'est Galilée lui-même qui formulera cette loi d'échelle, déjà connue empiriquement par les artisans, mais seulement quelques années après. Ce qui est fascinant, c'est la découverte de cette loi par Galilée à partir d'une expérience mentale d'un lieu imaginaire : l'Enfer de Dante. (4)


"La logique n'est pas féconde dans la sphère de la mort." Emily Vermeule

• P. A. : Vous terminez le parcours de cette exposition dense et riche par l'évocation de la période contemporaine du XXe siècle et du XXIe, en vous interrogeant sur nos peurs actuelles, la destruction de la Nature et l'épidémie actuelle, l'extinction des espèces… Soit l'enfer sur terre !

• Jean Clair : Cela nous a conduit à concevoir un après-enfer contemporain. Beaucoup d'écrivains ont écrit que l'enfer, c'était notre époque : l'Enfer, c'est nous. Il y a, en particulier, cette phrase de Boris Taslitzky : "Si je vais en enfer, j'y ferai des croquis. D'ailleurs, j'ai l'expérience, j'y suis allé et j'ai dessiné". Juste avant la fin de l'exposition, on a présenté un très grand tableau de cet artiste qui n'avait jamais été montré, et qui représente le camp de Buchenwald où il a été emprisonné. Nous avons aussi montré des tableaux de Zoran Mušič (1909-2005), qui, emprisonné à Dachau, a peint des monceaux de cadavres… C'était une manière de revisiter l'enfer, pour moi et pour Laura, en le revoyant ainsi, en restant dans un domaine strictement esthétique.

L'enfer sur terre est en quelque sorte annoncé et représenté dans cette exposition par des vision terrestres : la naissance de l'industrialisation au début du XIXe, les forges, les immenses cheminées crachant des fumées noires, les misères "noires", l'enfer des fous, la première guerre mondiale où des hommes sont enterrés vivants dans les tranchées, où les lance-flammes, les obus et le gaz asphyxiant sont des véritables images de l'enfer, représentées avec une égale horreur par des artistes des deux côtés du conflit, anglais, allemands, italiens, français… Mais nous avons voulu laisser une porte ouverte à l'espérance du salut, avec une toute dernière salle qui rappelle le dernier vers du chant de Dante : E quindi uscimmo a riveder le stelle / et par là nous sortîmes revoir les étoiles. Une série de tableaux qui représentent des constellations (dont Anselm Kiefer et Richter), évoquant la remontée vers la lumière de Virgile et du poète.
 
Entretiens réalisés par Patrick Amine
Paris, février 2022
 

Inferno Jean Clair

 
Notes :

(1) L'exposition s'est tenue aux Scuderie del Quirinale, à Rome (Italie), du 15 octobre 2021 au 23 janvier 2022. Catalogue : Inferno. Sous la direction de Jean Clair et Laura Bossi, Scuderie del Quirinale/Electa, 2021, 480 p., 350 ill. Edition en italien & en anglais. La traduction française des extraits suivants a été réalisée par Patrick Amine.

(2) "Les descriptions qu'en ont faites les théologiens, les philosophes et les poètes, les représentations que nous devons aux peintres et aux sculpteurs, les évocations des musiciens en sont innombrables, de Dante à Milton, à Victor Hugo ou à Baudelaire, de Botticelli à Jerôme Bosch, à Goya, à Delacroix ou à Rodin. Or, de nos jours, il semblerait que l'Enfer est descendu sur terre, qu'il s'est installé au milieu de nous, en nous-mêmes." Extrait de l'essai de Jean Clair, De Saturne à Satan, dans le catalogue.

(3) "Plus personne aujourd'hui ne s'occupe des liens complexes qui unissent l'éthique et l'esthétique, la beauté et le mal, la musique et le diabolisme. Personne ne croit plus au Diable, sinon peut-être les enfants. L'Église elle-même n'ose plus le nommer, pas plus qu'elle n'ose désormais parler de mal ou d'Enfer. Ces mots du vocabulaire chrétien ont disparu du langage des clercs, comme le mot "âme" des dictionnaires récents de psychanalyse." Jean Clair, Cf. Catalogue.

(4) "Galilée lui-même s'est rendu compte de cette erreur de jeunesse, et a développé l'argument bien plus tard dans ses Discorsi matematici intorno a due nuove scienze (1638), une œuvre majeure de l'histoire de la physique, dans laquelle il reconnaît sa naïveté passée en ce qui concerne le facteur d'échelle, tout en dissimulant prudemment ses calculs sur la voûte de l'enfer." (…) "La plus belle et la plus célèbre des catabases, cependant, est celle que Dante raconte à la première personne. Un véritable théâtre du Moyen Âge latin, mais aussi une transition entre le Moyen Âge et la Renaissance, entre l'art de la mémoire et la "figure". L'Enfer de Dante est aussi un paysage, un bâtiment extraordinaire. Dante est un grand architecte. Non seulement pour la construction précise du poème, conçu dans le plus grand détail dans sa forme unitaire, mais aussi pour l'attention extrême qu'il consacre à la description de la topographie et de l'architecture de l'Enfer, et pour ce que Camporesi appelle l'"urbanisation" de l'Enfer, assortie d'une sorte de "plan régulateur" rigoureusement géométrique qui élimine tout résidu de chaos, d'entassement indu." "Aujourd'hui nous pouvons lire ces topographies et ces architectures imaginaires comme des expériences mentales pour une construction rationnelle de l'Univers, comme des projections de la psyché humaine, comme une branche de la littérature fantastique, ou simplement comme un répertoire extraordinaire de métaphores, de figures et d'images qui ont enrichi l'imaginaire commun des poètes et des artistes européens." Extraits de l'essai de Laura Bossi, L'enfer. Une topographie du mal. Cf. Catalogue. Le thème de la Topographie de l'enfer figurait dans la Salle 4 de l'exposition. A propos de Galilée voir : Galilée, Leçons sur l'Enfer de Dante, préfacé, traduit et annoté par L. Degryse, postface de J-M. Lévy-Leblond, Paris, Fayard, 2008.

(5) "(…) à Dachau, (Mušič) parvient à réaliser en cachette quelque deux cents dessins de ses compagnons mourants ou morts, qui ont une forte valeur de témoignage, la plupart datant de mai 1945. Une centaine seulement pourra être conservée après-guerre, la plupart ayant brûlé dans leurs cachettes lors de la destruction de l'usine." J. C. Cf. Catalogue.


A consulter :
Robert Burton (1577-1640), Anatomie de la mélancolie, Gallimard, Paris, 2005.
Les ouvrages de Jean Clair : Malinconia. Motifs saturniens dans l'art de l'entre-deux-guerres, Paris, Gallimard, 1996 ; La Barbarie ordinaire. Mušič à Dachau, Paris, Gallimard, coll. "Blanche", 2001 ; De immundo. Apophatisme et apocatastase dans l'art d'aujourd'hui, Paris, Galilée, 2004. Hubris, La fabrique du monstre dans l'art moderne, Paris, Gallimard, 2012. Ainsi que les divers catalogues des expositions de Jean Clair que nous avons cités dans ces entretiens.
 
 

Inferno Jean Clair

Vienne apocalypse joyeuse - Inferno - Jean Clair

 

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affiche exposition (mostra) Inferno - Jean Clair

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