Turner
et ses peintres
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Turner

Joseph Mallord William Turner, Ce que vous voudrez !, 1822, huile sur toile,
Williamstown, Massachusetts, États-Unis, Sterling and Francine Clark Institute, Manton collection
© 2009 Sterling & Francine Clark Art institute, all rights reserved

 
 
 
 
 
Magistrale n'est pas un vain mot à propos de l'exposition du Grand Palais, étape parisienne entre la Tate Britain et le Prado. La qualité des œuvres présentées se montre largement à la hauteur de la réputation de Turner et des maîtres qui l'ont inspiré. Certains visiteurs regrettent l'absence totale d'aquarelles ou de quelques tableaux majeurs de l'artiste, mais on n'est point dans la monographie (et encore moins l'hagiographie), désormais de plus en plus concurrencée par le discours comparatif. L'exercice rappelle évidemment Picasso et les maîtres, visible dans les mêmes murs un peu plus d'un an auparavant. Toutefois, là où certains rapprochements entre le cubiste et ses prédécesseurs pouvaient laisser perplexe, chaque œuvre voit ici sa place justifiée quant aux rapports entre le maître anglais et les autres artistes. Le dialogue ne vire jamais à la vacuité ou à la pédanterie, tout interagit, avec des confrontations souvent inédites, et peut-être vouées à ne plus jamais être reproduites dans ces conditions. Un plaisir intellectuel doublé d'une rare occasion de voir réunies à Paris autant de tableaux de Turner, un seul étant conservé en France, sur les cimaises du Louvre.

Turner et ses peintres permet également de (re)découvrir le XIXe siècle anglais, à l’évolution esthétique souvent similaire à celle du continent. Ainsi les années autour de1800 sont-elles à la croisée des mouvances romantique et néoclassique. Turner fait ses premières armes entre l'héritage des ruines fantastiques de Piranèse et le revival nationaliste du gothique, pour aboutir à la synthèse dans L'Intérieur de la cathédrale de Durham. Une autre rencontre de jeunesse, avec les peintres paysagistes du XVIIe siècle, se montre beaucoup plus déterminante. Au moment où les Français, David en tête, entendent rénover la peinture d'histoire avec l'aide de Poussin, les Anglais préfèrent chez cet artiste la méditation arcadienne sur la nature, et vouent un véritable culte à Lorrain_ ou plutôt Claude, tant cet inventeur du paysage classique est familier aux peintres du Royaume-Uni. On peut considérer Énée et la Sibylle, lac d'Averne comme la première composition claudienne de Turner, par le sujet mythologique, les plans successifs très ordonnés, la campagne généreuse et verdoyante, quoique mouillée par les brumes anglaises. Il n'est pas toujours besoin de se tourner vers cette Italie mythique, ou même celle réelle que Turner ne connaît pas encore, pour saisir la poésie de la nature : les ruines, ports et prairies britanniques y suffisent largement. À la fin du XVIIIe siècle, le paysage local a déjà été largement traité sous ses aspects les plus lyriques et pittoresques. Turner y apporte une eurythmie presque musicale, et l'on croirait voir du Friedrich dans Le Château de Harlech, vue du bac de Twgwyn, crépuscule d'été, exposé à la Royal Academy en 1799, comme si un ordre du monde imposait une place harmonieuse à chaque élément.

En 1802, Turner quitte pour la première fois la Grande-Bretagne afin d’entamer un périple européen, les tensions s'étant alors apaisées entre l'empire napoléonien et la couronne britannique. Sa route passe bien sûr par Paris, pour avant tout visiter le Louvre enrichi des prises de guerre révolutionnaires. C'est pour Turner un véritable choc, dont on ressent l’ampleur dans le livret d'esquisses longuement multipliées. La découverte des Saisons, testament artistique de Poussin, invite l’Anglais à un dialogue fructueux. Dans sa propre vision du Déluge en 1805, Turner laisse libre cours à un indéniable penchant romantique. Submergé, l'homme disparaît dans une houle brunâtre, comme le soleil rougeoie avant d'être englouti dans un requiem flamboyant. Les grands nus sur les vagues, musculeux et désespérés, au milieu de draperies au luxe désormais vain, passeraient pour un très beau détail de Delacroix. Toute la toile vibre d'une fureur tragique, analogue à celle que déploie Beethoven dans ses symphonies et mouvements des mêmes années. D’autres tempêtes, mythiques ou presque, suivront. Poussin accompagne l'itinérance en Suisse, où Turner retient pour Château de Saint-Michel, Bonneville, Savoie une forte pénétration en profondeur, dispositif spatial souvent employé à des fins expressives. Toutefois, l'attraction la plus forte en matière de peinture du XVIIe siècle reste celle de Lorrain. L'émulation peut aller jusqu'à retravailler la même composition sur plusieurs décennies. Tel est le cas du Paysage avec Jacob, Laban et ses filles, un des plus vastes panoramas dus à Claude. Dans un premier temps, la transposition se montre assez fidèle : est exposée à la British Institution en 1814 Appulia à la recherche d'Appulus apprend du jeune homme la cause de sa métamorphose, variante dans laquelle la tonalité originale tend à se dégrader en des teintes plus grises. Lors du voyage italien en 1828, une métamorphose s'opère et donne lieu à Palestrina-Composition, rêverie féérique d'un site antique. Désinvolte sans excès, Turner fait subir une rotation au point de vue de Claude, la succession des plans laissant la place à des perspectives fuyantes. Deux grandes diagonales latérales, un pont et une allée où s'ébattent des bergers et leurs moutons. La lumière méditerranéenne a ravivé la palette ; désormais l'eau scintille, le ciel brille. L'Arcadie surgit, à l'ombre de quelque trou de verdure.

Durant ses visites au Louvre, Turner ne s'extasie pas moins devant Titien. Il faut dire que les tableaux du Vénitien en Angleterre restent alors jalousement la propriété d'aristocrates. La rencontre est à l'origine de certains tableaux d'histoire à la réception mitigée. Libre réinterprétation des Madones en plein air du type de La Vierge au lapin, une Sainte Famille exposée à la Royal Academy en 1853 peine à soutenir la comparaison avec le maître de la Renaissance. Bien plus réussie se montre Vénus et Adonis, tutoyant avec bonheur la poésie sensuellement tragique de Titien et Véronèse. Tout y est fondu, l'adieu fugace des amants résonne dans chaque touche, la brièveté de l'exécution s’accorde avec la mélancolie de l'instant. Toujours à Paris, Turner s'aventure au Salon de 1802, occasion de voir l'art contemporain français pour lequel il ne se montre pas très tendre. Ce dédain ne se révèle guère surprenant. Tandis que Turner laisse souvent dominer l’impression, Valenciennes et Bertin peignent leurs paysages néoclassiques avec une froide netteté optique et une très grande rigueur dans l'organisation des plans. Et pourtant, certains commentateurs ont remarqué une proximité ponctuelle de Turner avec l'art français alors en vogue, entre autres dans Mercure et Hersé et sa succession bien visible d'espaces jusqu'à l'horizon, panorama encadré de grands arbres. Somme toute, cette accointance pouvait se prévoir : Turner et ses homologues sur le continent ne puisaient-ils pas aux mêmes sources, Poussin étant une des références immanquables de la peinture française autour de 1800 ?

Dès le XVIIIe siècle, le Siècle d'or flamand et hollandais avait connu un succès immense dans toute l'Europe. Turner s'attaqua à toute la diversité des genres, y compris les plus spécifiques. Exposé à la Royal Academy en 1830, Jessica dérive des jeunes filles à la fenêtre de Rembrandt et son entourage, mais adaptée à la culture anglaise. Ce personnage du Marchand de Venise de Shakespeare apparaît dans toute la richesse de ses atours, que le peintre s'ingénue à évoquer par touches plus ou moins fermes. La figure, néanmoins, trahit quelque maladresse dans le dessin de son anatomie. Une faiblesse pas moins patente dans Maréchal ferrant de campagne discutant le prix du fer et le prix demandé au boucher pour ferrer son poney, transposition moderne des scènes de genre à la Teniers. Turner a du mal à soutenir la confrontation avec les toiles de David Wilkie, un rival plus habitué à ce registre. Turner aurait-il échoué à dépeindre l'anecdote ? Bien au contraire : Ce que vous voudrez !, allusion au sous-titre de La Nuit des rois, transforme une scène de Shakespeare en fête galante. Considéré alors comme un peintre nordique, Watteau était resté fort en vogue en Angleterre, les Français ne le sortant du purgatoire qu’un peu plus tard. Satire sociale dans la lignée de Hogarth, La Facture impayée ou Le Dentiste réprouvant la prodigalité de son fils, exposé à la Royal Academy en 1808, devait faire office de pendant à La Sainte Famille, la nuit ou Le Berceau, alors considérée comme un original de Rembrandt. Diversement apprécié par ses pairs, le maître hollandais resta une référence constante pour Turner. Le Britannique se rappelle peut-être de la gravure connue sous le nom de La Pièce aux cents florins ou de l'accord entre brun et doré des dernières toiles, pour peindre son Pilate se lavant les mains, dont les figures se révèlent toutefois d'une audace très moderne, par ce pathos grimaçant de la Passion qui fait songer à Ensor. Le Moulin, parmi les paysages les plus éloquents de Rembrandt, fut parfois repris quasiment à l'identique, et aussi de façon plus suggestive. Audacieux tableau de jeunesse, Four à chaux à Coalbrookdale, dans la nuit lourde à peine éclairée, se fait l'écho des débuts de la révolution industrielle, qui peut apparemment devenir un objet artistique pour Turner. Les affinités entre les Pays-Bas du XVIIe siècle et l'Angleterre de 1800 se remarquent encore dans les paysages ruraux peuplés de vaches. Le regard sur Albert Cuyp inspire indéniablement Abingdon, plongé dans les vapeurs matinales au bord du fleuve, tel un voile de magie enveloppant la banalité. En guise d'hommage à ces paysagistes, Turner invente Port Ruysdael, frêle jetée battue par une mer déchaînée, vert de gris, style rappelant aussi explicitement que le titre les marines agitées de Jacob.

Ce type de fantaisie vaut aussi pour les peintres italiens, mis en scène dans des situations plutôt incroyables. Exposé à la Royal Academy en 1820, Rome depuis le Vatican. Raphaël, accompagné de la Fornarina, prépare ses peintures pour la décoration des Loges appartient à la même veine que les tableaux d'Ingres dédié au « dieu » de la peinture classique. Ici, cependant, l'enjeu reste moins la relation amoureuse que la création artistique : Turner adopte un format monumental en largeur, prompt à montrer une belle vue étendue du Vatican, volontiers anachronique. Près de La Vierge à la chaise, effectivement de Raphaël, se trouve un paysage proche de Claude, qui surplombe la colonnade de Bernin...L'invraisemblance n'est pas moindre dans Le Pont des soupirs, le Palais des Doges et la Douane, Venise : Canaletto peignant, célébration du vedutiste adulé en son temps par les Anglais, au point de faire de plusieurs séjours à Londres. Le peintre du XVIIIe siècle a planté son chevalet devant le motif, tel un impressionniste ! Dans le même temps, la toile entend clairement rivaliser avec Canaletto par la précision du tracé des architectures, vue agrémentée d'une magie de l'atmosphère, due à l'émerveillement d'un Anglais découvrant la Cité des Doges.

Cette vibration sensible, Turner la formule à plusieurs reprises dans des compositions grandioses, traversées par le sublime. Cette notion avait fait l'objet d'un célèbre ouvrage publié par le philosophe irlandais Burke en 1757_ mélange de peur et de fascination qui puise à deux grands pôles de la culture du XVIIIe siècle, à savoir l'expression entière et sincère du sentiment, et la vénération craintive des forces de la nature. Tributaire de cet esprit, Turner accorde parfaitement son style avec ses sensations, et fait preuve d’une majesté visuelle que peu de ses collègues peuvent atteindre. Face aux allégories mystiques assez grandiloquentes de Francis Danby, L'Ange debout dans le soleil s'impose par sa terrible radiance, confondant l'astre et l'envoyé du ciel. Alors que Loutherbourg inclut de petits personnages dans une catastrophe soigneusement brossée, Avalanche dans les Grisons se concentre sur le seul chaos des éléments, masses picturales plaquées avec une vigueur rappelant Courbet. Dans le cadre d’une compétition amicale, visant à peindre deux toiles sur le même sujet exposées à la Royal Academy en 1832, le tableau de Georg Jones ne peut guère soutenir la comparaison avec Shadrak, Méshak et Abdel-Négo dans la fournaise ardente, intense rougeoiement qui se heurte à la pâleur des pierres et chairs.

Sujet d’une monarchie à la puissance maritime, Turner ne se lassa guère de peindre les bords de mer et autres univers aquatiques. La Plage de Calais, à marée basse, des poissardes récoltant des appâts, exposé à la Royal Academy en 1830, paraît s’inscrire à la suite des scènes de genre de Richard Parkes Bonington sur les côtes du Nord de la France. Et pourtant, les figures se réduisent à une présence ordinaire prête à disparaître avec le couchant, disposées de façon harmonique, notes sur les lignes d’une partition invisible. Le reste n’est qu’une symphonie de teintes allumées par les derniers feux du soleil bientôt noyé, ciel et terre se rejoignent autour de l’horizon où les formes se perdent. De ses voyages européens, Turner ramène plusieurs vues de Venise, production alors banale dans l’Angleterre de son temps. Avec Venise, vue du porche de la Madonna della Salute, il échappe au conformisme par sa capacité à saisir l’esprit d’un mythe qui essaye de survivre, livré à l’occupation autrichienne et bientôt au tourisme de masse. Sous les gondoles, les ombres glissent au milieu des reflets troubles du Grand Canal, et les façades du Palais des Doges s’évaporent dans la lagune. La totale empathie de l’artiste pour les charmes vénitiens ne l’empêche pas de saisir l’éblouissante tristesse qui y imprègne l’air et les canaux. L’indéniable talent de Turner pour peindre le monde des eaux lui valut une commande royale, à vrai dire la seule de sa carrière : en guise de pendant au Glorieux Premier Juin 1794, toile de Loutherbourg commémorant un combat naval, le peintre dut représenter un sujet pour le moins emblématique, La Bataille de Trafalgar, 21 octobre 1805. La grande toile déplut car, au lieu d’exalter avec le panache de convenance cette victoire où Nelson laissa la vie, Turner privilégie la description du chaos et la lutte entre l’homme et la nature. Difficile de reconnaître l’amiral vainqueur de la flotte napoléonienne dans cet enchevêtrement de voiles et de cordages, de cris et de chutes, de brumes et de vagues ; le groupe menacé par la houle au premier plan semble même repris du Déluge, peint l’année même de Trafalgar…

Ininterrompue, la conversation avec Lorrain donna naissance à une très éloquente série de chefs-d’œuvre de maturité. Les poncifs du XVIIe siècle classique, paradoxalement, servirent de préambule à l’expression d’une indéniable modernité. Deux compositions portuaires du Louvre fournissent matière à ces expériences : dans Port de mer au soleil couchant et Le Débarquement de Cléopâtre à Tarse, Claude place au premier plan l’action humaine, éclairée par un coucher de soleil et bordée d’une série d’architecture formant une véritable coulisse. L’ambiance funeste de chaque scène_ une rixe dans l’une, une rencontre en prélude à une défaite dans l’autre_ se voit souligner par la fin du jour, sans qu’il n’y ait d’interaction entre les personnages et leur environnement. Turner reprend ces principes pour une série de toiles partageant les mêmes références formelles et iconographiques, autour de la rivalité entre Rome et Carthage. En 1817 est exposé à la Royal Academy Le Déclin de l’empire carthaginois, conçu comme un pendant à Didon faisant construire Carthage fort bien accueilli en 1815. À l’aube accompagnant la naissance d’un empire, succède le crépuscule d’une civilisation au moment où le soleil décline. Les structures architecturales et leur disposition relèvent de la citation à Claude, mais les personnages sont ici partagés en deux groupes latéraux, autour d’un axe dominé par le disque solaire. Chacun semble se détourner, ou regarder vers l’astre, comme s’il était la cause de la fin de Carthage. Un soleil rendu par un empâtement circulaire, tout aussi dense que les masses plaquées sur la mer pour évoquer les reflets lumineux les plus intenses. Cette présence de la lumière atteint un degré inouï dans une des toiles les plus fascinantes de Turner, Regulus, mûrie entre Rome et Londres. Y est décrit le supplice atroce d’un général romain, condamné par les Carthaginois à avoir les paupières arrachées puis à regarder le soleil en face. Le personnage principal est totalement absent de la composition, ou plutôt nous sommes à sa place : les formes se pulvérisent au fur et à mesure qu’on s’approche du centre du soleil, radiance superbe et cruelle. La foule sur le rivage s’affole, le cataclysme optique semblant détruire toute trace humaine sur son passage. Par un paradoxe qui ne lasse pas de surprendre, Turner fait du processus d’aveuglement une métaphore de la peinture, dont l’essence même est la lumière et l’étendue tonale qui en découle. Sujet et compositions ne seraient-ils que des arguments pour structurer cette vision brute ? C’est ce que laisse à penser Mercure envoyé pour avertir Énée, autre allusion à l’histoire de Rome et Carthage, avec ses figures dématérialisées dans les vapeurs éblouissantes du matin. Cette toile fut l’une des dernières exposées par l’artiste de son vivant. Turner laissait au moment de sa disparition quelques tableaux inachevés, susceptibles (mais il l’ignorait bien !) de toucher la susceptibilité moderne. L’enseignement de Claude persiste jusqu’à la fin, mais les grands arbres et les vallées ombragées perdent leur substance dans une brume chaude. Une atmosphère étrange et familière à la fois, où toute matière se mue en lumière. Véritable relais entre tradition fort ancienne et expérimentations esthétiques jamais osées, Turner annonçait la voie empruntée par les impressionnistes, voire l’abstraction. Désormais, la peinture pouvait se libérer de l’emprise du prétexte figuratif ou narratif, pour devenir l’expression pleine et entière d’un sentiment du monde.
 
Benjamin Couilleaux
Paris, mai 2010
 
 
Turner et ses peintres, du 24 février au 24 mai
Galeries nationales du Grand Palais, 3, avenue du Général Eisenhower, 75008 Paris

L’exposition a été présentée à Londres, Tate Britain, du 23 septembre 2009 au 31 janvier 2010,
et sera présentée à Madrid, Museo Nacional del Prado, au 22 juin au 19 septembre 2010

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