Catherine Melin
Quelque chose bouge au Frac Paca, Marseille
Catherine Melin
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Catherine Melin, toiles de jute vieillies, fil rouge, dimensions variables

Un tremblement sensationnel qui lierait les êtres et les choses, peut-être est-ce cela que nous retiendrions comme valeur cardinale du monde défait. Comme un reste inaliénable, en cœur de ville et d'espace abimé, un retour au lieu qui ne se manifesterait qu'en présence. En déployant la langue muette d'une joueuse d'espace, Catherine Melin nous invite à une traversée dans les espaces du Frac Paca. Dans le vaporeux spatial du bâtiment de Kengo Kuma, les lignes et volumes de l'artiste attrapent le regard du visiteur.

C'est sur un tapis de sacs de jute usagé et cousu que nous descendions un escalier qui nous conduisait en sous-sol. Un rebut tissé amortissait le bruit des pas, venant discrètement contester la clinquante minéralité du bâtiment. Plus loin, deux jetés de jute dessinaient des îlots en géométrie molle. A main droite, des traces de graphite verticales tachaient le mur comme une herbe folle. Au sol, depuis les coques de sièges en résine beige, s'élevait un ensemble de cannes à pèche recouvertes de graphite. Maintenus en l'air par des sangles jaunes l'ensemble composait un dessin spatial. Un léger bruit animait la machinerie d'une ligne de cerfs-volants retenue par un contrepoids en graphite, qui tapotait l'un des trois piliers. Dessiner dans l'espace, pointer vers le haut pour sortir les poissons du bas, maculer comme point aveugle de ce qui, de la vision, demeure en excès.
Sur l'un des murs, l'image en noir et blanc d'un immeuble au devant duquel était suspendue des balancelles d'entretien. Imprimée sur bande autocollante, l'image se décollait en bandelettes sous la chaleur d'une cheminée de lumière. Elles venaient s'échouer sur un sale tapis. On pressentait la dialectique à l'œuvre entre autorité et désœuvrement qui invitait à réflexion. En pied d'escalier un petit théâtre d'ombre découvrait sur un radeau mobile l'infini échouage des contenants.

L'arrangement d'un jeu d'enfant en attente : ballons bleus abandonnés et élastique jaune tendu entre quatre chaises usagées prenaient place dans un bassin de béton. Passé dans un premier mouvement inaperçu l'installation semblait se dissoudre dans l’environnement d'une cour d'immeuble, perceptible depuis les baies vitrées du rez-de-chaussée.

Deux étages plus hauts, passé d'épaisses bandes de PVC transparentes, un vrombissement de ventilateurs gonflaient et dégonflaient de gros sacs de transit posés sur des palettes à roulettes. En mezzanine plongeante par dessus la fosse du rez-de-chaussée, les pelures d'immeubles réapparaissaient. Chacune des sculptures de formes, couleurs et combinaisons variées agissaient comme autant d'enflures célibataires, conférant à l'ensemble le strident d'une polyphonie déjantée. Les pièces respirantes ménageaient une circulation fluide à peine gênée par la solidité d'un muret agrémenté de plantes en pots. La diagonale de brique traversait une baie vitrée reliant l'intérieur à l'extérieur. Au dehors sur la terrasse, filtrées par le verre, on apercevait deux couvertures étendues et quelques chaises rafistolées. Elles s’offraient au regard comme une scénette du quotidien. En inframince de verrière le passage de l'espace à l'image, déstabilisait le corps-regard du visiteur qui éprouvait les limites du scopique. Familière des troubles occasionnés par la vision perspective, Catherine Melin met en œuvre tout son savoir de désorientation au service d'un propos attentionnel.

On le devine, l'installation-dispositif prend l'espace dans sa totalité, chacune des pièces entre en résonnance avec sa voisine. Catherine Melin s'appuie sur la promenade architecturale de Kengo Kuma caractérisée par les jeux de circulations verticaux et horizontaux mais également par les percées sur rue, cour, ville. Elle déploie une exposition qui s'empare des effets pour en contredire ou en accentuer certains aspects.

L'exposition ne se laisse pas appréhender comme une succession de "pièces". Ce qui en déroute plus d'un, tant les habitus d'interprétation de l'art ne prennent pas la mesure des modes opératoires de dispositifs, qui précisément déjoue l'objet. Retenons ici le fait suivant : L'artiste immerge sans le noyer le spectateur, l'arrangement fragmentaire explose la notion de point de vue. Ce ne sont même pas des volumes autours desquelles nous pourrions tourner pour en reconstituer la totalité. Non, chacune des pièces entre systématiquement en relation avec ces congénères et les qualités architecturales : sol en béton, puits de lumière, baie vitré. Les "conditions" du visible sont autant de déterminants. Ainsi, les baies vitrées filtrent et obstruent le passage. Les conditions climatiques du bâtiment sont convoqués comme le serait une décolleuse thermique. Enfin, en jouant sur les deux composantes structurelles de toute architecture : la verticale et l'horizontale, l'une permettant le déploiement en hauteur et l'autre l'étalement, l'artiste déjoue toute saisie unitaire. Dans l'entre-deux du bâtiment et de sa relation aux extérieurs, dans l'écart mouvant de chacun des visiteurs. L'exposition relève de la situation, de l'événement, du lieu plus que de l'espace. Faut-il encore insisté sur le fait qu'il ne s'agit en aucun cas d'une scénographie mais d'un arrangement sensible, de ceux qui réellement font sens.

Pas tout à fait, une, ou des images aisées, pour qui se donnerait à la traduction. En jouant sur les chevauchements et les interférences l'artiste nous amène à saisir le dispositif depuis notre propre mobilité, elle instruit un jeu de recomposition subjective des points de vue. Catherine Melin révèle la potentialité de mouvement en convoquant la mobilité d'œuvres posées sur des chariots, l'usage de machineries ou encore d'un théâtre d'ombre. Rien n'est vraiment stable ou arrêté, les œuvres en qui-vive interpellent le passager transitoire. Le cheminement offre le déroulé d'une recomposition psychosensorielle propre à chaque visite.

Il faudra noté la présence récurrente des contenants : sacs de jute, paniers en osier, seaux en plastique, pots de fleurs auxquels nous serions tenter d'ajouter l'architecture elle même ; soit : le tenir avec, de ce qui con - tient. Dans cet emboitement d'espace visuel et sonore, le visiteur s'invite en dedans - dehors sans que l'un ne prenne dessus sur l'autre, et ce n'est la moindre des qualités de cette traversée.

Ouverte à l'interprétation nous pourrions considérer ces gestes comme la démonstration de ce que du paysage, il en serait aujourd'hui. En observation d'une agentivité persistante entre l'homme et son milieu, le corps-regard enregistre presque inconsciemment ce à quoi le vivant se relie. Un geste, une attitude croisée dans le flux de la ville ; un ce à quoi, on ne prête pas considération comme l'envol subséquent d'un sac en plastique, le visage croisé à la fenêtre d'une rame de métro, le rire lointain d'enfants. Catherine Melin intensifie et artialise les délaissés marginaux. Elle les recombine comme un terrain de jeu en opposition au prêche d'une mondialisation libérale en voie d'aliénation totale du vivant. L'art touche ici, le but assigné de déplacer encore et toujours la complexe perception sur, ce qui est là sous nos yeux mais s'assécherait en langage. Ce qui ne peut pas se dire, peut s'écouter ou se voir et ce n'est la moindre des fonctions des arts. Ce serait la forme la plus troublante de cet art suspendu entre critique sans concession de la dévastation urbaine et l'échappée d'une puissante invention adaptative des êtres à leur environnement. Au grouillant maladif d'une société devenue folle en pied d'Immeubles de Grande Hauteurs, l'artiste met le cap sur une poésie amorale du quotidien. Celle de corps libres sautillants et précis, d'adulte en enfance et d'enfance en adulte.

En 1920 le mathématicien Sébastien Hinton déposait le brevet d'une structure métallique orthogonale, dite "cage à poule" vendu comme jeu éducatif d'extérieur. Le noble but d'une compréhension intuitive de la géométrie selon les axes x, y, z, participait d'une volonté inaccomplie à ce jour d'une mise en équation et d'ordonnancement du monde. Le pauvre monde cubique et lisse s'affirmant comme espace de dressage "des petits singes" devant s'y conformer. En belle belle métaphore du modernisme, la cage à écureuil pleine de petits enfants a vite révélée ses limites. Il est probable que la leçon de géométrie fut décevante. Elles subsistent aujourd'hui comme les ruines d'un monde confiant. Il en sera de même de tout encagement. Les forces vives du vivant, qu'elles se déploient sous les traits d'une folie extravertie ou d'une introversion autiste feront surgir un réel hors du commun. Ce réel innommable comme surmoi épigénétique sera le rebelle de circonstance. Inquiétante étrangeté diront certains, affligeante transparence du mal avanceront les plus lucides.

Ailleurs, la vidéo (Périphériques et Tangentes) saisit à la dérobée d'un cadrage tendu, les gestes mystérieux d'un danseur solitaire, d'ouvriers sur un chantier échappant par la conduite concentrée et précise à la désolation mondaine. Des hommes et femmes sur terre, debout. (Mômes) capte des jeux d'enfants, dont les règles nous échappent. Farces et mimes sur un terrain vague, Chorégraphies improvisés montées sur une bande sonore délicate ; saisie de la chute, du transitoire de l'extraordinaire. Forage du non-visible, celui qui pourtant saute aux yeux des non-distraits. C'est un peu de tout cela dont il serait question. Eclairée ainsi, la sourde résistance des vivants attentionnés à leurs ouvrages rappelle les observations buissonnières de Michel de Certeau ou les analyses d' Edward T. Hall. Mais ici, nulle théorie, les vidéos exposent la désincarcération des corps de l'entrelacs des puissantes assignations spatiales de l'urbain.

Dans ce monde saturé d'images et de sons, l'élégance parcellaire des tensions générées par cette présentation objective "l'entre" comme lieu du possible. Catherine Melin affronte avec légèreté l'insondable survivance qui, entre deux sons, deux images, lie et délie les tiges d'un panier d'osier.
Me voici revenu avachi en bord d'étang, guettant la poiscaille en ombre de tour. Les bruits de la ville au loin, un frémissant coloré, tête au ciel, en surface d'eau saumâtre une légère vibration.
 
Jean-Christophe Nourisson
Marseille, mai 2022
 
 
A propos de l'exposition, Quelque chose bouge, de Catherine Melin
au FRAC PACA, Marseille, du 19 février au 15 mai 2022
www.frac-provence-alpes-cotedazur.org
Photos © Laurent Lecat

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