César
Anthologie par Jean Nouvel
César Anthologie par Jean Nouvel
César Anthologie par Jean Nouvel
César Anthologie par Jean Nouvel
César Anthologie par Jean Nouvel
César Anthologie par Jean Nouvel
César Anthologie par Jean Nouvel
César Anthologie par Jean Nouvel
César Anthologie par Jean Nouvel
 

César Anthologie par Jean Nouvel

Portrait de César, Herb Ritts, Cahors 1993, © Herb Ritts Fondation

 
 
 
 
Déjà 10 ans que le sculpteur marseillais a disparu, laissant derrière lui un œuvre majeur, à l'image de son créateur : simple et complexe à la fois, de prime abord âpre et finalement passionnant quand on apprend à le connaître. Alors que le nombre de contradicteurs n'a hélas jamais cessé de croître, les amis de César comprirent qu'à sa mort en 1998, ils ne perdaient pas seulement un « fort en gueule », ne mâchant pas ses mots pour s'exprimer, mais aussi une façon intuitive de repenser les grands principes de la sculpture occidentale. Jean Nouvel n'a pas fini de regretter l'homme autant que l'artiste, et a choisi un lieu réunissant parfaitement sa production d'architecte et les créations de feu son ami : la Fondation Cartier, conçue par le dernier lauréat du Prix Pritzker et inaugurée avec les Fers de César.

Ces retrouvailles prennent donc la forme d'une rétrospective entièrement dirigée par un fin connaisseur des formes dans l'espace, comme pouvait l'apprécier César, où le propos a quelque chose du panégyrique sincère et pudique. Car ceux qui s'attendaient à une présentation d'œuvres peu connues ou rarement vues risquent d'être un peu déçus : difficile de faire moins original que ce découpage entre les fers, les compressions, les expansions et les empreintes humaines_ quatre ensembles qui, il est vrai, caractérisent l'œuvre de César dans ce qu'elle a de plus remarquable comme de plus connu. La Fondation Cartier, néanmoins, ne se laisse pas aller, et use toujours d'une scénographie assez libre, qui réussit assez bien à ces œuvres regroupées de manière séduisante et intelligente.

Le parcours trahit la pensée d'un architecte, en permettant de circuler avec aisance autour d'œuvres souvent monumentales, et donc d'en apprécier tous les aspects dans les trois dimensions. Seules les quelques bestioles repoussantes, bardées de fer et d'antennes, ont le droit à un autre traitement : toute cette ménagerie métallique prend place dans une caisse en bois, comme pour protéger ces créatures improbables. Récupérant des matériaux de rebut, tel Picasso sur la plage, César réalise ses Animaux imaginaires par assemblage, sans idée préconçue de l'œuvre finale. L'aspect irrégulier de ces bouts de ferraille guide entièrement la main de l'artiste, qui conçoit principalement ces œuvres en associant le dédain esthétique pour les matériaux employés au dégoût que provoquent habituellement scorpion et punaise. Dès ses œuvres de jeunesse, le procédé technique accompagne les conceptions artistiques du sculpteur, parvenant à extraire des effets expressifs convaincants du plus vil déchet.

Avec les Empreintes humaines, où des parties du corps sont moulées puis agrandies, César propose une réflexion subtile sur les capacités de reproduction de la sculpture. En esquissant une histoire sommaire et forcément biaisée de la sculpture européenne, le parallèle est tentant avec la fascination de Rodin pour les fragments d'anatomie, idée en partie reprise par notre artiste, mais d'une manière beaucoup plus démonstrative. Si César procède par moulage sur le vif, procédé ô combien honni par la tradition académique, il refuse l'imitation facile en optant systématiquement pour un changement de dimensions de l'empreinte de son propre poing ou d'un sein. L'effet obtenu permet d'amplifier les reliefs affleurant sur la peau, en leur donnant une importance inédite. César se réapproprie ainsi les effets plastiques liés à la sculpture monumentale, privilégiant l'expressivité de la forme dans sa globalité : en lieu et place de membres en mouvement ou de muscles saillants de corps entiers, l'épiderme donne toute son animation au volume de la sculpture par des circonvolutions différentes selon les points d'observation. Chaque empreinte est singularisée non seulement par sa taille, souvent monumentale, mais aussi par son support, noble ou trivial. Exploitant les veines du marbre ou la limpidité du cristal, César découvre à cette occasion les propriétés de la mousse de polyuréthane, à la fois souple et légère.

Ce matériau synthétique devient dès la fin des années 1960 le support exclusif des Expansions, dans lesquelles César abandonne le naturalisme de ses œuvres précédentes pour une recherche plus ou moins abstraite. Bien que ces masses guère définies puissent évoquer, à certains égards, les montres molles de Dalí, leur appellation même d'expansion indique qu'il s'agit de simples formes non figuratives, comme créées par hasard. Tel un phénomène spontané, ces coulées semblent le fait de la nature, sans que la main de l'homme n'ait aucune responsabilité. Après avoir bravé le sacrilège du moulage, le sculpteur n'hésite pas à privilégier des œuvres difformes, apparemment accidentelles. Mais qu'on ne s'y trompe pas : du choix de la mousse de polyuréthane à sa transformation définitive, en passant par le choix des pigments et l'épaisseur des coulées, César contrôle absolument toutes les étapes de fabrication. À cet effacement subtil mais seulement superficiel du geste créateur, correspond un refus des canons et des styles de la sculpture, même la plus moderne. Si elles peuvent faire penser à des liquides organiques, les expansions n'imitent en fait aucune forme connue, pas plus qu'elles ne traduisent réellement un concept : elles n'existent que par la volonté du sculpteur, jouant uniquement sur les propriétés du matériau pour créer des surfaces plus ou moins denses et souvent de beaux reflets. La matière constitue l'œuvre, sans qu'il soit question d'un quelconque sujet. Identifiées seulement par leurs effets plastiques, les expansions renouent avec les fondamentaux de la sculpture : l'appréciation d'un volume dans l'espace et le rapport qu'il entretient avec son environnement.

Fortement liée au nouveau réalisme et donc à la société de consommation, la série des Compressions pousse jusque dans ses extrémités l'exploitation de processus et d'objets industriels à des fins esthétiques. L'originalité principale de cet ensemble réside dans l'utilisation d'objets finis, transformés par une presse, et non d'une matière première. Une vieille voiture passée à la casse peut-elle prétendre au statut d'œuvre d'art, même après sa métamorphose ? Le geste est pourtant moins osé que le ready-made de Duchamp, car César là encore concrétise parfaitement ses intentions par l'intermédiaire d'une action mécanique. Le sculpteur se fait magicien : il procure à ces carcasses de métal, de plastique et cuir, condamnées à l'oubli, une nouvelle destinée, celle d'objets animés d'arêtes aigues et de teintes éclatantes. Complètement aplatie, la structure peut même devenir murale, accrochée à la manière d'un relief ou d'un tableau…C'est toutefois avec les compressions en volume que la sculpture trouve une voie inédite. Forcée à adopter un aspect nouveau et un autre but, la voiture présente de nombreuses aspérités sur toutes les surfaces du volume ainsi obtenu, rappelant le bloc de pierre dégrossi par le sculpteur de tradition classique_ tel les Esclaves inachevés de Michel-Ange. Massif, pimpants, mais presque agressifs : les bolides torturés trouvent une seconde existence, où César réconcilie en quelque sorte le geste révolutionnaire et la tradition plastique, la froideur du métal et la verve du créateur, l'art et la vie.

Dehors aussi, César triomphe, monumental. Jean Nouvel a poussé la révérence jusqu'à reconstituer, dans le jardin de la Fondation Un mois de lecture des Bâlois, présenté en 1996 à l'Art Basel. Plus d'un quart de siècle après l'effervescence du Nouveau Réalisme, le sculpteur livrait dans une de ses dernières œuvres une vision cocasse et même culottée du quotidien des sociétés modernes. Les pages des journaux s'entassent dans un drôle d'inventaire à la Prévert, gigantesques piles de papier si encombrantes, terriblement éphémères, et bien peu écologiques… Et si l'on n'est pas rassasié des Empreintes humaines ou des Expansions, mieux vaut s'attarder au détour d'une allée, entre quelques herbes folles, autour d'un pouce de géant, procurant la sensation d'être Alice au pays des merveilles. Sans oublier de saluer César, un artiste qui a montré comment enchanter une banalité si repoussante avec quelques idées, du bon matériel et surtout l'audace du génie.
 
Benjamin Couilleaux
Paris, septembre 2008
 
 
César Anthologie par Jean Nouvel, Fondation Cartier, 261, boulevard Raspail, 75014 Paris.
fondation.cartier.com - du 8 juillet au 26 octobre 2008.

accueil     vos réactions     haut de page