Henri Cartier-Bressonfondation Leclerc à Landerneau en Bretagne
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Henri Cartier-Bresson, Washington, Etats-Unis, 1957, © Fondation Henri Cartier-Bresson Magnum Photos
Henri Cartier-Bresson, © Nathalie Savale © FHEL 2024
Henri Cartier-Bresson, Quartier d'Hibiya, Tokyo, Japon, 1965
Henri Cartier-Bresson, © Nathalie Savale © FHEL 2024
Henri Cartier-Bresson, © Nathalie Savale © FHEL 2024
Henri Cartier-Bresson, © Nathalie Savale © FHEL 2024
Henri Cartier-Bresson, Mur de Berlin Ouest, Allemagne, 1962
Henri Cartier-Bresson, © Nathalie Savale © FHEL 2024 |
Près de 300 photos d'Henri Cartier-Bresson, sans compter les images filmées, sont exposées cet été et jusqu'au 5 janvier 2025, à la fondation Hélène et Edouard Leclerc à Landerneau. Le volume d'œuvres présentées crée déjà à lui seul l'intérêt de l'exposition, car si le photographe est un des plus iconiques du XXème siècle, si nombre de ses photographies sont connues de tout un chacun, - mais n'est-ce pas toujours un peu les mêmes qui nous sont présentées ? - bien d'autres le sont beaucoup moins et voient ici le jour. C'est l'occasion de se confronter à elles dans un même espace, plutôt que de les voir reproduites dans des livres ou des pages de magazines. L'appréhension en est toute différente.
Surtout l'organisation résolument chronologique retrace tout le parcours - ou presque - du photographe et le donne à découvrir en l'associant à des thématiques précises. Les photos regroupées en 23 sections mettent en évidence une problématique liée à un aspect de son art – le sel du surréalisme, l'obsession géométrique, instants décisifs, le cœur à gauche, la danse du photographe, la machine à tête humaine… - ou égrènent ses voyages - Italie, Mexique, Inde, Japon, Chine, URSS ou USA… Donc sans occulter l'artiste génial tant de fois célébré, la scénographie remet au premier plan l'extraordinaire reporter qu'il a été, des années trente jusqu'aux années 1980, et montre comment sa passion de la photo le pousse à des choix décisifs, la création de l'agence Magnum notamment, qui, hasards de l'Histoire, vont l'amener au cœur des révolutions du siècle, et le métamorphoser en peu d'années d'artiste dilettante en reporter professionnel reconnu et admiré. L'idée de Clément Charoux, président de la Fondation H-C-B et commissaire de l'exposition, est ici de montrer qu'"il n'y a pas un seul, mais plusieurs Cartier-Bresson", au lieu, comme le choix en a été fait souvent jusqu'à présent, de s'évertuer "à démontrer l'unité stylistique de son œuvre". Seul regret, que ne soit pas représenté le voyage en Afrique, son premier hors d'Europe alors qu'il a 22 ans, déterminant semble-t-il, puisque c'est à son retour qu'il décide d'acheter un Leica et de renoncer à la peinture pour faire de la photographie son métier. Chaque section s'ouvre sur un portrait nouveau de Cartier-Bresson, saisi à son insu par ses pairs ou des anonymes, lui qui se voulait invisible, qui détestait être photographié, et cette succession de portraits à travers lesquels on le voit avancer en âge rythme, au gré de ses déplacements de continent en continent, l'évolution de son art, accompagne l'affirmation progressive de sa singularité. Le spectateur prend conscience de l'insatiable curiosité dont il a fait preuve tout au long de sa vie pour porter témoignage. On comprend bien alors comment son engagement politique, ses sympathies communistes le poussent dans les années 40 et 50 à choisir l'Inde, la Chine puis la Russie plutôt que d'autres lieux pour témoigner des révolutions en marche. Et dans l'attelage "Senatus populusque", pour reprendre une expression ancienne, Cartier-Bresson préfère le second au premier, se détourne du Sénat et de son prince et braque son objectif avec sympathie vers le peuple qui le regarde, comme déjà dans son reportage sur le sacre de George VI. Mais dans cette recherche de témoignage, le sens est consubstantiel à l'art. La beauté de l'image dévoile toujours une réflexion vers laquelle elle amène en douceur le spectateur, comme les belles silhouettes croisées de deux jeunes noirs, à Washington, en train de pêcher courbés sur leur ligne, qui contrastent avec la blancheur du Jefferson Memorial en arrière-plan, rapprochement qui suggère tout des contradictions de l'Amérique encore ségrégationniste et pourtant chantre depuis deux siècles de la liberté. Ou encore ces jeunes japonais devant l'affiche d'un film américain, une femme, un homme, dont les figures rêveuses et mélancoliques, qui s'ignorent et se tournent le dos, épousent les contours des deux stars lancées dans un baiser fougueux (l'amour est une chose magnifique, dit le titre du film !). Métaphore du rêve, du désir, de la solitude. On s'émeut ou on jubile à regarder ces clichés, on admire. Particulièrement sa façon de saisir le mouvement, les groupes, les foules, le peuple, dans le jeu ou dans le travail, dans le farniente ou dans l'action, plus encore que son art du portrait. En tout cas ses portraits d'anonymes nous semblent souvent plus extraordinaires que ceux de célébrités, si sagaces soient-ils. On s'émeut devant l'enfant sorti d'un camp drapé d'un manteau d'adulte trop grand pour lui, bouleversant de tristesse. Plus souvent on sourit ou l'on rit devant le contraste et la cocasserie des attitudes ; on pense à la sieste du parc de Boston : contraste entre le bourgeois en complet qui somnole replié inconfortablement sur lui-même tandis que les autres sans façon sont allongés de tout leur long dans l'herbe. Jeu de lignes surprenant qui dit tout d'un coup d'œil. On jubile de tant de joie de vivre, les corps pleins de santé qui se regardent, ou dansent, de légèreté quand il capte les sauts bondissants des enfants, leurs jeux batailleurs au milieu de murs miteux dans la lumière méditerranéenne, les pieds suspendus entre ciel et terre. Et son art de démultiplier ses figures qui marchent dans des attitudes diverses entre des murs, recréant le mouvement, faisant vivre l'espace et délivrant le temps. Quel humour, quel amour de la vie, des êtres humains ! On souscrit pleinement aux mots si justes de Jean Clair quand il dit : “ce qu'il vise, c'est le commun des jours, l'étale de la vie, non ce qui distingue mais ce qui se ressemble. Poète de l'identique, non du différent”. On goûte l'harmonie, l'osmose que crée le cadrage entre les êtres et leur environnement, la prise de distance avec son sujet, comme cet adolescent sur un chemin poussiéreux lancé dans un poirier la tête en bas, seul au plaisir de son jeu dans la lumière somptueuse de bois et de collines. Et si obsession géométrique il y a, - c'est le titre d'une section correspondant à son passage, jeune, dans l'atelier d'André Lhote – elle n'est jamais pesante, jamais figée ; au contraire on est admiratif de l'art avec lequel il glisse ses figures dans un réseau léger de lignes inscrites dans l'entour ou créées par un puzzle contrasté d'ombres et d'éclats de lumière ; la figure s'y tient en équilibre, comme prise au centre d'une toile d'araignée presque invisible qui loin de la figer, de l'immobiliser, la rehausse, la fait vibrer et vivre. Les deux silhouettes qui s'esquivent, le soldat et l'unijambiste, devant le Mur de Berlin-Ouest parlent ce langage avec virtuosité. Furtif, le photographe a soudain suspendu son pas de danse ! C'est le Kairos (l'occasion”), selon Jean Clair, l'instant décisif, a-t-il dit lui-même, qui ferait d'Henri Cartier-Bresson un tireur au fusil ou à l'arc, instant captif en tout cas d'une proie que l'araignée - le photographe en retrait, invisible - loin de mettre à mort, conserve dans ses rets miraculeusement en vie. On pourrait dire bien davantage, évidemment, tant on prend de plaisir à parcourir ces salles. Une exposition qui vaut un voyage, puisque, grâce à cet œil du siècle désormais passé, elle-même est un voyage à travers des visages ou des silhouettes d'une émouvante humanité, mémoire vive pour notre temps. Gildas Portalis
Landerneau, septembre 2024
Henri Cartier-Bresson
du 15 juin 2024 au 5 janvier 2025, à Landerneau Fondation Hélène et Edouard Leclerc en partenariat avec La Fondation Henri Cartier-Bresson www.fonds-culturel-leclerc.fr
Bibliographie succincte :
- Catalogue de l’exposition, Fonds Hélène & Edouard Leclerc pour la culture - Revoir Henri Cartier-Bresson, sous la direction d’Anne Cartier-Bresson et de Jean-Pierre Montier, l'écriture photographique, Textuel - Le tir photographique, Clément Chéroux, coll. Découvertes Gallimard - "Puis-je garder quelques secrets" ? Entretiens avec Henri Cartier-Bresson, Coll. TXT - Le livre des amis, Jean Clair, Gallimard |