Décosterd et Rahm : la matière du "vide" rendue visible
 
 
Pour les suisses Philippe Rahm et Jean-Gilles Décosterd, la pratique de l'architecture se caractérise par deux notions, l'espace et le corps, questionnés à l'aune du "vide" qui les compose. Quoi de nouveau ? pourrait-on objecter. Voire. Ce qu'ils interrogent, c'est la proximité des liens entretenus par l'ensemble du vivant. Leurs projets cristallisent cette interdépendance, en tentant de la prendre comme matière et genèse de l'architecture. Une vision développée dans deux expositions au FRAC Centre à Orléans et au Transpalette à Bourges.
Ils raisonnent

l'architecture

à partir des

notions d'énergie,

de molécules,

de climat

ou de champs

électromagnétiques

 
 
 


Décosterd & Rahm, Hormonorium, 2002, Pavillon Suisse
8ème Biennale d'architecture de Venise, photo © Landecy
 

Pour Décosterd et Rahm, l'espace n'est pas considéré comme un volume à remplir, agencer, cloisonner, quel que soit le site ou le programme. Il est un matériau dont les composants sont invisibles. L'espace est certes un volume à trois dimensions, régi par un système de mesure métrique. Mais pas seulement. Il contient des éléments relatifs à la biologie, la météorologie, avec lesquels l'architecture peut et doit compter, dans une écriture aux confins de l'art et de la science.
Ces éléments sont l'air, la lumière, pensés selon la combinaison des particules de tous ordres qui les déterminent. Décosterd et Rahm raisonnent l'architecture à partir des notions d'énergie, de molécules, de climat ou de champs électromagnétiques. C'est l'interaction de ces données, leurs reconfigurations et échanges constants qui servent leurs "concepts" architecturaux.
S'intéresser à ce champ de connaissances, c'est bien entendu en venir au corps. Au XXIe siècle, alors que le savoir pénètre concrètement les échelles de l'infiniment grand et de l'infiniment petit, le corps livre l'étendue de sa complexité et de la relation à son environnement : humain, animal, végétal, minéral.
L'exposition au FRAC Centre présente sept projets conçus et/ou réalisés ces dernières années. Sous le titre "Distorsions", elle se décompose en trois temps, déterminés par trois ambiances lumineuses et par trois espaces formés de tubes d'acier entremêlés où sont installés textes, images et vidéos. Manière de souligner l'imbrication des forces à l'œuvre, dans leur architecture et dans les substances du vivant. Elle révèle ce qui agit, interagit, porte préjudice à notre corps physique et social ou au contraire lui bénéficie.

"Hormonorium", projet très remarqué, réalisé pour le pavillon suisse de la Biennale d'architecture de Venise en 2002, est une sorte de condensé de leurs recherches actuelles. A l'échelle de l'exposition, Décosterd et Rahm distordent la géographie et le climat. Les propriétés d'un climat de montagne - 3 000 m d'altitude - sont transposées dans le lieu de l'installation. La description de celle-ci ne dit rien de l'indicible qui s'y joue, de l'ordre de la sensation. Au sol, un plancher surélevé transparent dans lequel plus de 500 néons éclaboussent la salle d'une intense lumière blanche. Celle-ci provoque en chaîne des stimuli chimiques (via les UVA et B diffusés, la stimulation de la rétine) qui influent sur le corps du visiteur, sa perception, son humeur, auxquels s'ajoute un taux d'oxygène raréfié plaçant le visiteur en décalage physique et sensoriel.

Pour la "Lucy Mackintosh contemporary art gallery", en cours de réalisation à Lausanne, ils imaginent une répartition des volumes selon un principe thermique. L'espace est totalement ouvert, parcouru par un réseau de tubes alimentés alternativement en eau chaude et froide, plus ou moins dense selon les fonctions : espace d'exposition à 16°, bureaux à 21°, réserves à 12°. Ces tubes génèrent seuls les espaces de la galerie et déterminent ici un sol, là un plafond… L'espace n'est pas le vide, il est caractérisé par sa température.
Appliqués à l'étude des cycles naturels de production/utilisation/recyclage des matières qui composent la vie, Décosterd et Rahm travaillent à la réalisation du "Second été", aménagement à la mesure du paysage. Sur une île plantée d'arbres en Autriche, ils proposent de modifier le rythme des saisons en recréant un microclimat. A l'aide d'un réseau enterré de production d'eau chaude et de lampes reproduisant le spectre de la lumière solaire, ils créent un été infini, dont le solstice fusionne avec le solstice d'hiver. Déplacement au cœur du froid hivernal, l'îlot d'été prend place en un même temps et un même lieu.

 
 
 


Décosterd & Rahm, Winterhouse 2002, Maison d'hiver pour Fabrice Hybert, beta project (Tahiti)
© Collection CCI, Musée National d'Art Moderne, Beaubourg, Centre Pompidou
 

Déplacement hors norme, qui pousse au paroxysme les palliations du savoir de l'homme. Le second été pose aussi la question de l'hégémonie humaine sur son milieu. Il est une alerte métaphorique sur le mythe anthropique et dangereux d'une maîtrise parfaite. "C'est le printemps perpétuel de la mythique Ogygie qui peu à peu se déploie et qui s'allonge jusqu'à constituer une sorte de continuum climatique global, au-delà des cycles biologiques, sans sommeil ni saison, sans nuit ni hiver, sans pluie ni froidure", dit Philippe Rahm en parlant du contexte dans lequel évolue son architecture.

Dans "Nano" - scénographie d'exposition - et dans "Ghost Flat" - projet d'appartement -, les architectes explorent les champs électromagnétiques. Au-delà du visible, ils qualifient les espaces par le spectre lumineux et ses longueurs d'ondes. Les fonctions de l'appartement (chambre, séjour, salle de bains) superposent leurs espaces et leur temps. Pour "Nano", ils formalisent les limites du vivable dans une suite de pièces de plus en plus petites, déterminées par les longueurs d'ondes. La cinquième pièce ne permet pas au visiteur d'entrer (40 cm de hauteur) là où la longueur d'onde de 254 nm annihile virus et bactéries, brûle la peau. Décosterd et Rahm placent au seuil de l'absurde la logique de distorsion et convoquent par une ellipse la menace globale du dérèglement.
De ces particules qui nous composent, nous traversent et nous nourrissent, les architectes ont tiré une installation particulièrement efficace au Transpalette, lieu d'art contemporain à Bourges. Intégrant les données de ce bâtiment industriel (un puits central sous verrière de trois étages autour duquel s'organise chaque plateau en coursives), leur proposition est simple, radicale. Le Transpalette est totalement dépouillé à l'exclusion de micros et de grandes paires d'enceintes accrochées en vis à vis à chaque étage. C'est le son et la lumière qui "construisent" l'espace.

Le soir du vernissage, à 19h13'33'', quelques secondes sont enregistrées en direct et reprises par une boucle informatique associant le son à un éclairage dont l'intensité augmente, s'éteint brutalement et reprend sa marche perpétuelle. Le visiteur est sollicité par cette double mise à l'œuvre des volumes. Le brouhaha confus surgi des enceintes spatialise le lieu, découvert de manière théâtrale par la lumière qui devient progressivement saturation. Le Transpalette n'est plus un lieu stable, son "assiette" est assujettie à la figure circulaire de la boucle, continuité sonore et lumineuse faite de ruptures programmées. Les mots de Philippe Rahm à propos de sa pratique, "travailler dans le spectre du vide et de la densité des corps, dans les plis du temps, dans le gauchissement des distances et des climats" trouvent ici un écho singulier. Une installation qui dématérialise le construit dans son acception traditionnelle, pour reformuler notre perception à partir des corpuscules qui l'habitent.

Greg Larsson
Bourges, mars 2005

 
 
 


Décosterd & Rahm, Lucy Mackintosch contemporary art gallery, 2004
Galerie d'art contemporain, Lausanne, Suisse, Projet 2004, réalisation 2005

• Philippe Rahm, Décosterd et Rahm associés, FRAC Centre, 12 rue de la Tour Neuve, 45000 Orléans
jusqu'au 30 avril 2005,
www.frac-centre.asso.fr
• "Nous avons été là déjà une éternité de fois et toutes choses avec nous", Transpalette, association Emmetrop,
26 route de la Chapelle, 18000 Bourges, jusqu'au 19 mars 2005, tél. : +33 2 48 50 38 61
• Décosterd et Rahm, architecture invisible, Centre culturel suisse, 75000 Paris
du 12 mars au 15 mai 2005, tél. : 01 42 71 44 50
• A noter la publication de l'ouvrage Décosterd & Rahm Distorsions, Architecture 2000-2005, Editions HYX, Orléans, 2005

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