De la collection des antiques chez Rodin et Freud
aux Laocoon d'Etienne Bossut
Rodin Freud Bossut
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Rodin Freud Bossut

Max Pollak, Sigmund Freud à son bureau, 19 Bergasse à Vienne, 1914
gravure, © The Freud Museum, London, IN 517

 
 
 
 
Les parisiens ont beaucoup de chance cet hiver car les expositions offertes par les musées nationaux ne se limitent pas à l'accrochage d'œuvres selon un thème ou une chronologie, mais introduisent l'intelligence d'une lecture comparée entre des productions de divers artistes d'époque et de pratiques différentes ; ainsi de Picasso s'inspirant des Femmes d'Alger de Delacroix (musée du Louvre) ou du Déjeuner sur l'herbe de Manet (musée d'Orsay), ou encore, au Grand Palais : Picasso et les maîtres.
Plus surprenante et plus stimulante encore, est cette exposition ouverte au musée Rodin, réunissant deux collections de statuettes antiques ayant appartenues l'une au fondateur autrichien de la psychanalyse : Sigmund Freud, l'autre à un maître incontesté de la sculpture : Auguste Rodin.

Tout d'abord précisons que ces deux collections débutées simultanément au milieu des années 1890, n'ont pas été patiemment élaborées dans le but d'être ultérieurement exposées. A la mort de Rodin en 1917, on dénombra plus de 6.000 pièces et en 1939, lorsque Freud s'éteignit à Londres, après avoir fuit le nazisme et l'antisémitisme autrichien, son appartement en recélait encore plus de 3.000. L'un et l'autre ne cessèrent d'en savourer une exigeante proximité.
Rien de tel aujourd'hui : nombre de collectionneurs d'œuvres contemporaines affichent l'espoir d'exposer le fruit de leurs investissements, voire d'en vivre au travers des ressources autorisées d'une fondation. Et comme on entend de plus en plus souvent affirmer sur les antennes radiophoniques ou télévisuelles que "la collection fait œuvre", le collectionneur est amené à se penser l'alter ego de l'artiste. Adulé par les fonctionnaires culturels, comme par les producteurs de ces œuvres, il prend dorénavant rang dans le petit milieu privilégié des décideurs en art contemporain.

Rien de tout cela quand Freud et Rodin, sans jamais se rencontrer, débutent simultanément leur collection au milieu des années 1890, l'un à Paris l'autre à Vienne. Pour mesurer la puissance de séduction et d'émulation intellectuelle qui bouillonnait autour des fouilles entreprises en Egypte, en Grèce ou à Rome, rappelons que la capitale autrichienne créa en 1869 la première chaire universitaire en archéologie. A Paris, le musée du Louvre avait accueilli en 1864 la Victoire de Samothrace (découverte en 1862) puis, en 1871, la Venus de Milo. Nombre de journaux en 1876 annoncent à la Une la mise à jour d'offrandes funéraires sur le site de Mycènes.
Bien que cette époque - fin 19ème, début 20ème siècles - fut riche en expressions novatrices, tant en peinture qu'en sculpture, les deux collections n'en témoignèrent aucunement. Tournées exclusivement vers un passé lointain (plus de 2.000 ans avant l'ère chrétienne), les statuettes furent recherchées et accumulées comme autant de promesses de nourritures spirituelles et intellectuelles ; elles assouvissent une quête intime d'apprentissage de savoirs oubliés et non une recherche d'investissements financiers ou d'accès aux mondanités du moment.

Comparant son interprétation des rêves au déchiffrement d'une écriture inconnue "telle que les hiéroglyphes d'Egypte" Freud décrivait un possible lien entre sa méthode d'investigation des signes inconsciemment fondateurs d'une individualité et celle d'une archéologie naissante, exhumant les témoins en pierre d'une civilisation enfouie, d'une mythologie perdue, dont nous sommes pourtant, via la Grèce et Rome, les héritiers… A l'image de pages éparpillées d'un livre, ces statuettes recélaient les bribes d'une histoire qu'il lui fallait reconstituer.
Dramatiquement éprouvé par la barbarie nazie, Freud mesurait aussi dans ce surgissement des statuettes antiques combien était grande la fragilité des civilisations et il s'inquiétait d'une possible disparition de la nôtre, en Occident. Une question qui reste d'actualité en Europe tant celle-ci, prise en tenaille entre les émigrations conjuguées venues d'Afrique et d'Asie, se trouve peu à peu dépouillée de ses acquis.

A contrario, sur une trajectoire parallèle mais en un sens opposée, Rodin a recherché dans ces fragments d'antiquité les signes d'une permanence de la figure humaine, d'une reconnaissance pérenne de la beauté. Un autre élément semble avoir ravi Rodin et stimulé son appétit de création : le fait que nombre de ces statuettes et objets antiques surgissaient de glaise ou du sable dans un état fragmentaire. Rodin trouvait là l'occasion de dialoguer avec les maîtres d'autrefois, de jeter un pont entre l'antiquité et le temps présent. Il compléta les fragments par un ajout qu'on ne nommait pas encore collage. Avec humilité, il s'exerça à rivaliser avec les maîtres d'un passé vieux de plusieurs milliers d'années. Ce faisant, métamorphosant des œuvres conçues dans le champs spirituel de la mythologie, Rodin confirmait le glissement radical d'une création artistique tournée vers le seul profane.

Chacune de ces deux collections, menées avec passion par leurs auteurs, mériterait à elle seule le plein espace du musée, tant elles sont riches d'enseignements formels et historiques, mais leur rapprochement fait davantage encore scintiller l'intelligence sensible de leur spiritualité sous l'imprégnation certaine d'un très lointain passé. Une imprégnation que revendiquera à son tour Henri Matisse, comme en témoigne une exposition tenue en son musée à Nice en 1999, intitulée : "Matisse et l'Antiquité". On y retrouvait les mythes helléniques comme source précieuse de la création contemporaine.

Le musée Rodin a demandé à Etienne Bossut d'y répondre.

Le choix peut surprendre, car il n'y a jusqu'ici aucune trace d'influence de l'art antique, tant spirituelle que formelle dans les moulages d'objets du quotidien qu'Etienne Bossut fait réaliser en matière plastique et qui ont pour nom : Bidons (1979), Néons (1986), Gamelles (1991) ou encore Jardinage (1984), une pièce achetée par le FRAC de Bretagne exposée récemment à l'entrée principale du château de Fontainebleau : une feuille de polyester de 180 cm de diamètre épousant la cavité d'un trou de 95 cm de profondeur creusé dans la pelouse, trou d'où émerge une pelle. Le dévergondage de cette pièce trouant la pelouse de la cour d'honneur du château et l'abandon de la pelle, dérangent l'ordonnancement du Jardin et créent une sorte d'attentat visuel suscitant chez le visiteur un pâle sourire complice devant une si grossière entreprise, en si symbolique lieu de pouvoir. Mais de sculpture point. Au musée Rodin, les pièces d'Etienne Bossut insistent sur deux thèmes diversement liés à Rodin : le moulage ( mode de production traditionnel d'une sculpture en bronze où le plâtre travaillé par l'artiste sera moulé, sans que ce moule ne soit un but en soi) et la métamorphose d'un objet donné. Quand Rodin transformait par ses ajouts un fragment d'antiquité, Etienne Bossut métamorphose un objet par sa répétition : un fauteuil en plastique coloré, de ce genre de fauteuils d'appoint qui peuvent s'empiler l'un dans l'autre, en attente d'être utilisés. Il a multiplié l'engrenage répétitif de ce fauteuil (œuvre d'un designer australien) en une spirale spectaculaire, d'assez grande ampleur, une spirale qui peut rappeler l'enroulement d'un serpent sur lui-même.

Le titre de l'œuvre : Laocoon (2004), renvoie au célèbre groupe antique, repère incontournable de l'histoire de la sculpture pour un grand nombre d'artistes, de Michel-Ange à Arman, plus récemment. Mythe troyen célèbre, on y voit un serpent décrivant une onde sinueuse qui enserre les bras et les jambes de trois personnages saisis d'effroi : Laocoon et ses fils. Auguste Rodin n'a pas caché la déférence qu'il marquait envers cet icône de l'histoire de la sculpture en dessinant "Une femme nue assise, de profil, un serpent autour d'elle". Etienne Bossut, lui, s'est saisi sans scrupule du mythe, d'abord en l'interprétant librement en un moulage polyester façon Pop-art, puis en produisant trois "images" de serpent, trois "Laocoon", dont deux sont entreposés dans la collection du FRAC Auvergne. Les deux premiers sont opaques et de couleurs vives, plutôt gais. Ils n'engendrent aucun effroi. Le troisième dessine une élipse d'un rose chair, plus troublant de par sa couleur même car la référence reptilienne s'est totalement évanouie. Reste le titre que s'approprient ces trois œuvres, qui sonne et résonne dans la mémoire des siècles passés. Une relecture minimale au profit d'une œuvre contemporaine minimale…
Rodin dialoguait avec ses statuettes antiques à la recherche de savoirs à redécouvrir, que nous apprennent les Laocoon d'Etienne Bossut ?
 
Liliane Touraine
Paris, janvier 2009
 
 
Musée Rodin, 79, rue de Varenne, 19, boulevard des Invalides, 75007 Paris
jusqu'au 22 février 2009,  www.musee-rodin.fr - tél. : +33 1 44 18 61 10

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