Emile Bernard
Epoque de Pont-Aven
Emile Bernard
Emile Bernard
Emile Bernard
 
 

Emile Bernard

Emile Bernard, Paysage de Bretagne Paysage avec deux bretonnes et vache, 1892,
huile sur carton marouflé sur toile, Pays-Bas, Triton Foundation © ADAGP Paris 2004

 
 
 
 
À la fin du XIXe siècle, la révolution esthétique opérée par certains géants nous apparaît telle, qu’on en vient presque aujourd’hui à oublier leurs compagnons de route. Certaines institutions, par passion encyclopédique comme par désir de réhabilitation, valorisent des artistes moins considérés quant à l'élaboration de la modernité. Heureuse coïncidence, alors que le Musée d'Orsay vient de consacrer une rétrospective au méconnu Meijer de Haan, peintre néerlandais lié à l'aventure de Pont-Aven, la Galerie Malingue organise un accrochage autour des meilleures années d'Emile Bernard. On ne saurait résumer cet artiste à une amitié commune avec Van Gogh et Gauguin, car sa période la plus féconde, concentrée entre 1887 et 1892, révèle une personnalité attachante. À cette époque, Emile Bernard fit plusieurs voyages en Bretagne, n'hésitant pas à y aller parfois à pied, pèlerin en quête de primitivisme. Les relations avec Gauguin ou Van Gogh sont alors au beau fixe : chacun s'échange lettres et portraits, et le maître du synthétisme rejoint son admirateur à Pont-Aven entre deux séjours exotiques. Emile Bernard avait même prévu dès 1890 de fonder un atelier des Tropiques avec Gauguin. Le projet tourne court : aussitôt que Gauguin se voit proclamé chef de l'école symboliste en février 1891 lors d'un banquet en l'honneur du poète Jean Morréas, tout bascule. Bernard rompt alors avec son ancien mentor, lequel bientôt retourne définitivement en Polynésie. Les voyages en Bretagne se poursuivent durant toute la carrière, entrecoupés par une parenthèse orientale. De 1894 à 1904, Emile Bernard vit en Égypte, où il développe une peinture plus intellectuelle, croyant à une perfection de l'art. Après le retour en France, l'ancien artiste d'avant-garde s'effraie des nouveaux défis artistiques, pour se réfugier dans le culte du classicisme. La page de l'audace est donc bel et bien tournée, quoique le maître poursuive une activité picturale et littéraire jusqu'à sa mort en 1941.

À l'aune de son corpus, la production de Bernard autour de 1890 se déroule dans un climat d'effervescence unique. La Bretagne le stimule au plus haut point, jusque dans sa banalité laborieuse. Les travaux et les jours des paysans bigoudens atteignent une forme de noblesse classique, intemporelle, chez Emile Bernard. Alors que les ethnologues s'intéressent à ces coutumes rurales avec toute la distance objective de leur discipline, l'artiste les transforme en actions d'héroïsme quotidien : Les Ramasseuses de goémon (1891) et Breton gardant des porcs (1892) sont dépeints dans des attitudes dignes de la statuaire antique, comme savaient le faire Courbet ou Millet avec les petites gens des campagnes. Bernard, toutefois, n'embellit en rien ce monde sans fantaisie : les visages sont graves et taiseux, les membres lourds, accoutumés à l'effort répété. Seule la couleur vive et dynamique réchauffe ces scènes, leur donnant presque une saveur exotique. Faisant un pas de plus dans la fantaisie utopique, Bernard se laisse aller à des rêveries arcadiennes fort prisées en cette fin de siècle, de Renoir à Matisse. Oubliés, les coiffes de dentelle et les sites rocheux, avec ses baigneuses aux formes épanouies dans une nature luxuriante, retraites indolentes où l'humanité n'a droit de cité que totalement nue. Des jaillissements de jaune et d'orangé, des parties charnues clairement exhibées et une touche frémissante rendent ces compositions bien érotiques. Une tonalité en rapport avec une innocence perdue et non un appétit grivois. L'artiste n'oublie pas ses recherches plastiques, croquant les corps avec une fermeté de touche et une géométrisation des volumes proches de Cézanne. Les rapports avec le maître d'Aix-en-Provence apparaissent encore plus manifestes dans une Nature morte aux verres, carafe, fruits, pot d'étain sur une nappe (1888) : au-dessus d’un tissu aux tons rompus de beige, de gris ou de bleu, sont disposés des objets banals, toutefois dépeints avec une profonde empathie pour le matériau, la forme et la luminosité. Tous ces ustensiles sont montrés selon une perspective rabattue, permettant d'apprécier différentes dimensions d'un plat ou d'une pomme sur la surface plane de la toile, autre emprunt au peintre de la Sainte-Victoire.

1888 : Gauguin peint un de ses chefs-d'œuvre, La Vision avant le Sermon. La ressemblance avec Les Bretonnes dans la prairie Pardon à Pont-Aven (1888) de Bernard n'est pas fortuite, car les deux artistes s'inspirent du même rassemblement religieux local. Au-delà du sujet, les compositions partagent nombre de points communs, fruits d'échanges et de stimulations : comme son compère, Bernard fait flotter les dévotes sur un fond uni, mais se cantonne à un rendu prosaïque, oblitérant toute apparition surnaturelle et conservant à l'herbe sa couleur verte en toile de fond, là où Gauguin imagine le ciel rouge. Les Bretonnes dans la prairie constitue une expérience chromatique réussie sur la déclinaison d'une gamme certes froide, mais suffisamment variée pour créer une impression de mouvement. Avec ces vifs coups de pinceaux tout comme les ruptures d'échelle ou les deux têtes qui surgissent au premier plan, cette réunion devient vivante, et l'on entendrait presque causer les paysannes dans ce trou de verdure. Emile Bernard poursuit ses recherches sur l'intégration des figures dans le cadre naturel en 1892, année de Paysage de Bretagne Paysage avec deux bretonnes et vaches, et Les Falaises d'Yport. Humblement, animaux et hommes se fondent dans ces arabesques minérales, marines et végétales, grandiose symphonie qui déploie ses mouvements. Toujours plus subjectif, davantage lyrique, Bernard renonce ici à la vérité optique pour envisager des roches d'un rose exacerbé. Sans franchir le pas, l'artiste prépare la voie au fauvisme, première avant-garde du XXe siècle. S'il tire sa révérence au moderne peu après ces feux d'artifice ruraux, Emile Bernard aura contribué à faire de Pont-Aven un laboratoire de l'audace picturale et un refuge de l'artiste libre.
 
Benjamin Couilleaux
Paris, juin 2010
 
 
Emile Bernard époque de Pont-Aven Galerie Malingue, 26, avenue Matignon, 75008 Paris
www.malingue.net, du 21 mai au 17 juillet 2010

accueil     vos réactions     haut de page