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Kikie Crèvecœur, bribes et échappées

"Plus les merveilles du monde extérieur nous deviennent inaccessibles, plus les curiosités se font aiguës. Je suis loin de m'en plaindre, mon orchidée d'aujourd'hui est un songe difforme et plein d'attraits. Elle me parle de poulpe, de sabot, de barbe argentée, de hibou, de sang sec…"
Colette, pour un herbier,1948      
 
Il y a quelques mois, j'avais rendez-vous dans l'atelier de Kikie Crèvecœur pour préparer son exposition et me suis retrouvée plongée au cœur de la forêt. Epinglés sur la totalité des murs, des dizaines et des dizaines de papiers imprimés bruissaient et craquaient de toutes parts au rythme de branches malmenées par le vent. Un monde végétal impétueux, torsadé, coudé semblait être entré par effraction dans la pièce et avoir troué les murs; Bribes et échappées, la dernière série de Kikie, était en gestation. D'une puissance et d'une monumentalité nouvelle, cette œuvre de près d'un mètre cinquante sur cinq mètres de long, donnait soudain un éclairage nouveau au travail de l'artiste et à l'ensemble des gravures qui l'ont précédée. C'est en 1986 que Kikie Crèvecœur démarre réellement sa carrière de graveur. Dès ce moment, elle plonge avec fougue dans l'expérimentation que lui permet ce champ de création et,après avoir réalisé quelques gravures sur bois,elle met au point une nouvelle technique: la fl exogravure;mot barbare auquel elle préfère de loin, et dans l'esprit de modestie et de simplicité qui la caractérise,celui de gravure sur gomme. Il s'agit de ces petites gommes d'écolier blanches et rectangulaires dont elle taille le plat en épargne avant de l'encrer et de l'imprimer. Né par hasard, d'une gomme utilisée comme cachet, ce geste, remontant à la simplicité première de cette technique d'impression en relief, ne la quittera plus ! Durant dix ans, des milliers de gommes sont creusées, imprimées, rehaussées parfois de couleurs dans de multiples sarabandes virevoltantes de scènes narratives.
Ses premières réalisations, très structurées, s'organisent suivant un quadrillage au sein duquel les gommes, légèrement superposées, sont imprimées une à une par pression de la main. Parfois,si dans quelques rares compositions, telles Public devant le fi lm (1986),chaque case correspond à une matrice différente, dès cette époque.

Kikie rythme ses estampes par la reprise de certaines gommes qu'elle imprime plusieurs fois. Ses compositions sont toujours organisées depuis le centre de la planche : leur lecture, qui s'apparente à celle du zapping télévisé, peut ainsi se faire dans tous sens. Bien que l'artiste les considère comme des multiples et en propose des tirages numérotés ne dépassant jamais les vingt exemplaires,chaque impression peut être vue comme un exemplaire unique. En effet, à partir d'un choix déterminé de matrices-gommes, l'artiste modifi e leur assemblage pour chaque tirage.
De même, le type d'encrage, tout comme les rehauts à l'écoline, sont traités, à chaque fois,différemment : sortes de partitions visuelles dans lesquelles Kikie Crèvecœur utilise déjà toutes les ressources propres à l'imprimé pour modifi er et décliner sa narration en autant de "gammes de gommes".

Sa série Thaï Boxing (1986) est particulièrement représentative de cette approche combinatoire où chaque œuvre se conjugue en autant de variations qu'il y a de tirages. Cette démarche sérielle au sein d'un univers narratif va se doubler rapidement d'une structuration essentiellement rythmique, favorisée par les thèmes de prédilection de Kikie Crèvecœur, parmi lesquels la boxe, la danse, la musique se taillent une place de choix : tout y parle de cadences et de mouvement. Au sein de chaque pièce, le regard glisse,voire rebondit, d'un fragment à l'autre. Cet aspect séquentiel et mouvant est renforcé par les multiples raccourcis, angles de vue et effets de zoom adoptés par l'artiste pour chaque séquence de sa planche : les références aux images cinématographiques ne sont pas loin!
C'est avec les pièces de cette période que Kikie Crèvecœur devient lauréate de la première édition du Prix de la gravure de la Communauté française et est pour la première fois présentée aux cimaises du Centre de la Gravure.

À partir de 1989, on assiste à une évolution progressive du répertoire iconographique de Kikie Crèvecœur. Ses choix d'images, proches de pictogrammes, sont désormais déterminés par leur pouvoir à traduire le mouvement et le rythme qui deviennent les sujets principaux de ses compositions. Les images, devenues simples silhouettes, ne sont plus que prétexte à générer des jeux de contrastes, de déambulations et de vibrations nerveuses ou lentes au fil des planches qui se succèdent.
Les rehauts à l'écoline disparaissent au profi t d'aplats monochromes, entaillés de découpes créant le mouvement: ce dernier est lancé depuis les bords de chacune des gommes dans La blatte (1989); il devient vibratoire dans Les mains (1990) ou Les fougères (1990). Les gommes sont par ailleurs imprimées selon des orientations diverses, brisant la rectitude des registres, comme dans Pot au noir (1992). Les structures en damier se disloquent et prennent une liberté nouvelle au sein d'une technique qui, elle, reste identique.

Avec Quelque part, perdu dans la forêt (1991), une nouvelle étape est franchie: elle d'un déploiement monumental dépassant défi nitivement le cadre de la feuille. Cet ensemble composé de seizeplanches juxtaposées forme une œuvre de deux mètres sur deux mètres soixante: elle comprend près de huit mille impressions réalisées à partir d‘une centaine de gommes. La disposition des matrices au sein de chacune des feuilles est volontairement modifi ée de registre en registre pour créer une cadence fondée sur la distribution de zones d'ombres et de lumières: œuvre sérielle, s'il en est, dont le rythme et la structure graphiques se rapprochent des codes-barres de marquage. L'univers de l'artiste se situe désormais aux frontières de l'abstraction. Les années 95-97 voient apparaître la mise en place d'un nouvel univers en même temps que l'adoption d'une autre technique: la gravure sur lino, utilisée initialement en association avec des gommes. Ikokou (1995), La Mi Muse (1997), Tacet (2000), autant de titres pour faire résonner le rythme des musiques qui habitent désormais les estampes de Kikie Crèvecœur. La graphie se fait violente et impulsive dans certaines œuvres, plus silencieuse et mesurée dans d'autres,mais reste toujours animée d'un dynamisme intense. Si les premières linogravures gardent les traces des structures compartimentées propres aux compositions des gommes,très vite le tourbillonnement des traits, que l'on voit déjà surgir dans certaines pièces de la série La Mi Muse, fait éclater le cadre et disparaître les marges. Le langage graphique utilisé, avec ses noirs intenses et chauds, oscille en permanence entre écriture et signe; il semble vouloir capter les fl ux d ‘énergie qui font vibrer le monde.

Dans les suites Tacet (2000) et Onymie (2001), Kikie Crèvecœur continue son explo- ration des forces vitales de l'univers mais en abordant le monde organique et ses bouillonnements cellulaires. Des masses simples et libres, aux aplats chromatiques d'une qualité exceptionnelle, paraissent se mouvoir lentement dans des milieux aquatiques indéfi nis : cellules en expansion ou faune marine? Le bruit s'est fait silence, le rythme, simple pulsion de vie. Ce monde, ramené aux éléments primaires qui le composent, s'accompagne d'une même économie dans la façon dont Kikie élabore ses œuvres. C‘est ainsi que certaines formes de Tacet, découpées dans des linos, sont recyclées et découpées pour produire les pièces de la série Onymie.
À partir de 2004,l'artiste poursuit son cheminement à travers l'intime turbulence de la nature qui nous entoure. Les images qu'elle nous donne à voir semblent zoomées pour mieux plonger au cœur du vivant en perpétuelle métamorphose. Promenade, Elytre, Chantemerle, Boitsfort, chacun de ces cycles fixe la trace fragmentée des éléments organiques ou végétaux observés par Kikie Crèvecœur au cours de ses multiples promenades. Ce travail par séries est devenu une constante dans la démarche de l'artiste depuis 2000; elles se présentent le plus souvent sous la forme de suites – on pourrait, peut-être, parler de planches d‘histoire naturelle – mais peuvent parfois se développer comme des ensembles indissociables. Bribes et échappées, ultime série réalisée par Kikie Crèvecœur, fait partie de ces dernières. Souvenir d'un voyage pédestre, l'artiste tente d'en traduire la vision parcellaire mémorisée au fi l de ses pas. À l'origine, haque planche se voulait l'évocation d'un instant dans son parcours. Kikie fut donc d'abord étonnée, puis émerveillée de découvrir que chacune de ses gravures pouvait être reliée aux autres pour composer une œuvre en 39 fragments: le regard autant que le geste de l'artiste circulaient d'une feuille à l'autre en parfaite osmose avec cette nature tant observée. Cette pièce exempte de tout artifi ce ou calcul, est réduite à un réseau de traits énergiques creusés d'un seul jet dans le lino et imprimé en une seule couleur – le noir. Elle résume à elle seule tout l'art de Kikie Crèvecœur. Elle éclaire également la richesse de son parcours marqué par des préoccupations constantes.

Kikie est avant tout une conteuse. Depuis 1986, elle nous raconte des histoires,nous parle du monde. Dans ses premières œuvres, elle témoigne avec un humour parfois décapant des comportements humains, se penchant sur elle-même à travers certaines planches autobiogra- phiques Son regard laisse ensuite la place à ses qualités d'ouie pour traduire les univers sonores ou musicaux qui l'entourent.
Son œil scrutateur se tourne enfi n vers l'étude de la nature qu'elle aborde à travers une démarche patrimoniale, celle de la mémoire et des traces fugitives à conserver sur le papier. Ce plaisir de la narration se double du plaisir du jeu : Kikie est une joueuse qui garde encore les émerveillements du monde de l'enfance, dont elle a aussi conservé l'outil de l'écolier ! Jeux de dames, jeux de cartes, que l'on rencontre dans ses œuvres de jeunesse, jeu de séries, jeux d'assemblage, qui jalonnent tout son travail. Que l'on soit dans l'infi niment petit ou dans l'infi niment grand, le regard est amené à glisser d'un fragment à l'autre pour déconstruire ou reconstruire chaque pièce, la prolonger, la modifi er et parfois même pour retrouver la paire identique parmi les multiples icônes qui composent chacune de ses œuvres.
Qu'elle traite d'une gravure organisée en damier, d'une série ou d'un déploiement monumen- tal, Kikie Crèvecœur aborde toujours l'imprimé d'une façon sérielle. Bonds et rebonds s'accordent à la fougue et au dynamisme qui se dégagent de la totalité de son parcours. Le chaos s'y structure, la vie y circule dans un perpétuel fl ux et refl ux au fi l de ses planches. Plusieurs facettes de la démarche de Kikie Crèvecœur s'inscrivent dans les enjeux de la création actuelle et plus particulièrement de l'estampe contemporaine.

L'importance que Kikie accorde à l'investigation technique et, à travers elle, à explorer les multiples possibilités de la gomme et du lino participe pleinement de l'approche expérimentale qui caractérise la gravure actuelle. Par ailleurs, Kikie Crèvecœur revendique ouvertement de ne faire appel qu'à des procédés modestes par taille directe, ce qui lui donne la liberté de pouvoir faire œuvre de manière immédiate et spontanée: son atelier tient dans une valise ! E lle fait ainsi partie de ces graveurs ambulants et bien souvent imagiers, tels Hervé di Rosa, inventeur de "l'Art modeste" et Thierry Lenoir, chroniqueur sur bois de nos sociétés daujourd'hui. Cette prédilection de Kikie pour une mise en œuvre minimale s'accompagne d'un attrait pour le recyclage et le combinatoire qui débouchent très naturellement sur des développements sériels, autre caractéristique de la gravure contemporaine, qu'ils se déclinent sur le mode lyrique ou en termes de mouvance construite ou conceptuelle.
Enfi n, la démarche de collecter les traces du monde relie Kikie à bon nombre d'artistes du XXème siècle parmi lesquels on peut citer en exemple Jean Dubuffet avec sa suite lithographique des "Phénomènes" de 1958 où il tentait de capter la mémoire du minéral.
Catherine de Braekeleer, février 2006
 
Centre de la Gravure et de l'Image imprimée de la Communauté française de Belgique
10, rue des Amours, 7100 La Louvière, du 20 janvier au 15 avril 2007
tél: +32 64 27 87 27, www.centredelagravure.be