Les images du monde flottant
Propos sur les oeuvres de Yin Qi
Yin Qi
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Yin Qi

Yin Qi. Ciel, 70 x 50 cm, 2010.

Il y a un temps particulier de la peinture qui n'est pas, n'a jamais été celui de l'immédiateté de l'image. Cette temporalité du regard qu'impose la peinture est peut-être le trait distinctif le plus absolu dans le règne des images. Ce trait, fait écart dans le monde spectaculaire qui est le nôtre.
Approcher en écriture les peintures d'un ami peintre serait tenter de faire surgir cette temporalité à l'oeuvre. Temporalité évoquée par ces doubles et multiples registres métaphoriques, qui traversent l'histoire des images peintes. Des raisins peints de Zeuxis qui trompent les oiseaux à tel point qu'ils tentent de s'en emparer, au paysage peint des légendes chinoises qui racontent l'histoire de cascades qui s'animent dès qu'on les regarde. Les récits racontent humanité et méditations qui traversent montagnes et eaux.

Lorsque j'ai rencontré Yin Qi, nous en étions encore à peaufiner nos outils artistiques. J'ai suivi l'évolution de ce travail, depuis le début des années 90. Témoin donc, de l'oeuvre dans son devenir. Celle-ci se préoccupe du monde et de l'évolution de l'art.
Je suis toujours surpris par ce qui arrive dans le parcours d'un artiste, car les oeuvres naissent d'une conjoncture particulière. Quel que soit le protocole de réalisation, ce qui fait toujours sens c'est l'émergence, le surgissement, la montée en puissance, puis au final, ce qui est là devant nous et qui nous arrête suffisamment pour y poser un regard qui engage notre attention.

Ce sont des peintures souvent de grands formats. La matière irise la lumière, une certaine onctuosité moqueuse sur-signifiante en révèle la présence. Elles ont les couleurs noires et blanches comme dominantes, ce que l'on dit d'une grisaille, d'une encre, d'un lavis. Si chaque couleur contient toutes les couleurs du monde, il est certain que la combinaison du noir et du blanc ouvre à l'infini des combinaisons.

Dans un sens premier, la peinture exhibe sa propre matérialité. Ce moment très particulier que certains ont jugé comme réductionniste a été une étape nécessaire du modernisme. Sous-tendu, on le sait, par la question de la représentation et de sa fin annoncée. L'art s'est construit alors, dans l'affirmation de sa différence, dans son autodéfinition, dans l'exploration de la puissance plastique générée par l’infime variation de surface, par l’étendue, par le potentiel expressif de la gestualité. Et dans les peintures de Yin qi, cette histoire remonte à la surface. Cette oeuvre cultive le jardin transversal d'une connaissance en mouvement. C'est souvent à cela que l'on reconnaît la profondeur d'une oeuvre. La rupture ne peut s'installer que sur l'existant, l'avant-garde n'a de pertinence, que dans la puissance des forces mémorielles qui la traversent.
Me voilà à parler de peinture, moi qui pensais en avoir fini avec cet art particulier que Rodchenko déclara mort en 1923 avec ces trois monochromes.
Que s'est-il passé ?
Rien ne s'est déroulé comme prévu. Les murs sont tombés. L'obsolescence avérée d'un monde intenable s'est écroulée comme une idole dont on a perdu le sens de la vénération; jetée à terre.

Revenons aux ouvrages.

Les deux oeuvres titrées "ciel" présentent des caractéristiques communes. Au premier regard une étendue de peinture tirée horizontalement. Une infinie variété de nuances du noir au blanc pour l'une, des bleus, noirs, gris orangés pour l'autre. Un espace pictural profond et sombre. Comme un paysage de nuit, sans forme, un morceau de ciel. A la surface de petites touches de peinture blanche verticale déposée sur un même plan. Le procédé employé vient creuser l'espace du tableau, nous mettre face à une vue infinie et indistincte. L'espace même de la peinture comme paysage.

Si l'on s'attarde sur une oeuvre comme Banana et le ciel, que voit on ?
Une surface abstraite parsemée d'accidents de peinture, puis, presque anecdotique, semblant surgir de ce fond pictural, l'image d'une banane. Le décalage troublant entre l'autorité abstraite du fond et la trivialité du fruit représenté est emblématique de l'oeuvre. L'apparition des figures semble générée depuis les couches profondes de la surface picturale. Ce que fixe l'art de la nature-morte c'est l’impermanence des objets, la vanité du monde et de la peinture elle- même. Le choix délibéré et récurrent de la trivialité d'une banane par exemple, en complément d'une abstraction consciente de ses limites, conduit le visiteur à s'interroger sur la nature de ces apparitions figuratives.

"Papier Toilette", soit, un rouleau de papier toilette considérablement agrandi et semblant surgir d'un fond proche de Pierre Soulages. L'objet, prend un caractère mystérieux, unique. Il semble surgir d'un monde et nous ouvrir sur un autre espace. Un monde où les objets ne sont plus figés dans leur instantanéité mais plutôt pris dans un mouvement de dislocation imminente. Cette approche magistrale entre fond-figure et dislocation-évanouissement n'est pas sans rappeler les oeuvres de Francis Bacon.

Les trois peintures Sofa and tree n° 1, Sofa and Tree n° 2, Sofa, ibook, Tree", présentent des banquettes blanches installées sur le bord d'un espace bleu, un peu comme une étendue d’eau. Les surfaces font clairement apparaître la présence de modelés picturaux engendrés par des outils spécifiques fabriqués par le peintre : raclettes grattoir (il y a toute une collection). La lumière du dehors éclaire frontalement l'objet tandis que le haut du tableau se dissout vers le noir. Dans le tableau Sofa and tree n° 1 on devine clairement une ligne d'horizon. Des sofas occupent le centre du tableau accompagnés d'objets contemporains ou de racines naturelles, de jardins miniatures. Dans l'oeuvre de Yin Qi cette confrontation signifiante, entre des objets appartenant à différents registres culturels, est toujours stabilisée par la composition générale du tableau. Peu importe qu'il s'agisse de référence à la peinture chinoise ancienne ou d'un ordinateur. La peinture emporte tout, elle anime l'existence du plus triste et pauvre objet, qu'il soit de technique ou de nature.

La singularité de cette oeuvre est très sensible dans les tableaux polyptyques de grand format (ils sont d’un grand format). Un espace blanc fermé sert de scène à des objets, ils sont comme les acteurs d'une pièce de théâtre étrange. L'espace évoque un atelier d'artiste ou à un espace d'exposition, un "white cube". La lumière vient du plafond, le sol se dérobe. La perspective exagérée et déformée vient renforcer l'étrangeté de la scène.

"Rideau". Racine, fleur de magnolia, projetée en premier plan, rideau sorti d'un catalogue de design contemporain barrant le fond du tableau. Les objets représentés appartiennent à des blocs d'histoires différentes. Si l'on peut aisément raccrocher les racines et troncs tortueux à l'histoire classique de la peinture chinoise, les représentations d'objets design se rapportent à une histoire du modernisme. La présence énigmatique et improbable de ces objets ainsi réunis est significative de l’écartèlement des mondes, ceux de sa propre histoire et ceux du monde présent. Yin Qi met en crise et renvoie dans un jeu incessant entre fond et figure, les champs de la peinture figurative et abstraite. Malgré tout, l'oeuvre tient bon, et ce n'est pas le moindre des enseignements que nous délivre ce travail risqué.

Le grand tableau polyptyque, 1er janvier 2013, est constitué de quatre panneaux.
De gauche à droite les gris se teintent successivement de l'ocre rouge au bleu de Prusse. Une franche rupture de ton accentuée s'opère au centre du tableau. Nous voyons des disjonctions de perspective, un fond rectangulaire tronqué, le bas des murs pincé. La forme blanche ainsi constituée vient répondre au fronton de la maquette d'atelier posé sur ce socle-meuble qui échappe au sol. L'ensemble se présente sous la forme d'un grand fleuve de peinture qui charrie, là une maquette d'atelier, ici un vase, plus loin une racine.
Les ruptures d'échelle, la grande racine et le petit vase par exemple, me font penser à des séquences fulgurantes, comme les images d'un rêve dont il ne resterait que des bribes, rassemblées dans ce tableau. Elles ouvrent sur une chambre de pensée dont le tableau serait le dépositaire.

Hiver 2011 exprime toute la complexité des procédés, chaque geste semble suivre une logique qui lui est propre. Sur le panneau de gauche au pied de la banquette, la matière semble prise de folie, griffée et tournoyant en spaghettis. Une vitalité expressive s'empare des matériaux et représentation. L'atelier du peintre traversé par cette énergie vitale de l'art. Les figures, les modèles vacillent, flottant à la surface d'un monde qui les emporte et les soutient le temps d'une peinture.

Avec Le Magnolia, c'est toute l’histoire de la peinture chinoise qui dérive. Ce grand tableau saisit le spectateur. Une fleur de Magnolia démesuré occupe le deuxième panneau. Avec un sens aigu de composition ce tableau organise l'unité autours de quatres flashs. Comme quatre moment entre conscience et inconscience. Il y a bien dérive des objets, de l'histoire, de nos propres mémoires mais les rivières de peinture continuent de couler.

La présence de motifs séculaires : racines, fleurs, ciel et eau, poissons, de blocs de peinture abstraite et d'objets sortis des boutiques de design contemporain semblent répondre de manière amusée au grand peintre de paysage Jing Hao (fin IXe- début Xe), auteur d'un fameux traité de peinture (Bifa Ji) dont voici un extrait: "Le Merveilleux : c'est la pensée(si) qui parcours le ciel et la terre reconnaissant les dispositions naturelles (Xingquing) de tout ce qui est au monde ; ainsi la forme et le fond (wen li) accordent leurs modes (yi) et toutes choses viennent à la pointe du pinceau."

Les tableaux nous tiennent sur le bord d'une catastrophe à venir. Celle de l'effondrement des objets et de la peinture elle-même. Ils nous saisissent et restent ouverts à de multiples interprétations. En un mot, ils sont ce que devraient être toute bonne oeuvre : inépuisable.
Instruite par la culture classique (montagnes et eaux) et profondément contemporaines, les pièces nous interrogent sur le flux et les dispositions du monde. Par-delà les époques, à la croisée des chemins entre orient et occident, il y a l'invention d'un espace en mutation permanente. Les peintures de Yin Qi en sont le témoin convaincant. Ces oeuvres redessinent un espace transhistorique de l'art sur lequel nous pouvons méditer longtemps.
 
jean-christophe Nourisson
Paris, juin 2015
 
 
Crédits photographiques: Yin Qi
du 18 avril au 17 mai 2015 "Pavillon silencieux" Musée Inside/Out, Beijing, China.
En décembre 2015 Exposition personnelle de Yin Qi, Gallery Soka, Beijing, China

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