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Cosmogonies contemporaines
Micheline Lo par Henri Van Lier


"Les philosophes de notre époque sont les peintres" (Jean Renoir, cinéaste)

Une cosmogonie consiste à créer des objets qui, par les moyens de l'art, font écho aux cosmologies (scientifiques) d'une époque. Micheline Lo est alors un peintre particulièrement cosmogonique. Ses premières préoccupations ont répondu au plus près aux conceptions nouvelles sur le cerveau, et plus particulièrement sur l'apprentissage et la mémoire. Et ses Chemins des écritures activent les nouveaux paradigmes des formations vivantes.

Elle a étrangement commencé à peindre à l'âge de cinquante-trois ans. Cette longue attente fut sans doute nécessaire à ce qui a suivi.

Chapitre 1 – Avant l'éruption picturale

Le développement de Micheline Lo peintre fait penser à celui d'un volcan. D'abord une très longue accumulation de matières diverses, qui interagissent passivement, puis activement. Enfin, brusquement, l'apparition d'événements picturaux d'emblée parfaits.

1. Les matières en fusion

Il fallut sans doute au départ, et longuement, des intérêts très variés. Son enseignement l'amenait tous les ans à retraverser les formes de l'art contemporain et nos sept civilisations planétaires : Japon, Chine, Inde, Islam, Afrique noire, Europe, Amérique ibérique. Et cela en prenant pour fil les partis d'existence des artistes et des cultures, donc leur topologie, leur cybernétique, leur logique et sémiotique, leur présentivité, c'est-à-dire le rapport qu'ils établissent entre leurs fonctionnements et leur désir de présence pure.

Ses voyages furent peu nombreux, mais intenses : Inde, Mexique, Californie, New York, Afrique du Nord, et assurément les trois péninsules européennes. Pas en touriste, plutôt en habitante. Et avec un coup d'œil morphogénétique, remarquant combien les mœurs dérivent partout des géologies du lieu.

Ses amitiés complétèrent sa vue des paysages cérébraux. L'esprit mathématicien, logicien, poétique et érotique de René Lavendhomme. Les préoccupations d'éthologie, de psychologie expérimentale et de statistique de Jean-Louis Laroche. On était à l'époque de Laing, celle de l'antipsychiatrie, où l'on crut un moment que l'insertion dans une vie "normale" serait curative pour les psychoses. Ainsi, une amie, psychotique bénigne, puis un ami, psychotique grave, vécurent un long moment à la maison.

Enfin, on fera une place décisive, depuis sa vingtième année, à son rôle dans l'élaboration des 3000 pages qui constituent actuellement le site anthropogenie.be produites par son conjoint. Pas une ligne qu'elle n'en relut, corrigea, déplaça, rectifia, anima. Elle y trouvait à satisfaire son goût pour l'exactitude presque obsessionnelle des énoncés et des formulations. Mais aussi ce fut l'occasion d'explorer des domaines aussi différents que La présence dans la conscience, Les Arts de l'espace, Le nouvel âge, L'Intention sexuelle, une histoire langagière de la littérature française, les logiques de dix langues européennes. Ou encore, selon les hasards de contributions à Encyclopaedia Universalis, une dizaine de thèmes allant de l'Architecture du premier volume à la Zoopsychologie du dernier.

2. La fusion préparatoire : Flexte (c.1965)

Cette presque coproduction de textes rend plausible que ses premières créations aient été littéraires. Après quelques poèmes, ce fut une sorte d'écriture automatique, mais dans un sens beaucoup plus radical que celui des surréalistes des années 1930. Faite non seulement de sauts d'idées, mais quasiment de sauts neuroniques. Cela se jouait la nuit dans un bureau cuisine cave, à Bruxelles. Et en Provence dans une borie de guet de chasseur, sous le Grand Luberon.

"C'est toujours de vin rouge et de sang et d'amour et la nuit quand les demoiselles cessent d'être pucelles et que les puces au lit piquent les plus minuit. La cloche harde sonnait sans compter tous les coups, et la concierge s'empressa de répondre. Je n'ouvre pas la nuit, quand tous les chats sont jaunes, et que leur œil fendu voit plus que le mien. J'ouvre au grand soleil et je nettoie le coin à coup de serpillière et de savon moderne. Je rince à plusieurs eaux, ainsi finit l'histoire".

Un texte qui épouse ainsi le flux neuronal ne saurait avoir de majuscule initiale, et il débuta donc : "remé remenait là wa bas na le pa, pa papapapier licensilencieux de on di vin vin bu la nuit dans le silence des ombres fuminées. Là le dortoir dirait : ceci est ma nuit préférée. Et les sirèenes licences suivaient le pan de mur depuis le commencement du monde de la nuit des temps et des impératifs nocturnes polbués. Des camions et encore des souris tout passait sans que les mots moteurs s'éteignentgnissent sans que la langue française chiâlée par les marmots dérangisse les parentals".

Exercice qui n'était pourtant pas solipsiste, puisque tourné vers un "Tu" : "Loin, loin dans le soupir des mamelles désemparées, désemplies et respirées un fume montait rampant et suppliant : 'Tu'. Mais tu tuait tuait toujours sans s'en faire. Ah qu'il fallait pleurer beaucoup pour laver rien que le dor d'une mite bloaquée sous le lustre. Hélas, c'était encrore toujours le retard, dix ans ou plus et l'histoire que des pauvres lecteurs sémiaient pour s'empêcher de greloter de peur. Mais Bleuberry avait dit oui à toute vitesse. Cela c'était de l'homme et du raz de colleter wè."

Depuis le début du XXe siècle, tous les écrivains majeurs avaient été en quête des mouvements cérébraux natifs. Le Claudel de "ça a une espèce d'air sur le papier de se mouvoir". Le Proust des surimpressions de mémoire. Le James Joyce de Finnigans Wake. Le Valéry qui buvait son café tôt matin pour capter les dernières lueurs de "la confusion morose qui me servait de sommeil", afin de remonter, dos tourné comme son Rameur, à "la source où cesse même un nom". Mais nul sans doute ne remonta plus haut ou aussi haut vers les connexions et clivages neuroniques :

"Monsieur mon cas, mon caisse, mon sylvestre, oh les saints se suivent les essaims et les essors, un sein chassant l'autre et remplissant les innombrables cases des multiples cassettes d'hor, d'heur, les séipsismes, tant et tôt ou tardaterre, des émergeants et des immènes dézam, imagimarginégalinEGO. Ainsi de quarte en quinte en sixte, en ixtérye, et en sptitt, névroctitt ! Neuve et décimédez-ons, douce et tresse… On voit les jours se suivre et se rassembler d'en bras, sur braises et brisons-ici-là mes prises."

Cette scription permit de saisir les frémissements les plus secrets, comme ceux du deuil : "Il y a deux façons de deuiller que je connais : la sienne et la mienne. Moi <l'homme> je d'œil par le sielle, en regardant longuement les étoiles multitude innombralabride bird oiseau yo la vois voix voile lactée, lancefulgure et m'exhor, m'horte tant de constellé lueurs où vologent l'imge de nos disparelus diminués pourleuil mais vastes, si espacés luises, Luis, il y a place pour Lucie, Rex, Orion, Véga, galopent à leur vitesse exhalitée, ex, hésir, je suis partie, j'existe... C'est là-haut, en tourant mon regard vers les consternelle ailées si blances, balanches, o tristis sum…".

Et pour le deuil féminin : "Tandis qu'elle c'est par les pieds. Elle sent ses défuncti reluire en-dessous des cailles qui couronnent les champs, à travers, cailloux, caillots, caillés, elle éprie crit sous ses pieds, sassé semelle, leur aunom en toutes vert-let-bres, et pour la derure vahhvoeudurée de son dépleure elle ne se lave plus les plantes. Et elle écrie face à n'importe quel hymne végétal sthmen : Oh mon pal platane, oh mon tide tilleul, haut mon chêne, mon un humble untel, toujours mon, monterré du fond du secrème des os, fouié autel sombre né du corps de mon aimémour."

Un titre fut mis sur la page de garde : L'EMPLOYÉ. Au masculin, car, quand c'est une femme qui se livre à ce genre de scription, le plus sûr, si l'on veut que cela reste vraiment neuronal, et pas anecdotique, n'est-ce pas que le "Je" du texte soit au masculin, comme Proust avait mué Albert en Albertine ? Puis, comment ne pas reconnaître dans cette démarche l'Employé par excellence, Gaston Lagaffe ? Toute bande dessinée, graphiquement métonymique, se prête à des dérapages graphiques, et donc neuroniques. Du reste, l'employé gaffeur de Franquin se débattant parmi un océan de dossiers, n'était-ce pas une image aussi fidèle de la destinée humaine que le Bibliothécaire de la Bibliothèque de Babel de Borges ?

Toutefois, le vrai titre de l'EMPLOYÉ demeure celui qui avait été mis d'abord : FLEXTE. Ce mot valise, conjuguant texte et flux, aurait enchanté Valéry, auteur de l'Ebauche d'un Serpent. Cependant, Valéry, explorateur non nocturne, comme elle, mais matinal, ne fréquentait la "forêt de mes hasards" que pour la voir "se dissiper dès la rose apparence du soleil", et pour passer du potentiel du rêve à l'actuel de l'énoncé, au mot, au vers. "Non, dit le serpentment, c'est Valéry le heaume, perché sur son dedans, et puisant le néon des éons antiquants penchés sur le monome, et c'est alors qu'enfants ils lui diront béau ! oh le mot le moment de l'écouter, pareiller la pavane de pa-on-pa-on pan… Le vers, le vers est là, tendu comme un drapeau, il hérisse sa lance et darde son rayon. Le vers est descendu, il faut fermer la vanne. Hé mousse, moussaillon, crémez la rédaction".

L'auteur de Flexte voulut à son tour écrémer. Mais l'écrémage d'un flexte est-il possible ? Le corriger, l'amender, le socialiser, le disposer pour un lecteur étranger, c'était déjà mentir. C'était remplacer ses connections et déconnections impondérables et interminables par des textures et des structures communicables, celles du mot et de la phrase. Elle tenta pourtant une version "définitive", que vénérèrent quelques amis. "Et contemplant ce point final, cette façon désobligeamment d'affronter, appelons-le bien, l'ennemi, l'auditeur si inefficace, celui qui mordu dans le code, dans la compréhension, celui qui demande, demande, sans pourtant refuser, celui qui ferait s'arracher les cheveux si l'auteur n'était chauve, ayant effiloché à verra plus, ayant filé sa laine pour n'en plus retenir, ayant enfin principalement retourné vers la fin, comme le commencement même pour lui, et alors si même lui, si même elle… C'était donc bien certain que c'était autre chose, et pourquoi s'obstiner, dites-le lui…"

Rêve de retrouver le langage d'avant Babel : "Et pensant pauvre alphabète qu'il se trouvait encore dans l'ancien temps, au moment où avant Babel, avant de devoir balbutier, la langue était moitié moitié faite de deux parts, une pour la nourriture, une pour larguer."

Ou trouvant le langage de Villon, l'ami pendu de l'adolescence : "Et songeant que les suppliciés s'en tiraient, lors du moyen âge, pour encore faire passer, par ce moumoignement langagier, du contraste de leur plat de langue, châtrés du mot, pauvres punis, tentant quand même hadicapa chassés, chassés dans les forêts, bêtes humides et textant, estimant du pont de leur langue ineffilées pouvoir quand même y faire passer ce choix de sons les plus délicieux, les plus paradigmosés synta sans tas, des boulettes onctueuses, insignifigénies, des mots lusques, des mots frusques, ce revêtement culturel…" Pourtant, de Joyce elle avait lu et relu Ulysse, mais pas Finnigans Wake !

Les lignes finales annoncèrent le renoncement :

"Ne me laissez pas patauger à votre aise. Il m'en souffre, et faute de percher il se faudrait avec plaisir un manque de quelque chose, un trouble dans l'élucubration qui permette, enfin, comment ne le voyez-vous pas faire ces signes, crier sans paix, qui saurait pour que il s'arrête, enfin l'arête du poisson, mais as, tout passe par ce trou : au nom de la loi."

A moins que justement cette arête de poisson, marquant l'infranchissable par la littérature, n'ait indiqué le franchissement par la peinture. En tout cas, cela s'acheva sur une pensée de dessinatrice : "os de certains poissons / ligne saillante / intersection de deux versants d'une montagne / barbe des épis de l'orge, du seigle, etc. / ligne d'intersection de deux plans ou de deux surfaces qui se coupent." Et si donc la peinture était le seul "flexte" possible ? Et si un jour un flexte pictural avait présupposé l'aventure et l'échec du flexte écrit ?

Chapitre 2 – Premier prélude cosmologique : le cerveau plural

Dans les grands changements de civilisation, comme la Renaissance, les œuvres d'art font un effet immédiat sur leur public, mais elles gagnent encore en résonances à être situées dans les cosmologies auxquelles elles font écho en vraies cosmogonies. La très populaire Vénus de Botticelli est un exemple parfait de ces multiples niveaux d'approche. Les peintures de Micheline Lo ont été intimement rencontrées par des centaines de spectateurs sans autre commentaire. Mais, comme la musique de Steve Reich, la cosmologie où elles interviennent, - on ne dit pas, qu'elles illustrent, - achève sans doute leur plénitude. Arrêtons-nous donc un instant aux vues concernant depuis 1970 le cerveau, la perception, l'apprentissage, la mémoire.

Eric Kandel, un Juif viennois né en 1929, et donc ayant baigné dans la ferveur du premier milieu psychanalytique, s'était mis en tête de repérer à quelle place dans un cerveau pouvaient bien se situer le Moi, le Sur-Moi et le Ça freudiens. Ainsi passa-t-il, dans les années 1950, de la psychanalyse à la neurophysiologie, où il se convainquit bientôt qu'il fallait étudier les neurones non par masses, comme dans un électroencéphalogramme, mais un à un : déterminer les modifications d'un neurone dans tel apprentissage et telle mémoire. Encore, pour ce faire, fallait-il trouver un animal ayant peu de fonctions, et des neurones épais. Vers 1970, il se confirma que c'était l'Aplysie, un petit gastéropode californien. Les résultats furent saisissants. L'apprentissage et la mémoire sont des modifications chimiques, au niveau soit des synapses, soit du corps neuronique, et qui atteignent parfois jusqu'à son ADN, dans le cas des mémoires à long terme.

Ce n'était donc pas des événements plus ou moins "mentaux" courant sur un cerveau non modifié, c'étaient des modifications biochimiques, disons carrément "anatomiques" d'un cerveau. Et si pareille situation s'appliquait, comme chez Homo, à 200 milliards de neurones, ayant en moyenne 1000 dendrites, il devenait pertinent de parler de milliards d'inconscients, en mutations physiologiques incessantes, plutôt que des trois étages (Moi, Sur-Moi, Ça) envisagés par la seconde topique de Freud. Assurément, intervenaient des facteurs de coordination et de clivage, comme la Technique et le Langage, où l'on pouvait dire "je" par commodité. Mais ces coordinations-là entraînaient de nouvelles pullulations. Depuis peu, on entrevoit même que le "self" animal et humain, autrefois principe ultime d'unité, est assuré par des foyers cérébraux pluriels. Bien plus, qu'il y a, tant chez Homo que chez les Mammifères en général, des neurones miroirs (mirror neurons), donnant lieu à des actions "intercérébrales", où plusieurs cerveaux fonctionnent comme un seul. Ainsi dans l'apprentissage de la chasse chez le jeune tigre et la tigresse mère. Dans le deuil, une partie du cerveau du disparu se continue physiquement dans celui du survivant. La cruauté du rejet et de l'abandon tient à une intercérébralité amputée.

Micheline Lo a vécu dans un milieu où ce genre de choses se connaissaient presque en temps réel. Les Principles of Neural Science, où une cinquantaine de professeurs de l'Université Colombia faisaient tous les quatre ans une synthèse des connaissances neuronales, traînaient en permanence sur les tables. Ainsi, quand un jour au petit déjeuner elle dit comme se parlant à elle-même : "Je peins le paysage cérébral", ce paysage n'était plus celui de Freud, dont, somme toute, les facteurs restaient triviaux : une impuissance sexuelle ou une sublimation poétique s'expliquant par des relations de la prime enfance entre Papa, Maman et moi ; pour aider à comprendre un poète aussi immense que Hölderlin, un psychanalyste français avait même titré : Hölderlin ou la question du Père. Le paysage cérébral qu'elle peignait n'était pas davantage celui de Lacan, enfermé dans ces autres trivialités qu'étaient les effets (jeux) de mots du langage. Il supposait le cerveau infiniment plural et anatomiquement modifiable de notre neurophysiologie.

Chapitre 3 - "Je peins le paysage cérébral"

Commençant un jour à peindre, à cinquante-trois ans, sans préparation technique aucune, Micheline Lo fit d'abord quelques copies de Van Eyck, Rubens, Vélasquez. Visitant leur paysage cérébral non pour en saisir le pittoresque, mais bien pour y deviner les connexions et les clivages de cerveaux sous-jacents, avec leurs métamorphoses. On devient géomètre quand, dans une forme, on saisit ses transformations. Ainsi, sa première copie, celle de Van Eyck, fut un hommage à Cézanne, et sa tête d'Arnolfini titrée : Montagne Sainte Victoire. Un soir, elle descendit dans la cuisine cave scriptorium, où avait été écrit Flexte, pour aller y chercher Salammbô de Flaubert. Le volume était absent. A sa place, elle tomba sur La Tentation de Saint Antoine.

1984 : La Tentation de Saint Antoine

Parmi l'incroyable exaltation mentale des hérésies pullulantes du IVe siècle de notre ère, sur le seuil de sa cabane accrochée à un rocher au-dessus du Nil d'où s'apercevaient les bouillonnements de la ville d'Alexandrie par delà l'aridité du Désert, Antoine, biographié et inventé par saint Athanase, est Homo tout entier, lorsque, accomplies les nécessités quotidiennes, il n'est plus que ses neurones accumulant et dispersant les mirages de l'or, du sang, du sexe, des arguties philosophiques et théologiques. C'est Homo devenu les étoiles brillantes du ciel et les pierres opaques du chemin. Homo infiniment vieux, parce que seule la vieillesse est liberté et nudité totale. Cent mille tentations qui pourtant n'en font qu'une : la Tentation, au sens latin de temptare, une façon de toucher, palper, explorer, faire venir à soi l'inconnu, dont l'adjectif anglais tentative a gardé le souvenir. Elan de fusion orgastique avant d'être copulatoire. Orgasme des densités minérales et végétales, des poussées animales, mais aussi de la divagation schismatique et hérétique des signes, des images et des mots.

Et, comme l'Antoine de Flaubert s'était avancé dans la Ville marchant dans le sang jusqu'au genou, le peintre nouveau s'avança parmi les flots d'hérésies et de couleurs lourdes d'une soixantaine de dessins et de toiles petites, moyennes, grandes. Thierry Zeno, un cinéaste du sacré qui avait fait le tour du monde des cinéclubs avec les amours d'un homme et d'une truie, Vase de Noces, venait de terminer un moyen métrage télévisuel sur les Tentations de saint Antoine, depuis Sassetta et Jérôme Bosch jusqu'à Claude Lorrain et Max Ernst, et dont le commentateur, visible à l'écran, était Claude Louis-Combet, romancier bourguignon des grossesses hystériques des béguines flamandes. Son film était clos, mais il le rouvrit pour y mettre la dizaine de grandes toiles qui, du tissu grumeleux d'Avant la tentation aux éclairs d'Après la tentation, portaient les hallucinations majeures d'Antoine et de la Reine de Saba.

1985 : La Nativité

Une artiste des formations neuroniques devait être aussi celle de la Naissance en général. Noël 1985 approchait. Assurément, les Rois mages des Évangiles, avec leur étoile et leurs présents, continuaient les délires réalistes de La Tentation de saint Antoine. Mais l'essentiel fut que l'étoile ici fut La Nativité en croix, où Eve parturiente apparut mains à droite, pieds à gauche, écartelée en une croix de saint André qui remplissait une toile carrée de 140 x 145 cm, dont le centre était occupé par une vulve irradiante portant le surgissement de l'Enfant, bras glorieusement écartés. Parmi ses cheveux flottants, le visage de la Mère était ailleurs, assistant de loin à une action qui la dépassait, depuis le bout du monde et des choses. Entre ses jambes ouvertes, les deux mufles de l'Ane et du Bœuf évangélique rappelaient que les générations sont en continuité avec les pulsions millénaires des animaux et des plantes : "Au très grand large loin de nous fut imprimé jadis ce souffle", avait-elle lu dans Amers de Saint-John Perse. En dessous de l'éruption, un mâle qu'on peut nommer Joseph était en train d'écrire. Car seule l'écriture consacre un événement.

Micheline Lo n'a jamais fait le rapprochement entre sa Nativité et l'Anthropos de Vinci. Inscrit dans un cercle, qui lui-même est inscrit dans un carré, ce dernier, en croix romaine, dresse, à partir des proportions de Vitruve, le corps anguleux d'Homo comme origine de toute géométrie, de toute technique, de toute sémiotique. C'était déjà beaucoup dire. Mais il fallait encore, pour obtenir Homo en son entier, qu'à côté de ce corps masculin, Homo féminin se dilate, se répande, jouisse, en épanouissement générateur d'Univers, débordant tout événement et toute inscription. Vinci et Lo font ainsi le diptyque d'Homo intégral, qui est devenu le sigle de l'Anthropogénie. La croix romaine et la croix de saint André se complétant mutuellement. Tous deux jugèrent sans doute que leur idée était si essentielle qu'il fallait la proposer nue, sans les fastes distrayants de l'art, ils en restèrent à l'esquisse. Kant aurait dit : au schème.

1985 : La suite espagnole

Nulle part autant que dans le désert de sable et le désert de pierre, les connexions et clivages neuroniques ne se meuvent de façon plus native : c'est là que commencent Muhammad, Jésus de Nazareth, saint Antoine, Saint-John Perse. Au moment où, venant de Las Vegas, son automobile était entrée dans Death Valley en plein midi, prise d'un malaise, elle dit à son compagnon : "Si je meurs maintenant, ne regrette rien. J'ai vu ce que je voulais voir."

Et c'est sans doute cela, le "nada", le rien, le sol sec sonnant sous le pied de la Meseta qui l'attacha d'abord à l'Espagne du zapateado, puis à l'Afrique du nord. Un bord à bord de l'extase et du blasphème. Dali, peintre comédien et martyr, cherchait ce qu'il appellait la "géodésiaque", géodésique et aphrodisiaque à la fois. Elle se plaisait à la distinction de l'espagnol entre ser (essere) et estar (stare), l'être comme substance et l'être comme pose.

Mais l'Espagne ce fut également deux peintres fraternels, Vélasquez et le Greco. Vélasquez, dont la touche picturale, comme la sienne, était écriture, pressentant celle de la bande dessinée. Les Ménines selon Hergé déclarèrent, aux grandeurs de l'original, cette parenté.

Proche aussi le Greco, qui finit par réduire toutes choses aux sept catastrophes élémentaires de la topologie différentielle : le pli, la fronce, la queue d'aronde, l'aile de papillon, les trois ombilics : hyperbolique, elliptique, parabolique. Chez elle aussi, ce sont ces sept catastrophes qui dominent ses quatre versions (du matin, du midi, du soir et de la nuit) du Don Quichotte s'apprête à affronter trente moulins à vent. En réalité, quatre moments d'un "Don Quichotte devant Tolède", sur ce sentier descendant vers la rivière, d'où elle-même, en se retournant, avait pu se sentir écrasée par la masse sans distance de la ville, dont la cathédrale venait justement de lui montrer l'Enterrement du Comte d'Orgaz, où toute distance s'abolit entre le regardeur et le regardé.

Ces quatre foudroiements de don Quichotte définissent bien son réalisme. Elle fut catégorique sur ce point : ne rien imaginer, "je n'ai aucune imagination", seulement relever des indices, et pour cela regarder une toile : "La toile est déjà une physionomie. Quand elle disparaît, complètement recouverte, quelque chose a été détruit. Ce quelque chose ce sont les formes étrangères qui apparaissaient sur la toile vierge, comme dans les écorces, les taches (Vinci), ou les empreintes (Max Ernst). C'est l'expérience visionnaire.". Laquelle comporte trois rapports, que Flaubert aurait pu prendre à son actif :

(a) "L'absorption". Ce qui permet aux mouvements cérébraux du spectacle, du peintre et du spectateur de former un seul tissu.

(b) "La réflexion de la lumière". "Je préfère les toiles de lin très fines, qui scintillent, et oscillent entre l'aspect sec, mat, pauvre, et les reflets brillants. La toile mouillée se présente comme une terre ou un sable sous la pluie". (L'Avant la Tentation de saint Antoine est presque restée dans cet état.)

(c) "L'avant-arrière". "La toile a d'avance un rythme. Préservé et servi, ce rythme crée un enchantement comme le font les kaléidoscopes, la mosaïque, les vitraux, les tapis, les jardins persans. La forme ne se détache pas sur le fond, mais est prise dedans. Ce troisième rapport est pour moi le plus important. Ce que je cherche principalement dans ma peinture, c'est cette vibration, c'est l'élasticité d'un spectacle pulsant. C'est bien plus fondamental, plus basal que les mouvements directionnels déclarés (lignes droites, diagonales, verticales, coupures). J'attends un effet global apparitionnel, quasi hallucinatoire. L'essentiel est dans ce battement, sorte de mouvement de vagues. Comme une mer qui se tiendrait debout." (Un leitmotiv sera : "Il faut que cela avance et que cela recule en même temps".)

1986 : Le Paradis de Dante, première, deuxième et troisième suites

Cependant, en guise de paysages cérébraux, Dante seul était allé là où personne n'était allé (L'acqua ch'io prendo già mai non si corse), et il décourage même qu'on le suive : "Vous qui vous tenez dans votre petite barque de la vie quotidienne (o voi che siete in piccioletta barca), suspendus à m'écouter (desiderosi d'ascoltar), retournez à vos rivages familiers (tornate a riveder li vostri liti), ne vous risquez pas dans l'océan (non vi mettete in pelago), car, si vous me perdez de vue (chè, forse, perdendo me), vous serez à jamais égarés (rimarreste smarrati)". Bien plus, ce que Dante avait atteint, il ne pouvait le redire, parce qu'en ce cas, nous explique-t-il, l'intellect s'approfondit tellement que la mémoire ne peut le suivre (nostro intelletto si profunda tanto / che dietro la memoria non puo ire".

Le peintre a cependant sur le poète l'avantage d'être l'artiste le plus pauvre. En effet, il ne dispose à chaque moment que de la pointe d'un pinceau, d'une goutte de couleur, et d'un point d'une toile ; et c'est sans doute pour cela qu'il peut croiser au plus aigu le temps et l'éternité. Elle prit son pinceau le plus pointu, la plume ; la couleur la plus pauvre, le noir ; et sur la surface la plus vide, le blanc. Assez pour risquer l'expérience visionnaire béatifique.

Et assurément c'est bien devant cette seconde suite des Paradis, en noir et blanc, plus que devant les première et troisième suites, en couleur, que Marcello Verdenelli, l'historien de la La teatralità della scrittura, trouva le titre décisif de son introduction à l'exposition de Micheline Lo à Cingoli (Marches) : La luce senza centro. Il raconte les pas de sa trouvaille. Là, "il Paradiso dantesco mi si rivelava in tutta la sua dirompente, incontenibile, forza segnica. Un segno che procedeva per improvvise quanto suggestive accelerazioni et riprese. E non potevo naturalmente che riportare tutta quella vibrante tensione segnica a un'idea di perfezione che si accompagna comunque al Paradiso. Un'idea di perfezione che usciva, che debordava da qualsiasi coordinata spazio-temporale, così come pure da qualsiasi riferimento geometrico. L'unica figura che resisteva in questo generale annulamento era quella del 'cerchio'. Un ‘cerchio' che, nelle sue diverse velocità concentriche, lasciava intravedere pure l'idea, la forma della Trinità. E una luce vorticosa, intensa, avvolgente, musicale, a riempire quel ‘cerchio', quello spazio che non era più spazio."

Marcello Verdenelli vit bien aussi comment un peintre des béatitudes du paysage cérébral devait trouver son seul recours, sa "ragione poetica" (nous dirions : son sujet pictural) dans le "salto" et le "scarto", le saut et l'écart, déjà recommandé par Dante : "E cos, figurando il paradiso, / convien saltar lo sacrato poema, / come qui trova suo cammin riciso." (XXIII, 61-63). Commentant sa Suite espagnole, Micheline Lo avait déjà exalté ce saut du noir et du blanc : "ce rapport intense, immédiat, sans devenir, <où> tous les deux indistinctement occupent avec autant de capacité les postes du vide et de l'éclat".

1988 : Les tombeaux

Saint Antoine, la Nativité, l'Espagne et Dante se mouvaient dans le paysage cérébral en général. Restait à cerner celui-ci chez des individus. Ainsi s'imposa à nouveau le portrait, ce genre pictural abandonné par l'art "moderne" et même "post-moderne". Ici, le premier entrepris, celui de Marilyn Monroe, était trop grand pour être dressé sur le mur de sa maison d'été en Drome provençale. Elle le peignit donc au sol, et retrouvant son travail un matin, crut voir une pierre tombale. Pourquoi ces portraits ne seraient-ils pas des Tombeaux, selon le titre de Mallarmé pour ce groupe de ses Sonnets où chacun devait se fixer "tel qu'en lui-même enfin l'éternité le change" ?

Nous n'omettrons aucun des treize Tombeaux, parce que leur système dévoile sans doute quelque chose du paysage cérébral du peintre lui-même.

1988 : Terra nostra

Ce qui s'est passé entre l'Espagne et l'Amérique centrale depuis 1500 reste un phénomène tout à fait troublant pour les curieux de paysages cérébraux. Deux civilisations se rencontrent, s'affrontent, s'entre-détruisent, mais en même temps ont une communauté de vue suffisante, concernant la vie et la mort, le tout et le rien, l'imaginaire et le réel, pour donner lieu à une civilisation neuve, l'Amérinde. Carlos Fuentes a pris cet enchevêtrement pour thème de son monumental Terra Nostra. S'y trament des personnages bicontinentaux, trans-océaniques. Micheline Lo retint les paysages cérébraux des plus insignes : le Roi, la Reine, la Reine mère, Guzman, Barbarica, l'Idiot, le Maçon.

Ayant l'occasion de choisir un de ces tableaux, Carlos Fuentes élut Barbarica, en précisant dans sa lettre qu'il y retrouvait "la tradición Velasquiana con la del esperpento (Ghelderode) y Ensor". Esperpento était illuminateur. Car c'est vrai que seul l'épouvantail est apte à rassembler et comprimer les contradictions. Flaubert conduisait rituellement ses visiteurs de Croisset aux spectacles de marionnettes des environs. Elle-même avait gardé un souvenir d'adolescence presque traumatique des protagonistes grecs montés sur leurs cothurnes, ces esperpentos antiques, dans une mise en scène de l'Agamemnon d'Eschyle joué par des étudiants de la Sorbonne dirigés par Cohen.

1989 : La vache bleue

Y avait-il alors quelque part une figure qui résumerait presque d'un coup les paysages cérébraux que les neurones humains projettent sur les paysages réels ? Un portrait de plus, mais de la Planète entière ?

Or, un camembert se vendait à l'époque sous le nom de "Vache bleue". Son étiquette portait une vache effectivement bleue, qui circulait sur la table du petit déjeuner. Le peintre qui affirmait ne rien imaginer, et lire seulement les indices affleurant des textures de la toile, commença d'y reconnaître des maternités universelles, des cartes des pays et des continents, un atlas du ciel étoilé, la parabole des vaches grasses et des vaches maigres.

Une soixantaine de titres de dessins et de peintures de toutes grandeurs désignèrent : la Vache espace, la Vache grande île, la Vache ciel, la Vache Méditerranée, la Vache nuit, la Vache arc-en-ciel, la Vache Alpes, la Vache Terre, la Vache truie, la Vache bois brûlé, même la Vache Galla Placidia, de ce tombeau, près de Ravenne, dont le lapis-lazuli de la mosaïque fait la chambre mortuaire la plus céleste au monde. Du politicien engagé au professeur de botanique, les visiteurs s'étonnèrent de respirer à nouveau à pleins poumons parmi les apnées de l'art du moment, qui avait traversé le courant Support Surface. Ce n'est pas qu'en Inde que la Vache est la déesse d'une religion qui n'a pas d'incroyants.

Pour l'exposition, un texte de Luc Dellisse revint sur les vertus de la toile comme tissage et accidents de tissage : "La toile attend, la toile se tend, dans un silence à crier. Et puis, lentement, un peu de vie afflue. Les montagnes virent, bleuissent. Cristaux après cristaux, elles se mettent à affleurer. Un ciel de givre, tout en buée, en plaisir transparent, vient occuper sa place arbitraire ; et de nulle part, où tourne la roue, réapparaissent les taches… la poudre… les cirons… C'est la transhumance. – La transcendance, hein ? C'est ça le mot ? – La transhumance ! Taisez-vous !".

1990 : Encore deux suites du Paradis de Dante : L'astrologie des dix ciels

Homo naît astrologue, et c'est même par l'astrologie qu'il a commencé sa Physique. Concluant l'Antiquité gréco-latine, Plotin saisit le Cosmos comme une Procession de l'Un lumineux au Multiple ombreux, en même temps qu'une Récession du Multiple à l'Un, selon dix Ciels. C'est ce que Dante voyait encore, un millénaire plus tard, à travers Denys l'Aréopagite. Micheline Lo n'avait pas souligné cet aspect dans ses trois suites des trente-trois chants du Paradiso. Il fallait y revenir. Suivant l'ordre narratif de sa Commedia, Dante avait été astrologue de bas en haut, de la Lune à l'Empyrée. Comme le voulait Plotin et Denys, les peintures de Lo se lisent dans les deux sens. Faisons l'effort instructif de les lire de haut en bas.

1992 : L'Enfer de Jean Genet

Dans le pèlerinage des paysages cérébraux, un Enfer devait suivre le Paradis. Pas l'Enfer de Dante, trop anecdotique, et moralisateur, politique. Le vrai Enfer, celui de Jean Genet. Celui du crime comme gloire, de la gloire du crime. Elle aimait rappeler que, quand adolescente elle avait lu Crime et Châtiment de Dostoïevski, elle était devenue Raskolnikov. Comme peintre, après avoir été Dante et Béatrice, elle devint les bandits de Genet, d'autant que celui-ci ne décrivait pas ses criminels du dehors, mais justement à partir des foisonnements de leurs étranges colonies de neurones. N'avait-il pas partagé leur destin, en tant que voleur, et comme prisonnier ? Le peintre est un voleur et un assassin, écrivait Luc Dellisse.

Picturalement, il fallait d'abord que chaque "héros" fut là, et en une telle évidence de sa qualité singulière d'héroïsme qu'il se reconnaisse au premier regard. Un ami qui passait par hasard les dénomma sans hésiter. Mais cela restait trivial, freudien, psychologique. Il importait d'atteindre la Ténèbre qui faisait l'incandescence de ces nuits. Le premier qui obtint sa gloire fut Harcamone, nez-sexe dressé comme un pilier roman central, auréolé de ses miracles, comme en ce jour où ses chaînes se transsubstantièrent en guirlandes de roses devant les yeux enamourés de Genet. Puis les autres, béatifiés un à un, firent le système contemporain de la gloire criminelle.

Luc Delisse s'arrêta au portrait de Weidman, le bandit qui ouvre Notre-Dame-des-Fleurs : "bouche serrée, front bas, regard effaré, joue creuse, auréole de gaze autour de la tête, et pincement pervers des narines" ; "cette cendre, ce malheur, ces yeux de suppliciés heureux." ; "la comédie poussée jusqu'au crime, initiation transformée en chemin de croix" ; "tout ce qui pourrait être jeu et plaisir tourné au tragique, dans un feu universel de pompes funèbres". Et encore : "Voyez cet art des couleurs dangereuses, salissantes, incompatibles". "L'air bleu qui s'évapore...le vert et le brun par tranches, satellites lents, gouttelettes de sang, purulences délicatement verdâtres. Et la Mer rouge bien noire au-dessous". "Un rouge caillé, d'une extrême violence, très proche du grenat grumeleux de certains velours, ceux de ces fauteuils clubs élimés dont la province est pleine."

Elle affectionnait La Passion selon saint Matthieu de Jean Sébastien Bach. La Mort d'Harcamone fut sa passion selon Saint Genet, comédien et martyr, selon le titre hardi que Sartre donna à son long essai sur le bandit romancier et homme de théâtre. La scripteuse de Flexte recopia les méandres du texte à la fois en tant que séquence de mots et séquence de fantasmes. La Jeune Parque de Valéry n'avait pas descendu un escalier sonnant si creux, puisqu'elle avait fini par dire : "Viens plus bas. Parle bas… Le noir n'est pas si noir."

1994 : Salammbô

On se souvient que, quand elle tomba sur La Tentation de saint Antoine, c'est Salammbô qu'elle cherchait. Salammbô était en latence. Ce fut le seul cas où elle fit un voyage initiatique. Logeant à La Marsa et allant à Tunis, elle passait quotidiennement par Carthage, ou plutôt parmi les ombres qu'il en restait. Elle s'attarda évidemment au Taphet des sacrifices d'enfants. Elle y lut sur des colonnes ces comptes sacrificiels tenus dans l'écriture phénicienne, qui partageait la cursivité purement comptable de l'araméenne et de l'hébraïque archaïque. Elle vit le Cap Bon à partir de ce qu'on suppose avoir été le port fréquenté par Hamilcar et le jeune Hannibal. Un soir, elle prit son thé peut-être assise sur le siège où Flaubert avait pris le sien.

Les paysages cérébraux de la Salammbô de Flaubert ont une qualité spéciale. D'une absolue frontalité et compacité. Seuls les sculpteurs étrusques, de la même époque, semblent avoir vu certains visages comme cela. Rappelons-nous la phonosémie du texte, qui s'ouvre sur le couple phonétique le plus compact du français : "K-A" et "A-R", "KAR" (C'était à MéGAra, faubourg de CARthAge dans les jARdins d'HAmilKAR), et se clôture sur quatre T étreignants (Ainsi mOURut / la fille d'HAmilKAR / pour avoir Touché / au manTeau / de TaniT). Chez le peintre, cela donna des visages-substances. Ceux d'Hamilcar, de Shahabarim, de Spendius, d'Hannibal jeune. Enfin, remplissant le cadre entier, la tuméfaction du visage de Mâtho s'avançe vers celui se décomposant de Salammbô, qui s'évanouit. "Figures", au sens le plus épique.

Tellement solides que le peintre finit par convoquer les pigments purs du pastel. Ce furent six "esperpentos" presque minéraux. On songe à l'émotion de Schliemann quand, dans ses fouilles de Troie, il se trouva brusquement face à face avec le masque d'Agamemnon. Elle semble avoir éprouvé la même stupéfaction devant les masques carthaginois enserrés dans les consonnes et les voyelles de Flaubert.

La narration chez Flaubert est aussi compacifiante que les figures. Mâtho s'avance dans un aqueduc dont le sol remonte et le toit s'abaisse à mesure qu'il y progresse. Micheline Lo a retenu l'étranglement, l'orgasme maximal du récit, le moment où les Barbares, attirés par les Carthaginois dans des Thermopyles, y finissent écrasés dans un lac de pierres et de sang, qui continue celui où avait marché saint Antoine. Les Bataille du Makar sont des concassements minéraux et visuels à l'état pur.

Lors de l'exposition de l'ensemble, l'étouffement flaubertien jouxtait étrangement une dizaine de variations sur La Femme à sa toilette de Giovanni Bellini, le tableau le plus tendrement irradiant de la peinture occidentale. Un autoportrait subrepticement glissé là ? Ou bien fallait-il entendre que la vérité du paysage cérébral exige qu'on se porte en même temps aux deux extrémités? Et à tout l'entre-deux. Flaubert et Bellini. La Carthaginoise et la Vénitienne.

1994 : Cien años de soledad. Le système des portraits

Enfin, parmi les paysages cérébraux, à la convexité absolue de Flaubert répondit la concavité absolue de Gabriel García Márquez. Cette fois, plus de "personnages" opérant des actions dans un paysage, ni dégageant de l'imaginaire dans du réel. Seulement l'immensité de l'Amazonie et de la Cordillère, faisant qu'action et pays, imaginaire et réel se confondent dans le mammagallo (féminin-masculin, utérus-clitoris) colombien. Les noms propres ne désignent plus alors des hommes et des femmes, mais des corps humains composés de morceaux d'arbres, de rochers, d'animaux, de courants de fleuve, de gestes bruts, de délires. "Aureliano Segundo había satisfecho por fin su sueño <rêve, songe> de disfrazarse de tigre <se déguiser en tigre> y andaba feliz entre la muchedumbre desaforada <la foule déchaînée>. Le disfrazare de Garcia Marquez fait écho à l'esperpanto de Carlo Fuentes.

Alors, chaque parole devint un oracle, en sorte que la suite des vingt-six portraits s'ouvrent et se ferment sur Melquíades, le mage qui détient les manuscrits du peuple, leur Poppol Vuh, mais se refuse à les traduire, parce que personne ne doit en saisir le sens avant que cent années du non-temps du Continente Eterno, dont son ami colombien Heriberto López Pérez avait écrit les Sueños Epifanias y Porros <balourdises>, se soient accomplies : "pero se negó a traducir los manuscritos. Nadie debe conocer su sentido mientras no hayan cumplido cien años explicó." A moins que quelque circonstance particulière déchire le voile, comme pour Aureliano Babilonia : "No porque io hubiera paralizado el estupor, sino porque en aquel instante prodigioso se le revelaron las claves definitivas de Melquíades."

Ainsi, Micheline Lo déchiffra vingt-six figures de terre chaude et humide, de chair humaine, de peau animale, d'arborescence végétale, de textes cryptiques, bourrant la feuille où ils se dessinaient, chaque fois décentrés quelque peu latéralement vers la gauche comme pour signaler que ces visages immenses devaient être à la fois rencontrés et lus de gauche à droite. Figures et textes narratifs. Selon les coalescences amazoniennes, les dessins étaient posés à même un carton gaufré d'un brun d'écorce. Bordant ces compacités, les encadrements furent de bois dur et carré, de patines variées, selon le tissage de la forêt tropicale et des traits humains.

Ces portraits sont les derniers qu'ait peints Micheline Lo en tant qu'exploratrice des paysages cérébraux. Ils ouvrent une aire nouvelle des visages. Picasso fit encore un autoportrait en 1972 ; il y foudroie par l'explosion de son regard ; mais par cela même il ne sort pas de la vision traditionnelle occidentale d'un Moi, d'un "quelqu'un", d'un "certain" ; il conclut un monde. Les portraits de Micheline Lo en inaugurent un tout autre, celui des cerveaux biochimiques, inépuisablement pluriels, exogènes autant qu'endogènes.

Ainsi avait-elle été amenée à explorer successivement :
(1) Les portraits extatiques de saint Antoine
(2) Les portraits béatifiques des élus du Paradiso
(3) Les portraits essentialisants (mallarméens) des Tombeaux
(4) Les portraits épouvantails (esperpentos) de Terra Nostra
(5) Les portraits infernaux de l'Enfer de Genet
(6) Les portraits archéologiques (schliemanniens) de Salammbô
(7) Les portraits mutationnels de Cien años de soledad, où les organismes sont des relais d'Evolution et d'Univers.

1995 : La transition: Vents de Saint-John Perse

Déjà Flexte, comme aussi le récit à la fois copié et figuré de la Mort d'Harcamone, avaient montré une volonté de croiser écriture et image. Mais pas au point que le trait pictural soit en même temps le trait scripteur. Et inversement. Un ultime pas restait à franchir.

Assurément, il fallait rencontrer un écrivain qui s'y prête. Ce fut Saint-John Perse. Né aux Antilles, ces îles d'Amérinde, ambassadeur de France et poète, son thème central avait été justement la génération et régénération des bêtes, des hommes, des idées, des images, des institutions politiques et commerciales, des cerveaux fervents. "Se hâter, se hâter, paroles de vivants". Micheline Lo répétait volontiers la dernière strophe de Vents, qui disait bien sa violence à elle. "Quand la violence / eut renouvelé / le lit des hommes sur la terre // Un très vieil arbre / à sec de feuilles / reprit le fil / de ses maximes // Et un autre arbre / de haut rang / montait déjà / des grandes Indes souterraines // Avec sa feuil/le magnéti/que et son chargement / de fruits nouveaux.". On aura remarqué que, comme son contemporain Claudel, Saint-John Perse s'exprime en versets, lesquels sont composés de membres de quatre ou six pieds, formant alors parfois des décamètres (4/6, 6/4) et des alexandrins (6/6). Selon l'idéal, nous dit-il, de la strophe à la fois stricte et large de Pindare.

Comme la discipline est la condition de la liberté, le peintre s'imposa un protocole strict. Elle s'obligea à recopier chaque strophe de bas en haut, en reprenant du bas quand elle avait atteint le haut. Les couleurs furent soumises à un code arbitraire : telle teinte pour telle alternance de strophes. Cependant, le pinceau chargé d'acrylique entraînait des insistances, des ruminations de syllabes, de caractères, de traits. Ainsi, les accrocs, les failles, les dérapages reséquencièrent les séquences. Encore une façon de prendre la toile comme champ d'indices, d'en faire le lieu privilégié des connexions et des clivages neuronaux. L'atelier était vraiment prêt pour les Chemins des écritures. Pour le passage des formations neuronales aux formations vivantes en général.

Chapitre 4 – Second prélude cosmologique : les formations vivantes

Les Chemins des écritures nous obligent à dépasser le champ des cerveaux, et à introduire un nouvel interlude cosmologique, cette fois sur les formations vivantes en général. Le mot "formation" doit être pris au sens actif. Il s'agit non pas des formes résultant d'un acte de former, selon un des sens de "formation" en français ("des formations rocheuses"), mais du processus selon lequel des formes sont obtenues. L'allemand est plus clair à cet égard, distinguant Gestalt (forme) et Gestaltung (formation, action de former). C'est Gestaltung, non Gestalt, que traduit ici formation(s).

La peinture traditionnelle jusqu'à hier cherchait à produire des formes, plus exactement des formes parfaites, exemplaires, archétypales ; au point que Michel-Ange détruisit presque toutes ses esquisses ; et si Picasso déforme, c'est pour produire des formes neuves. Or, ce qui intéresse Micheline Lo, comme d'autres cosmogonistes contemporains, devenus comme elle évolutionnistes radicalement, c'est de donner à percevoir et éprouver des processus de formation, des morphogenèses, ces mouvements et ces logiques de notre Univers contemporain. Nous retiendrons cinq de ces nouveaux paradigmes, dont les trois premiers sont ontologiques, le quatrième épistémologique, et le cinquième quasiment éthique.

1. Les (re)séquenciations dynamiques évolutives

Le miracle des vingt acides aminés qui, depuis les gaz soufrés des volcans du fond des océans, portent l'édifice des Vivants, c'est qu'ils comportent deux portions. L'une est identique chez tous et électriquement polarisée, ce qui leur permet de former des chaînes solides. Par l'autre ils différent. Le résultat est que, quand ils forment des chaînes, de quelques dizaines à quelques milliers, les acides aminés s'attirent-repoussent selon leur distance, mais aussi sous l'effet de leurs virtualités de liaisons chimiques (covalentes, ioniques, hydrogènes, hydrophobes). Ce qui fait que les pelotes résultantes, dites protéines (proteios, de première importance), sont indéfiniment variées.

La découverte de formations par (re)séquenciation a été sans doute l'ébranlement le plus violent jamais subi par l'esprit humain. Depuis toujours, un primate angularisant, orthogonalisant, transversalisant devait concevoir que toute formation procédait fatalement par modelage et plasticité ; Jehovah lui-même avait créé Adam en le sculptant dans la glèbe. Or, par la découverte de protéines résultant de (re)séquenciations d'acides aminés, Homo avait maintenant une première intelligence de ce qui se passait du moins au départ (variant) des formations vivantes comme n'ayant pas de rapport à une démarche plastique.

2. Ultrastructures

Cependant, même après que Fisher (pour cela devenu prix Nobel de Chimie en 1902) avait vu que les protéines pouvaient s'assembler selon des effets clé-serrure entre leurs sites actifs, ce qui leur conférait des fonctions anatomiques et physiologiques, il fallait bien encore quelque intermédiaire entre ces réactions biochimiques très ouvertes et les unités organiques relativement closes qu'étaient les cellules responsables des organes et des organismes. Ce sont les organelles ou organites, telles ces mitochondries qui stockent et assurent l'énergie d'une cellule. Depuis 1939, les histologistes les appelèrent des ultrastructures, parce que, en opposition avec les structures et les textures, ostensibles, il fallait des microscopes puissants pour les apercevoir.

3. Des organisations par contraintes géométriques, topologiques, mécaniques, hydrodynamiques

Voit-on alors une façon de passer des préformations encore évasives, que sont les protéines et les organites presque à fleur de protéines, aux organes de nos organismes ? Depuis 1920, D'Arcy Thomson fit oberver que, quand on a cadré géométriquement la forme d'un poisson, on peut trouver, par des anamorphoses assez simples, les formes des autres poissons, comme autant de variations géométriques sur un même thème. Le même jeu pouvait s'étendre à d'autres familles d'animaux. Pour comprendre la morphogenèse, on pouvait donc invoquer des champs morphogénétiques, des chemins obligés épigénétiques, des chréodes, comme dira Waddington.

Dans les années 1950, René Thom en trouva un fondement mathématique. Il obtint une médaille Fields pour avoir montré que les équations de la topologie différentielle pointent vers sept "catastrophes" élémentaires (strophein kata, transformer de fond en comble), moyennant des "singularités", c'est-à-dire des points de l'espace-temps où sa courbure (de l'espace-temps) devient infinie. Nous en avons parlé plus haut à propos du Greco ; ce sont ( : )(1) le pli, (2) la fronce, (3) la queue d'aronde, (4) l'aile de papillon, et (5-7) trois ombilics : hyperbolique, elliptique, parabolique. D'esprit embryologiste, il ajouta en 1972, dans Stabilité structurelle et morphogenèse (Benjamin), que ces sept catastrophes permettaient de comprendre que les fibres et les fibrés que sont les tissus vivants produisent alors des organes : tubes (digestifs, vaginaux), poches (urinaires, stomacales, utérines), ainsi que leurs angulations et articulations.

Enfin, les vues qui précèdent se trouvent aujourd'hui complétées, voire achevées, par certains biophysiciens. Soucieux de régénération des organes (comment refaire une vessie, un vagin, un poumon, un foie ?), certains, tel Vincent Fleury (De l'œuf à l'éternité, Flammarion, 2006), signalent que toute cellule possède un mouvement (disons sud-nord, à la façon d'une aiguille aimantée), et qu'ainsi le disque (la crêpe) de cellules qui est au départ d'un vivant, a le même mouvement, évoquant celui d'un champ magnétique. Dès le stade de la gastrula, la hauteur du nombril (lieu de gastrulation) sur cet axe général sud-nord donne des radiolaires quand le nombril-bouche-anus est central, des quadrupèdes quand il est surbaissé. Bien plus, les mêmes lois de la mécanique et de l'hydrodynamique vont, dans ces premières distributions, créer des plis, des bourrelets, des enroulements, qui seront des bras et des jambes, et même des doigts (Vincent Fleury, Des pieds et des mains, Flammarion, 2003).

En somme, le Vivant est varié, variable, variant en raison de sa biochimie, laquelle favorise la croissance ou le rétrécissement de ses fibres de fibré, voire leur prospérité ou leur dégénérescence ; cou allongé de la girafe ou cou raccourci de la souris. Mais ce n'est pas pour cela qu'une infinité d'organismes différents sera possible. Probable et possible que quatre nageoires, quatre pattes, deux jambes et deux bras, deux pattes et deux ailes. Improbable et impossible ( ?) que quatre pattes et deux ailes (le Centaure antique reste un animal fantastique). Pas une autre tête plus loin que la tête, puisqu'une tête est le bourrelet sphérique final des animaux à nombril surbaissé, comme nous. Micheline Lo, décédée au début de 2003, ne connut pas ces développements biophysiques. Mais ils continuaient les vues géométriques et topologiques de D'Arcy Thomson et de René Thom, dont elle était familière.

4. Non-finalité. Modules et réseau. Individuation vs individu. Métastabilité. Initiative du digital

Cet étagement du vivant comporte des changements de paradigmes que l'on peut regrouper parce qu'ils sont des faces l'un de l'autre. (a) Le schéma traditionnel "buts >> fonctions >> formes >> organes >> éléments" s'est renversé en : "éléments (acides aminés, protéines) >> organites > formes-organes >> fonctions >> buts". (b) Ce qui précède nous montre qu'un organisme n'est jamais pleinement un tout, à la façon de la Grèce, un individu, à la façon du XVIIe siècle, qu'il n'y a que des processus d'individuation, qui parfois, entre une naissance et une mort, sont assez congruents pour qu'on parle d'un spécimen d'une espèce. (c) Les parties intégrantes d'un "tout" classique, un rein, un poumon, un pied, prennent le statut de parties fonctionnelles, ou de modules, pouvant intervenir dans des organismes différents. Et c'est a fortiori de modules qu'il faut parler pour les cycles biochimiques, tels l'ATP, ou celui de la chymotripsine, qui peuvent intervenir dans divers organismes, mais aussi, moyennant quelques variations, exercer des fonctions diverses dans le même organisme. (d) Formés de modules, les ensembles sont moins des touts, ayant un centre, que des réseaux à centres multiples. (e) Du coup, la nouvelle biologie invite moins à distinguer le stable et l'instable que le métastable, c'est-à-dire ces états où des transformations n'apparaissent pas encore sous les formations, mais cependant s'y préparent assez pour y éclater d'un coup, de façon "quantique". (f) La suite de l'invention technique "analogie (le mouvement général d'une turbine Guimbal) >> digitalité (calcul détaillé de ses échange d'énergie)" se renverse souvent en "digital >> analogie".

Plusieurs de ces caractéristiques ont été pointées par Gilbert Simondon dans Du mode d'existence des objets techniques, 1957, et L'individu et sa genèse physico-biologique, 1964, deux ouvrages connus de Micheline Lo. Elle fit même quelques cours dans une école d'art sur La logique du vivant de François Jacob.

5. L'univers comme aventure

Dans cette vue, l'état futur d'un système vivant, en raison de ses variations cellulaires incessantes, est imprévisible, malgré ses invariants embryologiques, géométriques, topologiques, physiques. Et cependant cet état imprévu est parfaitement explicable dès qu'il a surgi. Avons-nous un mot simple, véhiculaire, pour désigner cette situation ?

Ce n'est pas la tukHè grecque, invoquée par Freud et Monod, laquelle, selon Aristote, désigne la rencontre (tunkHaneïn, rencontrer) entre des séries hétérogènes, comme celles de la pierre roulant d'un toit et du crâne d'un passant qu'elle fracasse. Ni non plus la chance du latin vulgaire (cadentia, de cadere, tomber), cette chute d'une circonstance "tombant" comme une bonne ou une mauvaise Fortuna (fors, forse, peut-être). Ni le hasard arabe, ce jet d'un dé (al zahr) sélectionnant un élément dans un inventaire fermé (une face parmi les six faces d'un dé), et qui invita Pascal à concevoir un calcul des probabilité permettant de distribuer les gains dans une partie interrompue. Ni non plus les fourchettes d'exactitude d'une expérience de physique, dans la Théorie des erreurs de Newton. Ni même les chaînes et processus de Markov, convenant à la déambulation d'un promeneur et au mouvement brownien, depuis les années 1920.

Quel mot trouver alors pour cette imprévisibilité antécédente et cette déductibilité conséquente ? Peut-être "aventure", au sens fort de ce qui advient (ad, venire), et qui fait que le roman est devenu le genre littéraire dominant de notre époque, ayant supplanté l'épopée, le lyrisme, la tragédie et la comédie, et influençant irrésistiblement l'histoire. Notre évolution combinant buissonnement (biochimique et ultrastructurel) et invariants (biophysique), et qui donc à la fois élargit et canalise celle de Darwin, nous mettrait ainsi dans un Univers aventureux. Pour des vivants et des peintres aventuriers. Moyennant une nouvelle logique. Et aussi pour quelque éthique, qui ne soit plus celle de la perfection, mais de l'étonnement admiratif.

Chapitre 5 – Les formations vivantes et l'écriture

Quels échos les arts de l'espace peuvent-ils faire à ces cinq paradigmes ? En architecture, ils sont un peu freinés par la lourdeur des matériaux, même s'ils deviennent lisibles dans les travaux de Frank Gehri ; inchoativement dans son Musée Gugenheim à Bilbao, de façon patente dans son projet d'une Cité de la création contemporaine à Paris. En sculpture, les mêmes paradigmes ont certainement porté Enzo Cucchi et Tony Cragg, malgré les mêmes résistances de matériaux peu flexibles. La peinture dispose à cet égard de la légèreté de ses moyens, et aussi de ses proximités avec l'écriture, qui pourrait être convoquée, s'il est vrai que l'analogique ne précède plus toujours et partout le digital.

A. Les formations vivantes et l'écriture comme telle

Les formations scripturales, même anciennes, fraternisent avec les formations vivantes nouvelles par plusieurs de leurs propriétés.

1) Comme les protéines, elles comptent des unités distinctes et de plusieurs niveaux. (a) On y remarque d'abord des caractères, plusieurs milliers en Chine, une trentaine dans nos alphabets. (b) Et ces caractères sont composés de traits : ainsi, les quelques traits qui suffisent à produire tous les caractères chinois ; ou ces jambages et ces arrondis, ces ouvertures et ces fermetures, ces par-dessus la ligne et par-dessous qui définissent les caractères alphabétiques occidentaux et arabes.

2) Les écritures comportent souvent des ligatures ou des espacements réglés, qui font que leurs caractères, du moins par une portion d'eux-mêmes, se lient, et par une autre diffèrent, comme les acides aminés. Et selon trois dynamiques. (a) Une dynamique graphique, en ce que les traits sont pleins ou déliés, aigus ou arrondis, orientés haut ou bas, etc. (b) Une dynamique phonique, parce que, une fois prononcés, ils sont graves ou aigus, à formants définis ou indéfinis, jusqu'aux douze traits phonématiques de Jakobson-Halle. (c) Une dynamique sémantique, parce que, une fois compris, ils sont liés à des sèmes fluides ou compacts, centripètes ou centrifuges, appréciatifs ou dépréciatifs, etc.

3) Les écritures thématisent vivement les interactions entre analogie et digitalité. Au départ, elles furent essentiellement des pictogrammes, lesquels bientôt se sont schématisés, digitalisés ; en Egypte, en devenant partiellement alphabétiques ; à Sumer, en subissant fréquemment une rotation de 90° pour suivre le mouvement de la scription. En retour, les signes écrits abstraits (digitalisés) ont aussitôt repris des significations analogiques du fait de leurs convections graphiques et optiques. Ainsi dans l'histoire de notre "A" majuscule. D'abord, pointe en bas (donc renversé pour nous), il fut l'analogie d'une tête de boeuf ; puis, pointe en haut (comme aujourd'hui), il devint signe digital ; enfin, vu la force isocèle qu'il a dans cette position, il a pris la majesté du "A" de l'Atlantique du dessinateur Fred, travaillant de nouveau analogiquement. Redisons-le : dans la formation des vivants, les invariants morphogénétiques mathématiques et physiques sont souvent plus analogiques, les variants des (re)séquenciations chimiques plus digitaux.

4) Dès les jetons de comptage néolithiques, l'écriture note des inventaires et des échanges (autant de boeufs contre autant de sacs de céréales), et confirme ainsi la consécution artisanale : fonctions (les transactions) >> organes (les expressions graphiques). Mais très vite, depuis l'avènement des empires primaires, vers – 3000, dès qu'elle est chargée de porter des titulatures, des victoires royales, des invocations religieuses, l'écriture suscite des thèmes inconnus, selon une consécution : organes >> fonctions.

5) Enfin, les ligatures au sens large (traits jointifs et séparatifs, points, passages à la ligne, majusculations, vides réglés) évoquent les liaisons chimiques de chaînes aminées, mais surtout les connections et clivages cérébraux, dont elles partagent au moins six performances : (1) elles transmettent des informations au sens étymologique (formare, in, mise en forme) ; (2) elles collectent les informations par leurs filages, leurs croisements, leurs enchevêtrements, leurs intensités de connexion ; (3) elles accentuent les informations, comme font nos systèmes nerveux sensoriels, renforçant ce qui saille déjà, estompant encore ce qui saille moins ; (4) elles clivent les informations, en établissant des coupures, elles-mêmes accentuantes, entre les paquets, les boîtes, les modules informationnels ; (5) elles aident des apprentissages à court, moyen et long termes ; (6) elles fomentent, lors des stockages et des relectures, des digestions cérébrales innovantes.

B. Les formations vivantes et les calligraphies

Cependant, laissées à elles-mêmes, les formations graphiques manquent de plusieurs des propriétés des formations vivantes. Comme traits et comme caractères, elles comportent seulement deux couches, alors que les formations vivantes chimiques en comptent plus. Elles ne sont pas autoengendrantes, et supposent un scripteur intentionnel. De soi, elles ne donnent pas lieu à une mémoire régénératrice, mais seulement reproductive. Rien n'y évoque la notion d'ultrastructure. Comment, dès lors, les quelques traits et caractères de l'écrit pourraient-ils faire un écho cosmogonique pertinent à la cosmologie des formations vivantes ?

Toutefois, étant faite de traits, une écriture peut être le lieu, comme une peinture, d'effets de champ perceptivo-moteurs fixateurs, cinétiques, dynamiques, et même incoordonnables ("excités" au sens de Thom). Ou encore d'effets de champ logico-sémiotiques. Ces deux aspects peuvent être alors exploités par le rythme, qui est un propre d'Homo, pour traduire, ou réaliser, une topologie, une cybernétique, une logico-sémiotique, une présentivité particulières, c'est-à-dire le destin-parti d'existence d'un individu ou d'un peuple, ou encore leur sujet d'oeuvre. Telles furent les calligraphies-peintures des Empereurs Song des XIe-XIIe siècles chinois. Ou celle du coufisme arabe.

C. Des écritures peintes depuis 1950

Les années 1950 sont celles où beaucoup apprirent que les acides aminés se formaient spontanément dans un environnement terrestre, comblant ainsi le fossé entre l'inanimé et l'animé ; et aussi que les (re)séquenciations d'acides aminés étaient un principe de formation des vivants. Ce fut aussi le moment où Jackson Pollock introduit le dripping croisé, formations aussi peu intentionnelles et aussi autoengendrantes que possible, et pourtant couvrant sa toile peinte de beaucoup de modules et réseaux, et de peu ou pas de formes.

En 1955, dans le même climat cosmologique, Jasper Johns prend pour thèmes trois aspects de l'écriture : les caractères distincts, les lignes, les colonnes, en particulier dans ses lettres de l'alphabet disposées en abaque. En valoriste génial, il enrichit alors suffisamment ces structures pour évoquer entre elles un réseau non seulement de textures, mais d'ultrastructures génératrices. Cependant, son système néglige les potentialités de la (re)séquenciation.

C'est celle-ci que, dans les années 1960, introduit Lucia Di Luciano. Son alba electronica indique assez son éblouissement devant les effets de champ perceptivo-moteurs et logico-sémiotiques que peut déclencher le simple "bit" informatique (flip/flop, 0/1, noir/blanc) dès sa disposition la plus élémentaire, en rectangle, à condition d'exploiter les capacité de la (re)séquenciation. Cependant, ses petits rectangles de départ étaient peut-être trop élémentairement digitaux, pas assez dynamiques et analogiques, pour dépasser les effets de champ des structures et des textures vers ceux d'ultrastructures (histologiques).

En 1966, dans un nouveau pas vers les formations vivantes, le Cycle de l'Ourloupe de Jean Dubuffet propose une cellule picturale à la fois très plastique (analogisante) et très écrite (digitalisante) qui conjugue les découpes du minéral, du tissu vivant, de l'organe vivant, de l'expression des visages. L'œuvre consiste à multiplier cette cellule en séquences proliférant jusqu'aux quatre bords du cadre. Mais cette fois c'est l'idée de (re)séquenciation qui fait défaut. Et aussi, dans un métier très lisse, celle d'ultrastructure.

En 1969, David Lipszyg produit, justement chez Micheline Lo, sa Proposition 1. Sur un support de 160 x 160 cm, des carrés de 10 x 10 cm rappellent étonnamment certaines constructions biochimiques. (1) Ils portent chacun cinq éléments : (a) lignes droites, (b) arcs de cercle, (c) teintes, (c) saturations, (d) luminance (// les cinq éléments des acides aminés ?? ). (2) Ces éléments forment des composés d'une vingtaine de sortes (// les vingt acides aminés retenus par les vivants ??). (3) Ces premiers composés forment par leurs sériations dynamiques des composés plastiques verticaux et horizontaux très diversifiables (// des "protéines" picturales ??). (4) Ces composés d'ordre supérieur en se combinant réalisent une "proposition" (// un organisme pictural ??). (5) Les propositions forment entre elles des groupes affines (// des "espèces", des "genres", des "familles", des "ordres" picturaux ?). (6) Pour bien marquer qu'ils sont (re)séquenciables, les carrés d'abord en carton et collés deviennent des carrés d'aluminium, fixables par magnétisme, et donc invitant à leurs mutations.

Depuis 1970, l'année même du déroulement et du réenroulement d'une protéine par Anfinsen, Frank Stella, qui n'avait jusque-là conçu que des séquences graphiques fixes, se met à peindre des séquences en mutation. D'abord, les poutres de bois de Synagogues polonaises effondrées durant la guerre 40-45. Puis celles qui éclatent dans les organes des espèces vivantes (Albatros, etc). Cependant, toutes ses séquences, bien que dynamiques, ne manifestaient pas la génération, et moins encore l'autorégénération. Etait-ce parce que cette peinture n'exploita jamais les propriétés de l'écriture, malgré l'exemple de Jasper Johns, pourtant le peintre de référence de Frank Stella ?

Enfin, c'est une étrange coïncidence que Micheline Lo et Jean-Claude Goffre, depuis 1980, aient eu au Poët-Sigillat deux ateliers situés à quelques pas l'un de l'autre. Goffre, d'abord photographe, et ayant sans doute été façonné par les possibilités cadrantes, sous-cadrantes, recadrantes de la photographie, a pratiqué un protocole pictural exemplaire pour une cosmogonie des formations vivantes. (1) Rassembler un lot d'images quelconques, photos de magazines ou peintures du peintre lui-même. (2) Découper ces structures et textures en fragments rectangulaires, par quoi elles prennent statut d'ultrastructures. (3) Coller ces éléments ultrastructurels en colonnes et lignes (re)séquenciatrices. (4) Faire cette opération selon les exigences d'effets de champ perceptivo-moteurs et logico-sémiotiques, dans une attention particulière à la topologie générale et différentielle, comme à la fécondité des fractales. Furent obtenus ainsi non des objets-devant, mais des réseaux d'interfaces où se croisent les connexions et clivages du cerveau de l'artiste et de ses spectateurs. Sujet d'œuvre assez décidé pour que des localisations précises restent pertinentes. Dans les Bouches-du-Rhone, et en particulier en Camargue. Sans craindre de voisiner avec les abstractions de "Tissus Mémoires".

Chapitre 6 – Les Chemins des écritures

Les Chemins des écritures (1996-1999) de Micheline Lo sont une suite d'une cinquantaine de toiles légèrement en largeur, d'un mètre carré environ, quelques-unes un peu plus larges, et dont trois seulement ont un peu plus de quatre mètres carrés (200 x 230). Au premier abord, l'œil accroche des bouts de chiffres, de lettres, de figures géométriques et topologiques, de membres et organes de corps, d'efflorescences et de rhizomes. La hauteur et la largeur de ces apparitions sont souvent comprises entre 10 x 10 cm et 30 x 30 cm. On pourrait dire que ce sont des "cellules plastiques" au sens de Weidlé, c'est-à-dire des portions d'une oeuvre où se retrouvent les destins-partis de l'oeuvre en son entier.

1. Le trait

Dans tout ce chapitre, il faut multiplier les illustrations des Chemins des écritures, Mais toujours isolées, non juxtaposées

Mais l'oeil ne peut s'arrêter sur rien. Aucun des éléments aperçus n'est là pour lui-même. Il n'a ni contour ni partie. Ce n'est pas un événement jouxtant un autre événement. Ce n'est même pas un segment avant ou après un autre segment, comme dans les cellules polymériques du Cycle de l'Ourloupe de Dubuffet.

Au contraire, tout se passe comme si l'œil se prenait dans chaque portion de surface pour y lire, ou du moins y soupçonner, des éléments sous-jacents par quoi, tout en saisissant celle-ci, il saisit la suivante, ou la précédente, la supérieure et l'inférieure. Au sens fort, il ne s'agit pas de donnés, mais de suites. Ce qu'il y a à voir ce ne sont pas des Engendrés, mais la Génération. Et moins la génération de l'un par l'autre qu'une Autogénération qui donne à saisir l'un et l'autre, l'autre et le même. Point donc de spécimens, ni même d'espèces, mais les principes générateurs des espèces et des spécimens. Les structures et les textures, sans être niées, ne sont donc jamais accomplies, ni même cernables ni discernables, à peine nommables. Leur affleurement décidé mais fugace n'est là que pour rendre sensible le travail des ultrastructures dont elles sont les émergences transitoires, métastables. Donc point de formes, rien que des formations. Somme toute, chaque tableau réalise à sa façon le même thème : la Génération biologique, technique et sémiotique généralisée.

Pour cet effet, le dessin s'appuie sur les propriétés de l'écriture. En ce sens que les éléments en émergence, au lieu de s'identifier un à un, sont comme des caractères disposés en des suites qui rendraient sensibles les traits dont ils résultent, et qui font alors que les séquences se donnent d'emblée comme (re)séquenciatrices, chaque caractère commençant déjà à être un autre, qui sera lui-même un autre. Ce qui donne de toute part des singularités qui sont moins des individus (des non-divisés), que des relais d'individuation, au sens de Simondon. Relais qui ne sont pas isolément descriptibles, narrables, dénombrables, puisqu'ils sont transitions et métamorphoses. Loin de toute dialectique, rien là n'est prévisible d'avance, cependant que rien non plus n'est inexplicable après coup.

Les singularités ainsi produites sont indénombrablement multiples et diverses en raison de la fécondité du procédé dont elles naissent, à savoir les (re)séquenciations dynamiques. Mais elles le sont aussi à force de rester élémentaires, se tenant au niveau du chiffre, du trait, et en particulier des sept catastrophes de la topologie différentielle : le pli, la fronce, la queue d'aronde, le papillon, les trois ombilics hyperbolique, elliptique, parabolique ; ou encore au niveau des principes premiers de la mécanique et de l'hydrolique. Du coup, elles charrient ce qu'il y a de premier dans l'anatomie et la physiologie des vivants, comme aussi dans la géométrie, l'algèbre, le caractère écrit, l'élément, l'objet et le processus technique, le geste technicien. En raison de cette élémentarité, chaque tableau semble souvent comprendre autant ou plus de signes actuels ou virtuels que ne l'a fait toute l'histoire des images.

Dans la mesure même où le trait ou la tache demeurent sous la formation, le moindre écart digitalisable suggère une nouvelle forme de l'analogie, tandis que toute analogie est en train d'induire une nouvelle digitalisation. Avec cependant, comme dans tout phénomène qui tient de l'écriture, une certaine prédominance du digital sur l'analogique. Car, s'il est vrai qu'ici il n'y a jamais ni départ ni arrivée, mais seulement des relais entre des potentialités antérieures et postérieures, ces relais ne sauraient être distinctement analogiques, sinon ils donneraient lieu à des narrations ou des descriptions, qui ne sont pas le propos. C'est donc le digital qui initie les premiers regroupements, dont le dynamisme encore abstrait suggère alors des analogies plus concrètes, aussitôt à nouveau disséminées.

Ainsi est fait un écho pictural à la révolution opérée par la biologie récente dans l'idée de Physis, ou Génération première. Depuis toujours, la Physis était censée travailler par copies imagétiques (Yaweh fait l'Adam "à son image et à sa ressemblance"), ou de métamorphoses, ou de scissiparités du même, ou de décollements du même, ou de conversion réciproque (le yi du yin/yang), donc de toutes sortes de processus gouvernés par l'Un, et où par conséquent il n'y a jamais rien de plus dans l'effet que dans la cause. Telle est la causalité traditionnelle, source d'ontologie et d'épistémologie constantes et consistantes, et en fin de compte saisissables, partiellement par les créatures, et pleinement par la Providence, l'Allah, le Tao, le Dharma, le Mana et Kamo polynésien, le Quik (sang épais) mexicain. Or, nous l'avons assez vu, au moins cinq caractères des formations vivantes actuelles rompent avec cette vue. Les effets quantiques y sont frappants. La liaison y fait place au déclenchement, au réaiguillage, au déclic. Le processus n'est jamais strictement plasticien, c'est-à-dire fait de continuités préalablement imaginées (platteïn, modeler, imaginer).

Et c'est bien ce que cette écriture peinte, ou plutôt cette peinture scripturale nous fait partager. L'articulation n'y est plus la ponctuation d'une totalité, ou des parties intégrantes, mais des émergences dans des chevauchements ubiquitaires, où on ne peut plus pointer continûment l'instant-point où A donne naissance à B, ni où B se distingue de A. On songe à des géométries non-commutatives. Engageant des (auto)régulations d'éléments autant que simplement des éléments.

2. La couleur

A ce compte, la couleur doit être aussi révolutionnaire que le dessin, puisqu'elle ne saurait plus travailler par nappes contrastantes, comme chez les Primitifs Flamands, ou Piero della Francesca, ou même Hockney. Ni davantage être seulement valoriste, comme chez De Koninck ou Jasper Johns.

Il faut qu'elle aussi soit déclenchante et chevauchante, travaillant par réaiguillage, séquence, séquenciation, reséquenciation, réactions positives et négatives, feedback et feedforward. Et pour autant imprévisible. Le "quelle couleur !" qui accompagne souvent le premier contact avec cette peinture n'est pas causé par la surprise de larges écarts saisis d'un coup, mais par des surprises partielles, en rebonds, en singularités formatives, engendrantes et autogénérées dans leurs sautes. Quand quelqu'un détaille son impression, on entend d'ordinaire : "et puis", "oh, et puis", "ah, tout à coup". Couleur traçante et bifurquante jusque dans ses valeurs savantes. Décochée ou au contraire écachée pour être elle aussi générative, ultrastructurelle.

Se rencontrant alors étonnamment avec la couleur mexicaine, qui n'est jamais celle d'un objet, mais de quelque force derrière, devant, parmi les objets, et dont ceux-ci ne sont alors que des relais.

3. De la distribution superposante

D'autant que, dans pareil système, la composition le cède à la superposition. Tous les arts antérieurs, en tout cas depuis Çatal Hüyük, avaient com-posé, c'est-à-dire qu'ils mettaient ensemble (ponere, cum) des éléments déjà définis dans un espace-temps également défini, prédéfini ; cela suivait de cette structure par excellence qu'est le cadre, le cadrage. Même le Dubuffet des métamérisations de l'Ourloupe sait qu'à un moment il va arriver à quatre bords, et devoir s'y arrêter, en tenant compte qu'un bord, ça attire et ça repousse, et donc que les bords sont le référentiel ultime des effets de champ perceptivo-moteurs et logico-sémiotiques d'un tableau.

Or, cette fois, les bords ne sont plus des lignes d'arrêt de l'expansion, mais des lignes de reflux. Ils sont l'ensemble des points de l'espace-temps à partir desquels les (re)séquenciations graphiques et colorées déjà produites se continuent en revenant sur elles-mêmes (c'est ce qui s'amorçait au fil des copies de Vents de Saint-John Perse). Dans des sortes de replis proches ou lointains. Et plus souvent lointains que proches. Car, chaque fois qu'on les a surpris, les coups de pinceaux de Micheline Lo étaient aussi bondissants à distance et en toutes directions que l'étaient ceux, impressionnistes, de Bonnard ou Chagal.

Et du coup, la superposition même a changé de nature. Dans les peintures composées antérieures, elle trahit d'ordinaire des changements de parti, globaux ou locaux ; nos rayons X révèlent des personnages d'abord à gauche et qui pour finir se retrouvent à sa droite ; quitte à ce que la couche ancienne soit utilisée par la nouvelle comme fond. Or, dans les Chemins des écritures, la superposition (droite> <gauche, haut> <bas, dessus> <dessous) est la continuation du même parti mais en retour, en repli. Elle est la (re)séquenciation dynamique généralisée qui continue en refluant sur ses états antérieurs, indexant par là d'autres ultrastructures de ces états. Le retour multiplie alors dans l'ensemble les irruptions (brusqueries, émergences) graphiques et colorées. En une prévalence globale des singularités sur les généralités. Et, insistons-y, du digital sur l'analogique.

En raison de quoi, pour finir, l'énergie du projet s'origine principalement dans la dimension de profondeur. Les peintres ne sont pas bavards, mais il y a une chose que Micheline Lo n'a cessé de répéter, c'est que "il faut que de partout ça avance et recule en même temps". La cellule picturale se délimite d'abord ici par cette palpitation. On aura compris que l'acrylique fut indispensable. Medium séchant assez vite pour permettre de distinguer les couches sans exclure leurs compénétrations et croisements. Pour un nouvel accent sur les ultrastructures.

Une comparaison musicale est ici éclairante. Assurément, la musique de Bach est presque l'opposé de l'Evolution buissonnante dont parlent nos biologistes ; ce qui importait au musicien contemporain de Leibniz, c'était de sortir le Multiple de l'Un tout en sauvant l'Un, en une réalisation suprême, par le son, de l'éternité monothéiste occidentale. Cependant, plusieurs des contrepoints de Bach, comme le huitième de l'Art de la Fugue, réalisent une progression par poignées sonores, faites d'une suite de notes ramassées en accord plus horizontaux que verticaux, poignées dont la fin de l'une est déjà le commencement de l'autre en des sortes de courbures harmoniques, de chantournements modaux, créant ainsi une harmonie mélodique, par opposition à la "mélodie accompagnée" de Mozart. Or, ces poignées sonores (Scherring prenait son pouls avant d'attaquer la Grande Chaconne) éclairent quelque chose des poignées visuelles en courbure qui font la pulsation des cellules picturales des Chemins des Ecritures. Significativement, dans les années 1960, les jazzmen du Festival de Newport jouaient du Bach entre leurs propres improvisations.

4. Le paysage cérébral en mouvement

Depuis 1960, Hubel a découvert, pour sa stupéfaction, nous dit-il, que les couleurs, les formes, les mouvements des objets de notre vision sont charriés par des voies nerveuses distinctes et nulle part totalisées. D'autres ont observé les sélections, accentuations, redistributions que réalisent nos relais nerveux visuels : ganglions, thalamus, aires cérébrales. En 1982, Vision de David Marr proposa un premier programme computationnel des étapes par lesquelles un donné rétinien, d'abord brouillé, incomplet ou trop complet, devait passer pour donner enfin un "perçu" à trois dimensions, après une étape qu'il disait être à 2.5 dimensions.

Ceci concerne le peintre éternel, dont, depuis les Cavernes, la vision remonte à ces moments de l'objet où celui-ci n'est pas encore pleinement défini, mais encore en construction cérébrale. On peut même supposer que tout peintre majeur est quelqu'un chez qui les étapes computationnelles de Marr ont des particularités, par exemple d'être plus lentes ou plus rapides, plus hésitantes, plus accentuées, en tout cas plus exploratrices et explorables que chez le commun des mortels. Cependant, pour l'Occident rationnel, pareilles étapes étaient censées préalables, et on les estompait ou gommait plus ou moins dans le résultat final. Ou alors on les maintenait, mais dans des états quand même stabilisés par des contours négateurs de perspective chez Joan Miro, par les modulations de la luminance chez Cézanne.

Or, dans les Chemins des écritures, il s'agit, autant que possible, de rester à se mouvoir parmi ces étapes perceptives préliminaires, dans la mesure même où est visée la génération (autogénération) comme telle, avec ses ultrastructures sous-jacentes aux structures et textures. Le paysage neuronique fait partie du thème pictural, au même titre que le paysage des vivants. Le tableau est alors doublement génétique : dans le perçu, à savoir les formations vivantes ; et dans la perception, à savoir les réticulations neuroniques. Avec, des deux côtés, la même importance des réaiguillages quantiques. Ainsi la notion d'interface est partout, dans la mesure où il n'y a pas de fracture ontologique et épistémologique entre le perçu et le percevant, comme il y en avait une dans le dualisme matière/esprit. Ils ont tous deux les mêmes mœurs, travaillant par déclenchements, par "équilibres ponctués" (S.J.Gould). Appelant des lectures par graphes, plutôt que par géométries, comme l'art traditionnel occidental, ou pulsations, comme l'art traditionnel non occidental.

5. De la contemplation à l'effervescence perceptive et herméneutique

Reste à situer cette expérience dans celle de l'art en général. Homo, qui est un organisme physique, physiologique, technique, sémiotique à la fois, est soumis, d'instant en instant, à des stimuli très divers et hétérogènes, qui forment autant de bassins d'attraction qui déclenchent entre eux des effets de champ. Technicien et sémioticien, il éprouve en propre des effets de champ logico-sémiotiques, tandis qu'il partage des effets de champ perceptivo-moteurs fixateurs, cinématiques, dynamiques, "excités" (René Thom) avec d'autres animaux.

Mais, par opposition aux autres animaux, qui n'ont que faire des effets de champ "excités", lesquels troubleraient leurs actions, Homo se plaît à les thématiser dans le rythme, parce qu'ils sont alors l'occasion de neutraliser quelque temps les fonctionnements en général, et de dégager ainsi la présence (l'apparition, l'apparitionnalité, l'autotranslucidité) dont certains fonctionnements sont accompagnés. Tel est le rôle de l'ivresse des boissons et des drogues, des danses comme celle des fakirs, de la caresse orgastique et des expériences paraorgastiques, de certaines prières hypnotiques, et principalement des œuvres d'art, poèmes, danses, musiques, architectures, sculptures, peintures. Assoiffé de présence pure, Homo est volontiers rythmique jusqu'à l'extase. L'animal n'est pas rythmique, même le singe qui se balance, et qui s'abandonne seulement à une réaction de Baldwin (perception >> mouvement >> perception).

Or, dans l'art, les anciens cherchaient surtout à être contemplatifs, à tenir beaucoup de choses ensemble, comme à la vue ou au parcours unificateur d'un temple (contemplare, templum, cum). En Occident, il s'agissait d'aller des parties à des tous, avec l'espérance d'un repos consenti, d'une "acquiescence" spinozienne dans le Tout des tous. Ce fut le cas jusqu'à Renoir et Cézanne, et même Mondrian. Le percevant se tenait devant l'œuvre, la dominant, l'intégrant. Or, le regard qui rencontre les Chemins des écritures n'est plus devant quoi que ce soit. Il est parmi, physiquement et cérébralement. Activité parmi des activités. Il ne cherche pas, comme Vinci, à atteindre le regard embrassant de Dieu, mais à s'identifier autant que possible avec l'Univers dont il est un état-moment.

La contemplation a fait place à l'effervescence mentale, ou plus exactement neuronique. Introduisant une autre forme de sacré. Le sacré ancien, exemplariste, tenait à la stabilité et à l'éblouissement de l'Eternel, du Prévu. Celui-ci, mis à part les invariants mécaniques et hydrodynamiques, répond à d'infinies "singularités", à "l'inépuisable altérité", au "une fois jamais plus", à "l'explicable seulement après coup". Rassemblant des états métastables, travaillé de ses ultrastructures, de ses reflux de (re)séquenciations, de ses graphes secrets, de ses interfaces du percevant et du perçu, un Chemin des écritures est l'activateur cérébral le plus intense et le plus "Universel" qu'on puisse concevoir.

Micheline Lo en était bien consciente, et on lit sur une feuille volante : "Chemins des écritures : signes multiples en interactions lancés dans l'espace-temps : cultures diverses, signes de toutes catégories emmagasinées en ordre ou désordre, embarqués non pas dans la Nef des fous, mais dans un voyage à travers l'Univers où peut-être ils seront déchiffrés et reconditionnés sous une nouvelle logique, dont nous n'avons pas le pressentiment."

Chapitre 7 – Les épanouissements des Chemins des écritures

Un peintre dont le sujet d'œuvre a débouché sur un phénomène aussi fondamental que les paradigmes des formations vivantes ne devait plus le quitter. Cependant, ce qui suivit Les Chemins des écritures ne fut pas de simples "Variations", ni même des "Développements", mais plutôt des "Transformations", au sens du dernier Beethoven, celui des 33 Transformationen sur un motif de Diabelli.

1997 : L'astronome (six toiles)

Avant même les formations vivantes, il y a les étoiles et les galaxies. Un cosmogoniste contemporain devait encore, serait-ce un moment, tenter de saisir cette origine des origines qu'est le ciel. Non pour lire des histoires de dieux, comme les Anciens mythologues et astrologues. Ni non plus pour y savourer cette harmonie qui, aux yeux de Kant, confirmait la connivence entre le Monde et l'Esprit. Mais pour s'effrayer assez des préformations d'avant toute formation.

Car nous croyons savoir qu'au départ de notre Univers il y eut non pas des formes, ni même des atomes, mais de l'Energie encore non qualifiée. Depuis 2000, on se demande même (Rees, Weinberg, 2000) si notre Univers ne serait pas seulement une solution particulière d'un Multivers, par exemple quant à la vitesse de la lumière, à la charge de l'électron, etc., lesquels cesseraient du même coup d'être à proprement parler des constantes universelles.

Un cosmogoniste peut-il faire écho à ces moments si loin de nos corps, même si nous savons, depuis 1963, que ceux-ci se meuvent dans un rayonnement isotropique à 2.7° K, fossile du big bang? Au vrai, en tant que maître des effets de champ perceptivo-moteurs et logico-sémiotiques, tout peintre a une familiarité avec les héros de la tragédie cosmique d'aujourd'hui, qui se nomment Interactions, Collisions, Fusions, Fissions, Ejections, Annihilations, Dilatation, Expansion, Entropie générale et Néguentropies partielles, états proches et éloignés de l'Equilibre, sans oublier ces Singularités entendues comme "les points de l'espace-temps où la courbure de l'espace-temps devient infinie" (Hawking).

Il n'est donc pas muet devant le silence éternel de ces espaces infinis qui effrayait Pascal. A condition que son paysage cérébral percevant importe davantage que son paysage perçu. En sorte que le titre de tableaux sur ce thème ne pouvait être le Ciel. Ni même l'Astronomie. Mais seulement et exactement L'Astronome. Chaque tableau proposant des proto-perceptions, un peu celles à "2.5 dimensions" dont David Marr nous a parlé plus haut. Et dans le souvenir de Malevitch, chez qui les vitesses devenaient immobiles à force d'être rapides.

1998 : Les traités de paix ( neuf toiles)

D'autre, part, on ne touche pas à l'Autogénération des vivants, puis à celle de l'Univers, sans s'apercevoir que tout engendrement suppose le Conflit, cette Guerre dont Héraclite faisait "le père de toutes choses". Ni sans se rappeler que les conflits se règlent par des compromis transitoires, qui sont les moments métastables (Simondon) de l'Evolution compatibilisante des roches, des plantes, des animaux, des outils, des signes. Bref, au commencement des commencements sont le Conflit et le Pacte. Les Traités de paix furent sans doute les productions les plus libres de Micheline Lo, n'ayant plus à s'embarrasser d'aucune circonstance particulière. Se prêtant alors aux purs contrastes, unifications, numérations, topologies, c'est-à-dire au plaisir de peindre presque sans programme aucun, en un acquiescement au mouvement basal des choses.

C'est vrai que, profondément affectée par les malheurs de la Palestine, elle entreprit encore une dizaine de Traités de Guerre. Mais pour finir ils furent détruits. Soit que le thème n'ait pas convenu à un peintre des générations. Soit qu'il ait été trop étroitement historique pour se prêter à des intentions cosmogoniques. Soit que les Traités de paix aient été déjà assez compréhensifs du Conflit pour avoir d'avance comporté, à côté du Pacte, les mouvements essentiels des Traités de guerre, ainsi privés de matière propre.

1998-1999 : Le bestiaire (quarante-et-une toiles)

Un Bestiaire contemporain n'est pas un Atlas de zoologie, mais un recueil de figures d'animaux à l'occasion duquel l'auteur et le spectateur se sont posé les questions suivantes :

(a) Selon quelles topologies, quelle mécanique et quelle hydrodynamique, des formations vivantes peuvent, au sein d'un environnement, faire croître des anatomies et des physiologies qui aient une stabilité suffisante pour constituer des espèces relativement viables, reconnaissables, reproductibles.

(b) Chaque formation d'espèce est une façon de distribuer pratiquement une portion d'un Monde-autour, d'un Umwelt (von Uexkuhl). Chez les vivants cérébrés, cette distribution s'accompagne d'une perception. Comment la Baleine et le Jaguar perçoivent-ils leur monde-autour, leur Umwelt ?

(c) Nous-mêmes, avec nos anatomies et nos cerveaux, sommes-nous capables de participer à des anatomies et cérébralités autres ? Jusqu'où communiquons-nous avec un Singe arboricole tête en bas ? Le peintre allemand Bazelitz a montré des tableaux retournés, ce qui propose aux primates redressés que nous sommes, un spectacle renversé. Mais le singe arboricole, pour lequel la station tête en bas est naturelle, n'est pas renversé, et il retourne son spectateur, dont il relativise la station debout comme système de référence. Le Bestiaire ouvre ainsi sur des logiques polytopiques (Bourn, Lavendhomme), à des spectateurs prévenus par les Chemins des Ecritures que les perceptions sont partiellement à n dimensions.

(d) Plus anthropogéniquement, qu'est-ce alors que les Mondes-autour (Umwelt) qui ne sont pas construits par l'angularisation, l'orthogonalisation, la transversalisation, la référentialité, l'holosomie d'Homo, lequel pour autant habite un Welt tout court, c'est-à-dire un Umwelt à la fois clos et ouvert par un horizon ? Ainsi chaque pièce du Bestiaire déclare le contraste entre la conscience animale et la conscience humaine, selon la VIIIe des Duineser Elegie de Rilke : "S'il y avait une conscience du genre de la nôtre dans le sûr animal qui vient à notre rencontre / en sens opposé – il nous retournerait / selon son allée. Mais son être est pour lui / infini, non lié, et sans regard / sur soi, pur, comme son regard en dehors. / Et, où nous voyons l'avenir, là il voit Tout / et soi dans Tout et sauvé pour toujours ?"

(e) A ce compte, comment mieux saisir quelque chose du rapport entre deux types de conscience, sinon dans les interfaces entre un "milieu intérieur" et un "milieu extérieur" ? Donc, picturalement, dans un contour, un profil, une découpe qui, pour chaque espèce animale, ferait pressentir l'ensemble de ses interfaces ? Et cela grâce à un dessin-écriture-peinture qui montrerait cosmogoniquement chaque espèce. En proposant des os (structures) qui aient l'éclat d'une peau (texture), des peaux qui aient l'organisation d'ossature, au point d'évoquer, en deçà des deux, l'influence d'ultrastructures, avec leurs contraintes topologiques configuratrices.

Etonnement et admiration devant les singularités existentielles des espèces animales, le Bestiaire de Micheline Lo, une collection d'interfaces objectives activant nos interfaces subjectives, produit une effervescence cérébrale moins générale, c'est vrai, que Les Chemins des écritures, mais peut-être plus intimement mutationnelle.

1999 : Musiqa (dix toiles)

Parmi les musiques traditionnelles, la musique arabe annonce bien la musique contemporaine des formations vivantes. La séquence y est ostensible, étant donné son échelle restreinte. Elle est très reséquentiatrice, par impatience ou par rencontre, jusqu'à de régulières stridences paraorgastiques, enfantant non seulement des variations, mais des transformations (jusqu'à trente en une soirée chez Oum Kalsoum). Là aussi les analogies naissent des réaiguillages de la digitalité (qu'affectionnent les peuples nomades, a-t-on soutenu). Et la phrase musicale n'est pas d'abord un propos général qui engendrerait des parties, mais bien des événements aléatoires, des hasards au sens rigoureux, où les buts, s'ils surgissent, sont transitoires. Du reste, cette musique dispose d'une notation musicale avec des points, des traits et des ligatures, qui sont une bonne fortune pour un peintre des Chemins des écritures.

Pourtant ce ne sont pas ces immanences qui furent recherchées cette fois, mais justement ces instants où, à l'occasion de structures et de textures encore palpables, les ultrastructures de la stridence retournent l'immanence en transcendance, la saltana provoquant le tarab, cette pure intensité du cri où tout ce qui est posé est aussitôt défait. Picturalement, seul le vert-jaune, centre optique préalable à la rhétorique des complémentarités des couleurs, peut porter pareille extase ; il est la couleur de l'Islam, religion de la transcendance non médiatisable, et fut ostracisé par Mondrian. Alors, le vert-jaune aurait dû remplir presque à lui seul la toile ? Mais justement, ce que la musique arabe nous apprend aussi, c'est que la transcendance ne peut être visée que par le renversement d'immanences. Ici, le rose et le bleu pour la couleur. Et quelques ligatures pour le trait.

Cette suite est l'occasion de signaler le rapport habituel de Micheline Lo à la musique. Elle jouait à vue la musique classique, mais rarement, sauf Scarlatti. Elle n'écouta jamais d'enregistrements en peignant, mais elle lisait presque toujours sur un fond de musique de type séquentiel, comme les Chansons à penser africaines, ou le country de Lightning. Elle affectionnait l'écoute en boucle. Ses improvisations au piano avaient quelque chose de l'expérimentation neuronique de Flexte.

1999-2000 : Les Caméléons (seize tableaux)

Autant Musiqa est l'au-delà de toute peinture, autant les Caméléons sont l'objet naturel de cette peinture-ci. Ils sont la transformation, la (re)séquenciation, les ultrastructures, la rencontre d'un milieu extérieur et d'un milieu intérieur, les interfaces dedans/dehors comme points focaux de l'individuation, la confusion entre perçu et percevant, la perception non du dehors, comme simple découpe, mais du dedans. Le spectateur contemplateur qui voudrait continuer de rester devant l'œuvre, est d'avance dedans, polytopique. Les familiers de l'œuvre ont souvent dit que, s'il fallait résumer cette peinture en une image, c'est un Caméléon qu'on pourrait retenir.

2000 : Les Mains (dix tableaux)

Certains cosmologistes, comme Lachièze-Rey, aiment à dire qu'en fin de compte ils doivent pouvoir s'expliquer par les seuls mouvements des mains. A fortiori, les cosmogonistes. C'est sans doute ce qui explique le nombre de mains imprégnées sur les roches peintes par Homo il y a plus de trente mille ans.

Car les mains résument au mieux le geste technique et artistique du primate angularisant, orthogonalisant, transversalisant, échangeur. Elles sont percevantes et perçues, sujets et objets. Sources d'analogie en tant que paumes modeleuses, lisseuses, planantes, et sources de digitalité en tant que doigts, ce premier boulier compteur. Panoplie d'index (Zeigefinger) désignant par contact ou à distance aussi bien la proie à manger (ici, maintenant) que le pouvoir et la justice à contempler (ailleurs, un jour).

Les Mains de Micheline Lo auront été celles, peignantes-écrivantes, des Chemins des écritures. Plus abstraites que concrètes, et plus distanciantes que rapprochantes. Pour lesquelles la digitalité fomente l'analogie plus souvent que l'inverse. Et où l'impatience de l'organe crée le but plus qu'il ne lui obéit.

2001 : Les migrations (six tableaux)

Nous avons assez vu que, dans cette démarche, le cadre est une digue de reflux, d'où les (re)séquenciations reviennent sur la surface entière en superpositions. Or, à ce compte, quelque chose échappe dans les formations vivantes, à savoir ce mouvement par lequel une génération le cède à une suivante qui la chasse, comme elle a chassé la précédente. En sorte que le vivant n'est jamais qu'un relais dans des suites une-fois-jamais-plus.

Il fallait donc, serait-ce dans quelques toiles, faire du cadre un relais signalant autant ses au-delà que ses en-dedans. Ce qu'un cadre ne saurait indiquer de lui-même, et qui suppose que les événements qu'il contient se présentent comme des Migrations. Il s'agirait donc bien toujours de formations vivantes, mais cette fois caractérisées par leur disponibilité à leur effacement. En effervescence de disparition, plus que de fécondité. Dans une option picturale qui fait fort penser à celle des Mains désignatrices, toujours ailleurs que là où elles sont.

Il n'est pas impossible que ce thème ait été favorisé par des circonstances biographiques. En octobre 2000, un cancer du sein, qui depuis sept ans n'avait supposé que des traitements légers, allait exiger une chimiothérapie mensuelle, puis hebdomadaire. La fin de l'existence n'était plus une échéance vague et commune. Toute individuation devenait une boucle temporaire parmi des migrations beaucoup plus vastes.

2001 : Quetzalcoatl (dix toiles)

Le dieu mexicain Quetzalcoatl convenait éminemment à ce dernier état d'esprit. Son nom et ses images disent la rencontre du Serpent et de l'Aigle s'embrassant, mais aussi s'entre-dévorant au moins potentiellement, sous le regard de la Chouette effraie, ces yeux du Destin sans sourcillement. Bénéfique et cruel, Quetzalcoatl totalise le divin, le sang épais, le "quik" du Popol Vuh, qui circule entre le supérieur, le terrestre et le souterrain. Confondant le regardeur et le regardé dans la même extase orgastique des sacrifices maya et aztèques.

Quetzalcoatl était d'autant plus disponible pour cette peinture que sa figure, étant amérindienne, est écrite et écrivante. Séquenciée de carrés, de losanges, d'anneaux, de plumes, ponctuée de couleurs tropicales pulsatoires, elle fait palpiter les formes et les fonds, pour que "ça avance et que ça recule en même temps.". Elle hésite, plus que celle de tout dieu occidental, entre l'analogique et le digital, et rassemble la (re)séquenciation comme polymérisation générale des rochers, des arbres, des animaux, des hommes, des dieux. Où tout but, à mesure qu'il émerge, a déjà disparu dans la jungle des moyens. Où chaque tête, animale ou humaine, est encore encastrée dans la tête de l'ancêtre et déjà encastrant celle de l'enfant, à la façon Olmèque, ou encore confondant le devant de son face-à-face avec celui du face-à-face d'autrui, depuis Chavin de Huantar. Où la peau a les qualités de l'os, et l'os celle de la peau. Comme dans le Bestiaire.

2001 : Les esprits du vin (six rouges, six blancs)

L'adieu définitif approchait, et le vin avec ses esprits se prête à l'adieu. Moyennant des centaines de composants chimiques, son mûrissement ostensible, son croisement palpable des quatre éléments d'Empédocle : Terre (du terroir), Eau (du liquide), Air (de l'oxygène), Feu (de l'alcool), le vin est une cosmogonie populaire, mêlant le physique, le technique et le symbolique. L'occasion quotidienne d'activer, de noyer, d'entre-apercevoir le paysage cérébral. Depuis Flexte, le peintre des chemins des écritures avait fusionné l'image de la liqueur et les discours tenus à son propos. Une ultime manière de faire se déclencher l'un par l'autre l'analogique et le digital. Et surtout de tisser la conscience et l'inconscience. A quelqu'un qui trouvait le projet excitant mais impossible, elle répondit : "Je ne peins que si c'est impossible".

Ainsi furent produits, dans un automne de vendanges, à proximité de la Route des Vins, qui relie en Provence Nyons, sa ville, et Orange, douze Esprits du vin, six "rouges" et six "blancs". Parmi les innombrables qualifications des vins, celles qui furent retenues font presque croire à quelque autoportrait. Pour les rouges : fruité, café, cassis, cacao, jacinthe, girofle, cannelle, pruneaux, iris, figue, banane, violette, prunes, pêche, tilleul, tendre, consistant, charpenté, corsé, vigoureux, généreux, de caractère, mûri, séduisant, racé, consistant, résiné. Pour les blancs : floral, vanille, un peu miellé, épices, curry, amande, pommes vertes, aromatique, exotique, intime, vif, frais, croquant, vivacité, primesautier, un peu acide, tempéré, rehaussé, nuance moelleuse, charme, parfum, jeunesse.


Abordant les artistes, Micheline Lo a toujours tellement insisté sur le rôle des systèmes nerveux dans leur création qu'on ne peut parler d'elle sans quelques mots sur sa complexion. Ce fut une gauchère culturellement droitière, ce qui, croit-on maintenant, favorise parfois des perceptions intenses de dimensions cachées de l'espace, et peut-être de l'espace-temps. Témoin Léonard de Vinci, comme beaucoup de sculpteurs.

Nos systèmes perceptifs connaissent deux régimes. Dans l'un, les objets de l'environnement sont saisis en une définition moyenne, avec des effets de champ tempérés, ce qui permet de les saisir sans à coup, comme des ensembles. Dans l'autre, les perceptions sont fixatrices fixées, c'est-à-dire que les objets sont perçus avec un ressaut tel de leurs effets de champ qu'ils fonctionnent à la fois comme regardés et regardants. Le héros du Voyeur de Robbe-Grillet en est un exemple parfait, pour qui la vue de la jeune fille sur la balustrade et celle d'une corde croisée sur le sol font qu'elle est déjà étranglée. Micheline Lo combina étrangement les deux régimes perceptifs. Vivant presque toujours dans la perception balancée la plus raisonnable, la plus objectivante et véridique, sans détour. Mais traversée par moments par des perceptions exogènes, foudroyantes, bouleversantes. Dans les deux cas, sans détour, en toute évidence.

Sa peinture a sans doute requis ce mélange d'objectivité et de violence, toutes deux presque absolues. Croisement qui, dans la vie courante, la dispensait de toute délibération, et faisait ses décisions pertinentes immédiates. Et qui, quand elle entrait dans son atelier, combinait la détente et la concentration extrêmes, le possible et l'impossible.

Cela ne suffit pas à expliquer l'immensité des "figures" de Salammbô, des bandits de Genet, des conquistadors de Terra Nostra, des hommes nés Cordillère et Amazone de Cien años de soledad. Ni les densités génératrices des Chemins des Ecritures et du Bestiaire. Et moins encore L'Astronome, qu'on mit à la tête de son cercueil avant son incinération. Mais peut-être cela aide à comprendre qu'ici non plus rien n'est tombé du ciel.

On s'est parfois demandé pourquoi, dans les tableaux de Micheline Lo, les signatures et les dates étaient si ostensibles, presque ostentatoires. C'est que le cerveau du peintre est de même nature que ce qu'il peint. Il peint des états-moments d'Univers, une fois jamais plus. Chacune de ses actions picturales est donc aussi un état-moment d'Univers une fois jamais plus. Elle est radicalement datée et située. Pour l'humilité et pour l'admiration.


(Micheline Lo a produit elle-même un site: www.micheline-lo.be. Il faut s'y reporter. En effet, ses illustrations ont été non seulement choisies par l'artiste, mais digitalisées par elle. On sait qu'une digitalisation n'est jamais fidèle, c'est un compromis, et au mieux une recomposition. Quand elle est faite par l'artiste on peut espérer que, si ce n'est pas l'image primitive, ce soit du moins une image qui corresponde à son esprit.)

Henri Van Lier, Bruxelles, janvier 2007