LE MAGAZINE
d'ExpoRevue
Requiem pour le Vietnam


Henri Huet - Vietnam 1966 pour Life Magazine

Henri Huet - Vietnam 1966 pour Life Magazine

Certains livres marquent. De chaque page suinte une lourde terreur. La misère et la folie humaine lentement s'y déploient pour s'exposer nues à notre regard. Avec sûreté, ces ouvrages creusent le sillon de l'ignominie dans nos consciences trop fascinées pour avoir le courage de refermer. Requiem fait partie de ceux-là. Son propos : enregistrer une chronique des photographes de presse morts durant les guerres du Vietnam et d'Indochine. Le Vietnam ne fut, ni la plus longue, ni la plus terrible des guerres de ce siècle. Il serait vain de vouloir dresser un palmarès de la barbarie. C'est toujours la même terreur que l'on peut lire dans le visage de chaque combattant. Rien ne ressemble plus à un cadavre démembré qu'un autre cadavre démembré. Les mêmes murs noircis ornent tout village rasé. Et ce sont bien les mêmes chiens qui hantent ces ruines à la recherche d'un crâne de jeune fille à ronger.

Henri Huet - Sergent Adolph Breecher de Saginaw (Michigan)

Henri Huet - Sergent Adolph Breecher de Saginaw (Michigan)
Oui, toute guerre nous confronte à l'indicible. Les mots sont impuissants. Seule l'image, peut-être parce que durant sa longue histoire elle a toujours eu pour mission de représenter ce qui justement ne pouvait être narré, peut-être aussi parce que nous pouvons plus facilement y plaquer nos terreurs, nos incompréhensions, oui, seule l'image est à même de restituer cela. Le Vietnam fut son lieu d'incarnation. Sur ce territoire tellement exotique pour l'imaginaire occidental, dans ces contrées que la France coloniale imaginait peuplées d'indigènes si beaux et si indolents dans leur splendeur passée, pour la première fois, la photographie prit le monde à témoin : des hommes mouraient, un peuple était assassiné.

Bien sûr, d'autres conflits avaient produit leurs iconographies. Goya avait déjà peint les ténèbres, il avait juste ajouté Yo lo vi (je l'ai vu). Mais, avec cette guerre exotique, on assiste aux premières productions massives de représentations de ces massacres, de ces combats, corps à corps sordides dans la boue des rizières et des jungles.

C'est à cet endroit que les journaux et les télévisions du monde entier découvrirent que la mort et les larmes étaient plus vendeurs que la simple réalité de nos vies. Il est courageux de consacrer un livre aux hommes et aux femmes qui ont fait cette histoire, et qui en ont payé le prix le plus fort, la vie.

Loin d'être de simples documents sur l'engagement des U.S.A., la plupart des images de ce livre racontent une myopie, celle du gouvernement américain obnubilé par son affrontement idéologique avec le communisme. Ce qui frappe en premier lieu, ce sont les regards. Prisonniers, soldats américains ou Viêt-cong, populations accablées, tous présentent le même visage. Leurs yeux sont fermés au monde par un mur fait de larmes et de fatigue. Ils ne sont que les ombres, les absences d'eux-mêmes. Là où ils étaient naguère, il n'y a plus qu'un trou noir par lequel ils ont été aspirés. Leurs entrailles, ces tripes tièdes qui déjà pourrissent, se déversent sans fin dans l'espace gris de leur tête. Tous savent qu'il y a eu une rupture dans le temps et dans l'espace, qu'ils se retrouvent ici, maintenant, et que de quelque part on leur fait signe. Et ils cherchent, cherchent pour découvrir de quoi ils sont coupables.

Tea Kim Heang - Jeune cambodgienne avec le fulsil de son père

Tea Kim Heang - Jeune cambodgienne avec le fulsil de son père Ici pourtant, une jeune femme sourit. Sur sa tête, une caisse de munitions. Et déjà, la balle attend pour tailler dans sa chair les stigmates de son courage. Plus loin, des carcasses d'avions, des hélicoptères semblent lutter contre cette terrible pesanteur, qui continuellement les rappellent vers la terre, eux et leurs passagers. Des tanks aussi. Ils circulent au milieu de communautés dont la peur semble être le seul et dernier ferment. Parfois, l'éclair magnifique d'une explosion troue l'image d'une beauté crépusculaire. Et l'on se surprend à contempler, fasciné, ces fragments de corps qui volent avec irréalité dans ce décor rougeoyant. Dans d'autres photographies, quelques Marines exhibent leurs armes. Faible attribut de virilité pour un monde où le chaos et le désordre règnent.

Cent trente-cinq photographes sont morts ou ont disparu durant cette guerre, depuis les premiers troubles en Indochine jusqu'à la chute de Saïgon en 1975. Certains nous sont connus. Robert Capa : explosion d'une mine le 25 mai 1954. Sean Flynn (fils d'Errol Flynn) abattu sur la route 1 en avril 1970. D'autres, moins célèbres, furent tués ou exécutés parfois quelques jours seulement après leur arrivée. Mais l'intérêt de cet ouvrage réside aussi dans ces images faites par des photographes Nord-Vietnamiens. On y découvre des hommes et des femmes pour qui la radicalité de cette démocratie populaire valait bien une vie. Ces visages hallucinés existent encore dans notre monde, parfois pour le meilleur, souvent pour le pire. L'actualité ne cesse de nous le répéter.

D. S.

Requiem par les photographes morts au Vietnam et en Indochine, éditions Marval, 350 FF, ISBN : 2-86234-273-4.

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