L'acte de la déchirure
Victoria Calleja
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Victoria Calleja

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Face au silence de la peinture, cette impuissance intrinsèque quand le tableau ne dira jamais tout, Victoria Calleja considère la toile comme une peau que l'on déchire. Qu'entre apercevoir dans les coulées qui scandent l'espace, les écartèlements ou les trouées embuées qui strient la surface ? La réalité ? Le clair-obscur du songe ?
De "Sommeil double" (2003) aux toutes dernières œuvres monumentales sorties de l'atelier bruxellois, une déchirure extrêmement variable dans sa forme et sa fonction orchestre les dramaturgies mises en place par l'artiste d'origine chilienne.
Voile, buée, contrastes des couleurs et des formes, opposition fragilité-solidité, matière et transparence, s'aventurent vers un mystère, celui qui transperce et fait création. En cette peinture sensuelle et drue, à la fois part de féminité et de masculinité qui se tapit en tout être, des reflets de lumière butent sur la couche picturale sans la transpercer ("Yellow Points", 2007). Une violence affirmée et totalement acceptée irradie cette œuvre complexe, subtilement orientée vers le mystère du vide, que ce soit la réalité ou cet Autre que l'on ne connaîtra jamais.

Solennels comme des statues, des personnages sont saisis dans l'accomplissement d'un acte. Couple enlacé, homme en ligne de fuite, traités avec une extrême attention académique, ces corps singuliers s'inscrivent dans un espace infini où ils acquièrent un concept de beauté hispanique intemporelle. Avec un œil habitué à voir grand et même monumental, son style pictural aborde de face le problème de la lumière et de l'obscur, rehaussant encore cette force sous-jacente. Si puissamment requis en eux-mêmes qu'ils en deviendraient même inquiétants, le visage généralement absent ou dissimulé, des hommes et des femmes semblent rompre tout lien avec eux-mêmes, hors de la coïncidence fictive qui les rassemble, une étrange scène de chasse ou un corps dilué dans l'eau. Chacun est enfermé dans son for intérieur. Le regard ne cherche pas le monde sinon pour laisser émaner un songe secret, jusqu'aux yeux pesants de cet Africain, tournés vers l'intériorité… encore l'Autre ("Regard oblique", 2007).

Dans des zones indépendantes non codifiées, des groupes humains se disloquent ("Saut à Chooz", 2007). Même voilé, chaque corps devient un nouveau pôle d'attraction, porteur d'une vie propre qui écartèle l'attention partagée et désemparée. La juxtaposition des figures incertaines ne se signifie plus que par la reconnaissance d'une épaule ou d'une jambe à travers les déchirures de la matière picturale. Le dispositif scénographique prend une instance bien présente, presque hallucinatoire tant Victoria Calleja multiplie les jeux sur les plans. Hors de la pesanteur, vers le vide ou l'infini, -peut-être le vide de l'infini-, "Saut à Chooz" s'élève comme un chant de solitude fondateur, mélancolie sourde et crispation douloureuse qui libère le centre de la composition.

C'est vers ce centre, ventre palpitant, que l'artiste conjugue actuellement ses désirs. Orange, carmin, rose, turquoise, jaune, avec ce matérialisme instant du rendu et les contrastes jubilatoires d'une palette libre, Victoria Calleja poursuit une quête où éclate le mutisme fracassant de tensions plurielles. Des toiles monumentales où le milieu aquatique dilue les formes aux fragiles aquarelles transparentes et incontrôlables qui fécondent sa recherche actuelle, on se trouve toujours inséré dans un combat, une scène de bataille où l'artiste nous convie au festin de la couleur-lumière.

Des onctueux pastels raclés à la lame de rasoir jusqu'à l'huile qui récemment reprend ses droits et se matérialise en couches épaisses pour devenir figure centrale de la composition, son paysage pictural tend vers la fusion entre celui qui regarde et le geste de l'artiste. Confrontée à cette intuition, ce grand mystère de la création, Victoria Calleja revendique à travers l'histoire de l'art les fascinations qui l'inspirent. Le hiératisme des têtes sumériennes ou olmèques irradient son champ mental tout comme le noir hispanique d'un Picasso qu'elle placera en position d'affrontement avec le subtil et insistant rendu d'un coloriste comme Vélasquez.

Déchirure et mystère, les voici encore revendiqués dans son admiration pour le peintre du Quattrocento, Piero della Francesca. Main délicatement posée sur le ventre pour écarter le tissu de sa robe, la «Madonna del Parto" (la "Vierge de l'Espérance") fait comprendre que là réside le fructum ventris. Dans sa simplicité grandiose et rustique, elle est le tabernacle du corps du Christ. On retrouve ce mystère insaisissable dans les tableaux de Victoria Calleja, cette lumière abstraite et ce silence que diffusent ses personnages massifs charpentés d'une puissance qui est celle de la sculpture.

Cette capacité à capturer l'insaisissable, cette très changeante lumière qui succombe à l'obscur, arrêtée à l'instant où celle-ci se pose sur un corps inscrit dans le diaphane, émane tout autant d'un autre vecteur de création qu'emprunte l'artiste. Si les personnages peints résonnent d'actions secrètes et cachées, la sculpture a fait son entrée dans l'atelier, en 2006. Allumettes, épingles à rideaux, aiguilles de cuivre, vis ou têtes d'épingle créent des noyaux de lumière autour de corps hiératiques, amplifiant masses et volumes taillés dans le polystyrène. Du plan à la tridimensionnalité, l'art de Victoria Calleja ouvre ainsi une voie qui rejoint la peinture par son inspiration. Têtes sacrales, corps transpercés mais habillés d'un halo de lumière, dans un singulier jeu d'émotions d'où elle exclut tout fétichisme ou attaque de la chair, c'est encore la fusion entre celui qui regarde et l'artiste qui sont ici recherchés.

Pourquoi voiler un volume? Pour mieux révéler sa réalité ? Engagement physique dans la sculpture ou travail mental lorsqu'elle peint, Victoria Calleja se forge une identité subtile qui ne cesse de séduire, intriguer ou surprendre. La vision qu'elle nous incite à partager rejoint inlassablement nos imaginaires. Dans la violence des déchirures, chacun propulse ses peurs, ses joies, ses craintes, ses incertitudes, comme dans un miroir sans tain.
En cela, le travail effectué ces dernières années à Bruxelles a libéré peu à peu la toile d'une multitude de signes qui masquaient sa véritable emprise. Au-delà de la référence récurrente au personnage, le spectateur est conduit sans détours vers la question essentielle de la peinture moderne, le miroir.

Les tableaux de Victoria Calleja s'apprécient dans la lenteur et la contemplation. Franchi ce premier masque qu'est l'éclatement de couleurs porté en tension verticale, le spectateur se sentira happé vers un précipice, un accès à l'Autre, inconnu et mystérieux. Coquillages, circuits électroniques, signes cabalistiques, collages ont disparu pour laisser place au séisme pictural. Si l'abyme se refuse à la vue, la projection surgira du fond du tableau où s'écrase un dripping de couleurs chaudes. En champ et contrechamp, chaque tableau produit des univers mystérieux qui s'échappent de l'espace pictural.
Dans son exploration obsessionnelle de la forme et de l'espace, Victoria Calleja interroge inlassablement la position de l'être, le devenir de l'homme. En posant son regard plus loin que nous, que ce soit à travers ce personnage qui nous fait penser à un Bacon ou ces têtes sacrales nimbées d'énergie lumineuse, cette artiste abaisse insensiblement les écrans qui voilent des trames très élaborées.
 
Dominique Legrand
Bruxelles, avril 2009
 
 
Galerie Libre Cours, 100 rue de Stassart, 1050 Bruxelles, mai 2007, www.galerielibrecours.eu
Texte écrit par Dominique Legrand, critique d'art au Soir de Bruxelles en Février 2008

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