Denis Monfleur
Un goût violent du monde
 
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Denis Monfleur MusBA Bordeaux

C'est la première exposition monographique consacrée à l'artiste Denis Monfleur dans un musée en France, au musée et à la Galerie des Beaux-Arts avec plus de 200 œuvres de l'artiste.
Il est convenu que les musées mettent de plus en plus l'accent sur la sculpture notamment dans les diverses institutions parisiennes et dans certains musées de province où l'on met en évidence les classiques du XXe siècle en relation avec les peintres et les artistes contemporains.
L'œuvre de Denis Monfleur (né en 1962 à Périgueux) est étonnante par sa tonalité, son esthétique et son foisonnement. J'avais déjà vu quelques œuvres de l'artiste à Paris, puis dans divers sites où il a montré ses sculptures. Notamment à Naples dans la fameuse route du Vésuve aux côtés d'artistes remarquables, une initiative qui était due à Jean-Noël Schifano. Elle a donné lieu à un formidable volume : Creator Vesevo (1). Flashback. Sous l'impulsion du maire d'Herculanum, Jean-Noël Schifano avait imaginé une expédition sur la route du Vésuve en compagnie d'artistes européens qui réaliseraient des sculptures avec de la lave, à laquelle participa Denis Monfleur.
L'exposition réalisée à Bordeaux révèle un artiste aux multiples facettes. Nous sommes immédiatement emportés par une véritable force créatrice. Parmi l'installation de ses sculptures dans le musée, on verra aussi des aquarelles, des dessins, des collages avec herbier sur les pages d'un livre rare, etc… Cette exposition est organisée sous le commissariat de la directrice du musée, Sophie Barthélémy qui nous la présenta de concert avec l'artiste, assistée de Maheut Bolard.

Denis Monfleur a amplifié son vocabulaire plastique en utilisant de nouvelles techniques et de nouveaux matériaux comme les laves, le basalte, les orgues basaltiques, le granit ou encore la diorite. Il utilise parfois des couleurs, comme l'or ou le rouge. Il s'est agi de mettre en résonance les œuvres du musée par un parcours délimité dans les salles choisies de la collection permanente par l'artiste lui-même. Ici, ce sont les œuvres de Carpeaux, Delacroix, en vis-à-vis de la peinture flamande (deux beaux Rubens) et de la peinture italienne. Il y a dans cet ensemble totémique des pièces inédites (2020-2023) qui scandent l'installation tant dans le jardin du musée qu'à l'intérieur des salles et de la galerie du MusBA. Ce sont les dix années de travail qui prennent corps dans les espaces du musée et de ses alentours – de la Dordogne où elles ont été créées jusqu'à Bordeaux. Regardons ces Monumentales ou bien cette foule d'Individus X qui forment une fiction presque romanesque, plus de 250 figures. Cette œuvre peut être vue telle une sorte de Comédie humaine, dit l'artiste. Réalisée en lave de Chambois et lave du Mont-Dore, la pièce se compose de près de 250 "personnages qui se renouvellent et s'enrichissent continuellement de nouvelles figures" depuis 2015. Présentés alors pour la première fois à la galerie Claude Bernard et au Grand Palais, ces personnages d'une trentaine de centimètres sont réunis sur un même socle de lave grise et sur le même plan pour former une pièce unique, une sorte de paysage. Ils sont esquissés et occupés à diverses tâches. Plus loin, il y a les Heaumes, le Grand Torse, ou bien Désaxé, sa référence à Delacroix pour La Grèce sur les ruines de Missolonghi, avec Sardanapale, les têtes, la Larme d'or dans la cour, etc. Il y a son fameux Bal des Mexicaines en albâtre. "L'albâtre est une pierre particulière, qui est à l'opposé de l'orgue basaltique par sa tendresse. Contrairement à ce que l'on peut croire, c'est de là que vient la difficulté de sa taille. Elle a un aspect surnaturel par sa translucidité, qui lui confère un côté post-mortem, voire fantomatique. Et puis un autre effet qui est très bluffant : on a le sentiment que les œuvres sont faites en papier. (…) Cette légèreté avec le vivant, c'est quelque chose que j'ai toujours recherché dans mon art !" Comme le précise l'artiste.
Denis Monfleur a débuté comme praticien de José Subira-Puig et Marcel van Thienen, ensuite il a développé une approche personnelle de la taille avec des matériaux qu'il affectionne à présent depuis un certain nombre d'années (telles les orgues basaltiques). Artiste autodidacte et présent sur la scène de l'art depuis la fin des années 1980, Denis Monfleur se partage entre son atelier de Fontenay-sous-Bois (Val-de-Marne) et celui de son Périgord natal. Il a été montré par la galerie de Claude Bernard (2010-2023) jusqu'à la mort de ce dernier grand galeriste, en novembre 2022.

On pourrait parler de sa "Creativ method" au sens de Francis Ponge et montrer en quoi transparait de ses œuvres sa rage d'expression. Par métaphore, je reprends les mots de l'auteur du Parti pris des choses : "Que rien désormais ne me fasse revenir de ma détermination : ne sacrifier jamais l'objet de mon étude à la mise en valeur de quelque trouvaille verbale que j'aurai faite à son propos, ni à l'arrangement en poème de plusieurs de ces trouvailles." (…) "En revenir toujours à l'objet lui-même, à ce qu'il y a de brut, de différent". Adaptons les mots au travail de la sculpture.

Les dessins à l'encre de Chine de la Crucifixion du Christ sont superbes de silence, sans aucun effet graphique. Les traits sont justes, sans surcharge, ni de graisse autour du sujet. C'est un corps totalement souffrant qui est montré. C'est écrit sur le mur. On pense ici au Christ de Germaine Richier (l'exposition du Centre Pompidou dont nous avons parlé dans exporevue), et à l'installation : L'armée des anges… La figure humaine oscille entre une forme mi-figurative mi-abstraite ; parfois les traits du visage sont à peine dessinés. On peut y voir une dimension intemporelle. Denis Monfleur a intégré à sa manière les motifs de la statuaire médiévale. Prenons connaissance de sa Galerie des rois et des reines, des Vanités en bronze doré ou en semi pierres précieuses (nous en avons vu quelques-unes à Paris) installées devant la section de la peinture hollandaise, son Saint Georges devant le Martyre de Saint Georges de Rubens, figure aussi L'Enlèvement de Ganymède dans la collection du musée, son Kafka devant le buste de François Mauriac par Zadkine, puis ces Masques rocaille et orgue basaltique, accrochés au mur qui vous regardent étrangement. Comme disait Francis Ponge, la sculpture est un art d'aveugle (L'Atelier contemporain, Gallimard, 1977). Et ce mot fait référence à la "Sculpture pour les aveugles", 1916, de Brancusi.

Il y a une dimension spirituelle et poétique dans l'œuvre de Denis Monfleur. Elle est intensément baignée de littérature. Il fait partie des rares sculpteurs de sa génération à perpétuer la tradition ancestrale de la taille directe et à se confronter aux pierres les plus dures. Il a élaboré son style au fil du temps et de l'histoire de la sculpture : d'Henry Moore à Anthony Caro, de Marino Marini en passant par Rodin et Dodeigne. Il inscrit son travail dans une tradition séculaire de la sculpture, de l'art roman à Picasso en passant par Michel-Ange, etc. Eric Vuillard, le romancier (familier de l'œuvre de Monfleur), écrit dans son texte du catalogue que la sculpture est une photographie palpable, concrète… C'est ce que l'on sent et perçoit en regardant ces corps immobiles, comme pétrifiés. Ces Peuples de pierre ont une densité tellurique. Denis Monfleur dit : "Mes sculptures sont marquées par la vie, ce ne sont pas des top-modèles." Il n'essaie en rien d'arranger les choses, les choses et les poèmes sont inconciliables. Dit encore Ponge. Un goût violent des pierres, un goût violent de la matière. Un goût violent du monde. L'artiste a fait l'expérience des volcans et des hauts monts immémoriaux. On pourrait dire que quelque chose a chu ! Et Rodin semble avec sa "Pensée" (de 1895) totalement présent, nous regardant à travers le Temps.
 
Patrick Amine
Bordeaux, mai 2023
 
Denis Monfleur, Peuples de pierre
Le MusBA (musée des Beaux-Arts de Bordeaux)
2 juin 2023 au 7 janvier 2024.
www.musba-bordeaux.fr
 
 
Denis Monfleur
Denis Monfleur, Peuples de pierre, Ed. Gallimard • Catalogue bilingue de l'exposition Peuples de Pierre, présentée du 2 juin 2023 au 7 janvier 2024 au musée des Beaux-Arts de Bordeaux • Le livre est composé de 6 textes par : Éric Darragon, Hélène Pinet, Catherine Chevillot, Chantal Colleu-Dumont, Bertrand Tillier et Éric Vuillard. 100 phtographies des sculptures de Monfleur. 176 pages. 35€.
 
Notes : (1) Ed. Gallimard, 2008, dont nous avons pu rendre compte dans art press, en décembre 2008.

Dans le cadre de cette exposition, le musée développe une approche pour les personnes handicapés, malvoyants… dans une section intitulée : Prière de toucher ! L'Art et la Matière – à la sculpture, en proposant une approche originale des œuvres par le toucher avec des installations de formes et des moulages de certaines sculptures classiques issues de 5 musées de France, en aiguisant les sens des visiteurs et en prenant soin de bousculer leurs repères habituels, par leurs mouvements corporels, etc. La sculpture réveille les sens. Aux antipodes des pratiques et des codes de visite habituels dans les musées, Prière de toucher ! - une exposition itinérante réalisée en partenariat avec le réseau FRAME – FRench American Museum Exchange-, vous invite, seul(e), les yeux bandés, avec un audioguide, en binôme avec un proche ou un médiateur, à toucher, palper, manipuler, sentir la matière et vivre une expérience étonnante et sensorielle de la sculpture. (…) Apprendre à toucher comme on apprend à regarder : à l'ère du numérique et du virtuel, ces expositions replacent la rencontre avec l'œuvre au cœur de l'expérience muséale. Elles se concentrent toutes sur la figure humaine, fil rouge du parcours proposé à cette occasion entre la Galerie, le musée et ses espaces extérieurs." Depuis quelques années, le musée s'attache à mettre en lumière ce médium souvent délaissé qu'est la sculpture en l'associant à ses collections de peintures. En 2016, des sculptures issues des plus prestigieuses collections publiques françaises (Musée du Louvre, Musée d'Orsay...) sont venues ainsi dialoguer avec les peintures présentées dans l'exposition Bacchanales modernes ! Le nu, l'ivresse et la danse dans l'art français du XIXe siècle et deux ans plus tard en 2018, quatre sculptures ont été déposées par le Louvre pour enrichir le nouveau parcours de sculptures dans l'aile Lacour.

Note additionnelle :

Ci-joint notre texte sur le livre de Jean-Noël Schifano, Creator Vesevo, Éditions Gallimard, 2008 :
"L'auteur, romancier, essayiste et traducteur (notamment de Umberto Eco, Morante, Svevo, Savinio) a longtemps travaillé à Naples (cf. son Dictionnaire amoureux de Naples, chez Plon) avec artistes et écrivains. Sous l'impulsion du maire d'Herculanum, Jean-Noël Schifano a imaginé une expédition sur la route du Vésuve en compagnie d'artistes européens qui réaliseraient des sculptures avec de la lave. Une première en la matière. Trois ans de conception ont été nécessaires avant l'inauguration en 2005. Schifano a choisi dix artistes : Mark Brusse (Hollande) qui ouvre le chemin avec les Yeux écoutent, puis Johannes Grützke (Allemagne) qui réalise l'Homme et l'enfant ; Miguel Berrocal a créé sa dernière œuvre avant de mourir avec le Torse du Vésuve (2006) ; la plus jeune des artistes, Lello Esposito (Italie), propose le Masque de Pulecenèlla, Denis Monfleur la Famille atomisée, Dimas Macedo (Portugal) la Femme vésuvienne, véritable totem, Rùrì (Islande), remarquée à la Biennale de Venise en 2003, la Table des volcans. L'Ancêtre de Velickovic, d'Icare d'Antonio Segui, est un impressionnant crâne couché, alors que l'immense Ange de feu d'Alekos Fassianos (Grèce) clôt la route. Tous ces artistes ont relevé le défi par des œuvres pertinentes, dont la présence est remarquablement rendue dans ce livre par les photos en noir et blanc d'Alain Volut, qui témoignent de la force de la matière, du génie du lieu ponctué par ces œuvres de lave sculptée. Un livre superbe qui revivifie nos souvenirs d'histoire de l'art comme la littérature qui s'y rattache : "Là sur l'aride échine/ Du formidable mont/ Vésuve exterminateur", comme le disait Giacomo Leopardi, qui passa en ce lieu les derniers mois de sa vie." Patrick Amine

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