Nicolas Righetti, Love me, Turkmenistan
Un dictateur orchestre sa propre mise en scène
Righetti Nicolas
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Righetti Nicolas

Nicolas Righetti, Représentation géante dorée du Président Saparmourat Niazov à Achgabat la capitale du Turkménistan,
Achgabat, Turkménistan, avril 2006, de la série Love me Turkmenistan, 2007

Fasciné par la façon dont certains politiques mégalomanes se mettent en scène, Nicolas Righetti se rend entre 2004 et 2006, à trois reprises, au Turkménistan, l'un des pays les plus fermés au monde , pour témoigner des dérives dictatoriales du régime de Saparmourad Niazov. Arrivé au pouvoir en 1985, puis élu de 1991 à 2006 président de la République indépendante turkmène, ce dernier devient rapidement une caricature de despote.

Le photographe brosse le tableau d'un Etat pris en otage par un tyran déconnecté de la réalité. Ainsi, dès son accession à la fonction suprême, débarrassé de toute ingérence étrangère, Niazov refaçonne le pays selon ses caprices. Il démolit les immeubles soviétiques et leur substitue des constructions orientalisantes, impose des mots nouveaux dans le vocabulaire, renomme les mois de l'année d'après sa propre personne et les membres de sa famille…

Au cours de son reportage, Nicolas Righetti fige l'omniprésente figure du président qui s'affiche sur tous les supports, des bouteilles de vodka aux savons en passant par les paquets de spaghettis ou les tapis. Son visage s'incruste jusque dans les espaces les plus privés, comme la salle de bains ou les toilettes. Dans ses campagnes de propagande, il se montre toujours souriant et paternaliste en vue de livrer une représentation positive à son peuple et de devenir l'exemple à suivre par tous. Metteur en scène de son pouvoir, il se donne l'apparence du souverain idéal.

Stupéfait par la démesure et l'extravagance de cette aliénation collective, Nicolas Righetti montre comment Niazov - s'appropriant l'argent du pays - fit ériger sur tout le territoire des milliers de statues en or à son effigie, déclinées dans diverses situations (assis, debout, lisant, posant à côté d'un cheval…). Exemple de cette mégalomanie, au cœur de la capitale Achgabat, l'Arche de la Neutralité de septante-cinq mètres de haut, surmontée d'un "Turkmenbachi" d'une hauteur de douze mètres, recouvert du même métal précieux, pivote sur lui-même, de manière à ce que son visage soit toujours tourné vers le soleil.

Les dictatures prisent les parades militaires pour exalter leur grandeur, réelle ou supposée. Nicolas Righetti s'amuse à fixer ces manifestations réglées au millimètre près et codifiées jusqu'à l'absurde. Dans la capitale aride , son objectif s'attarde sur trois soldats au garde-à-vous devant une fontaine monumentale ornée d'une sculpture du dictateur entouré d'aigles royaux dorés. Sous la canicule, la relève se fait toutes les heures, selon un protocole strict. Seul spectateur de ce cérémonial, le photographe en pointe l'ineptie.

Afin d'exacerber cette réalité cadrée à l'extrême et restituer la rigidité du régime, il capture avec son Hasselblad 6x6 l'essence de cette propagande démesurée rythmée par ces effigies démultipliées à l'infini. De ses images saturées se dégage une impression kitsch et pompeuse. L'accent artificiel ajoute au sentiment de faux-semblant inhérent à cette parade grand-guignolesque délivrant à foison de fausses "promesses de paradis" et de lendemains glorieux.

Ainsi, pour faire croire au peuple qu'il vit dans un pays enchanteur, des festivités sont régulièrement organisées sous les prétextes les plus fantaisistes. Lors de la fête nationale de l'indépendance à Achgabat, quatre danseuses en costume turkmène, la tête ceinte d'un turban chamarré, tournoient les bras levés devant le portait souriant du dictateur. Les musiciens sont quant à eux assis devant la couverture du livre le Ruhnama. Comme tout autocrate qui se respecte, Niazov a rédigé cet ouvrage aux fortes tendances révisionnistes et glorificatrices de sa propre histoire, dont la lecture est obligatoire dans les écoles et les administrations publiques.

Au milieu du folklore ambiant, Nicolas Righetti saisit un petit garçon. Spontanément, l'enfant se met au garde-à-vous, quasi pétrifié. Sa posture rigide révèle qu'il a parfaitement intégré les cours de maintien dispensés en classe ; tandis que le cadrage en contre-plongée accuse son attitude hiératique. Sa moue morose et sa gravité soulignée par son costume sombre contrastent étrangement avec l'innocence enfantine. A l'arrière-plan, la statue du dictateur caresse un cheval de race (altakété) tandis que de petits fanions multicolores virevoltent au vent.

Est ainsi évoqué le machiavélisme de ce leader apprécié, se posant constamment en victime des circonstances. Chaque semaine, au Conseil des Ministres, assis dans un fauteuil d'apparat, il organise des procès fictifs au cours desquels il se plaît à humilier et insulter ses ministres, les poussant à une autocritique publique. Les téléspectateurs assistent à ce "spectacle" retransmis non seulement dans les foyers mais également sur des écrans géants disposés dans le centre-ville d'Achgabat.

Les photographies de Nicolas Righetti résonnent tel un témoignage de l'absurdité et de la folie du culte de la personnalité. Elles révèlent la déification à outrance à travers la diversité des poses et des lieux où le président trône, la grandiloquence des monuments. Dans ce reportage singulier, le photographe scrute la forme de puissance politique à laquelle est soumise une société, l'emprise des dirigeants et l'image savamment étudiée qu'ils donnent d'eux-mêmes.

Fascinated by the way some political megalomaniacs take centre stage, Nicolas Righetti pays three visits to Turkmenistan, one of the world’s most closed countries, between 2004 and 2006, to testify to the dictatorial abuses of Niyazov’s regime. Having come to power in 1985 and elected 1991-2006, the president of the independent Republic of Turkmenistan quickly became the caricature of a despot.

The photographer depicts a state held hostage by a tyrant detached from reality. Upon his accession to the highest office and liberated from any foreign interference, Niyazov reshapes the country according to his whims, demolishing Soviet buildings and substituting orientalising constructions, imposing new vocabulary words and renaming the months of the year after his own person and family members…

Throughout his report, Nicolas Righetti fixes the omnipresent figure of a president who appears on all things material, from vodka bottles to packets of spaghetti or still, carpets. His face is encrusted into the most private spaces, such as bathrooms and toilets. In his propaganda campaigns, he appears unrelentingly smiling and paternalistic, delivering a positive representation to his people, becoming the example for all to follow. Director of his own power, he gives the appearance of the ideal ruler.

Stupefied by the sheer scale and extravagance of this collective alienation, Nicolas Righetti shows how Niyazov - appropriating money from the country - erected thousands of gold statues in his likeness in various situations (sitting, standing, reading, posing next to a horse...) across the country. A striking example of this megalomania can be found at the heart of capital city Ashgabat: the 75-feet tall Neutrality Arch is surmounted by a 12-meter high rotating gold "Turkmenbashi” continuously offering its face to the sun.

Dictatorships thrive on military parades to exalt their greatness, real or perceived. Nicolas Righetti takes great amusement in photographing these spectacularly adjusted and codified, absurd events. In the arid capital, his objective focuses on three men standing at attention in front of a monumental fountain where a sculpture of the dictator is surrounded by golden eagles. In the heat, the changing of the guard takes place every hour according to a strict protocol. Sole spectator of this ceremony, the photographer points out its awkwardness.

Exacerbating this reality framed to the extreme and restoring the rigidity of the system, he captures the essence of this disproportionate propaganda punctuated by these effigies multiplied to infinity using his Hasselblad 6x6. From these saturated images emerges a pompous, highly kitsch effect as an artificial accent adds to the pretentiousness inherent to this Grand Guignol parade delivering false "promises of paradise" and glorious tomorrows.

Making the people believe that they live in an enchanting land, festivities are held regularly for the most fanciful pretexts. On the occasion of Ashgabat’s National Independence Day, four dancers, dressed in Turkmen costume, their heads draped in richly brocaded turbans, spin, arms raised, before the smiling portrait of the dictator. Meanwhile, the musicians sit in front of the cover book of the Ruhnama. Like every self-respecting autocrat, Niyazov wrote this book with strong revisionist tendencies, glorifying his own history. The book is mandatory in schools and public administrations.

Amongst the ambient folklore, Nicolas Righetti catches the image of a little boy. Spontaneously, the child stands to attention, almost petrified. His rigid stance reveals his perfect integration of posture courses taught in every school as the low-angle shot points out his hieratic attitude. His morose pout and severity is highlighted by his dark suit and contrasts strangely with his childlike innocence. In the background, the statue of the dictator pets a racehorse (altakété) as small, multi-coloured flags flap in the wind.

The malignancy of the beloved leader, constantly posing as the mere victim of circumstances, is thence evoked. Every week, as he takes place in his ceremonial throne on the occasion of the Council of Ministers, he organizes mock trials during which he takes great pleasure in humiliating and insulting his ministers, pushing them to self-criticisms. Viewers watch this "show" that is not only broadcast on public television but also on giant screens scattered in the Ashgabat city centre.

Like a testament, Nicolas Righetti’s photographs resonate to the absurdity and madness of this cult of personality, revealing excessive deification through the various poses and locations hosting grandiloquent monuments at the glory of the President. In this bizarre story, the photographer scrutinizes the shape of a political power subjecting the entire society, the influence of leaders and the carefully-crafted image they give of themselves.
 
Julia Hountou
Monthey, mars 2014
 
Certaines photographies de la série Love me - Turkmenistan de Nicolas Righetti sont actuellement visibles dans l'exposition Extravaganza - Le corps mis en scène dans la photographie contemporaine du 29 novembre 2013 au 29 mars 2014, exposition collective, Galerie du Crochetan, rue du Théâtre 6, 1870 Monthey, Suisse.
http://www.crochetan.ch/galerie-du-crochetan/extravaganza-le-corps-mis-en-scene
Artistes : Anoush Abrar et Aimée Hoving, Cécile Hesse et Gaël Romier, Zoé Jobin, Alban Kakulya, Laura Keller, Brigitte Lustenberger, Loan Nguyen, Nicolas Righetti, Thomas Rousset, Fabian Unternährer. Curatrices : Julia Hountou et Ariane Pollet.
Exposition organisée par NEAR (association suisse pour la photographie contemporaine) à l'invitation du Théâtre du Crochetan. Une publication (78 pages) est éditée à cette occasion.

Notes
(1) Love me Turkmenistan, Ed. Labor et Fides, 2008, 50 pages. Ses clichés lui valent le premier prix « Portraits stories » dans le cadre du World Press Photo, en 2007.
(2) En 2008, Reporters sans Frontières place cette dictature d’Asie centrale, ancienne république soviétique, au 171ème rang (sur 173) de son classement mondial sur la liberté de la presse, juste devant la Corée du Nord et l’Erythrée, avec lesquels elle constitue le « trio infernal » ou les « enfers immobiles ».
Pour entrer au Turkménistan, la tâche de Nicolas Righetti fut particulièrement ardue (dix-sept arrestations lors de ses séjours) car une telle dictature n’hésite pas à évincer les journalistes. Le photographe parvint à obtenir un visa en proposant un projet aussi ubuesque que le pays : il se présente tel un photographe officiel pour le tourisme suisse, chargé de répertorier tous les hôtels du Turkménistan. Dans ces lieux d’accueils irrémédiablement vides, sans touristes, le portrait du Président Niazov hante les halls, chambres et autres corridors.
(3) La guide du photographe lui raconte une anecdote symptomatique. Pendant longtemps sur ses photos de propagande, Niazov apparaissait avec les cheveux blancs. Le jour où il décida de se les teindre, l’intégralité des photographies et peintures officielles durent être modifiées sur tous les supports.
(4) Ayant perdu ses deux parents lorsqu’il était petit, Niazov a grandi dans un orphelinat soviétique et est devenu un pur produit du système, programmé pour gravir tous les échelons du parti. En écho à ce besoin irrépressible d’être aimé, Nicolas Righetti baptise son ouvrage Love Me Turkménistan.
(5) Grand pays, peu peuplé (5,5 millions d’habitants) quasi désertique, le Turkménistan immensément riche, est la cinquième réserve mondiale en pétrole et en gaz.
(6) En août 1994, un décret du Parlement contraint la presse à ne nommer le président que sous le nom de « Turkmenbachi » (chef ou père de tous les Turkmènes), sous peine d’amende.
(7) Le pays est quasi désertique (75 % de désert).
(8) Fête nationale : Fête de l’Indépendance, le 27 octobre (27 octobre 1991 : Fin de l’URSS).
(9) Livre de l’âme.
(10) Julia Hountou, critique d’art, enseignante et commissaire d’exposition, est responsable de la Galerie du Théâtre du Crochetan à Monthey, en Valais



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